La clémence de Germanicus
Les labels discographiques
boudent encore les opéras de Nicola Porpora (1686-1768). Semiramide
riconosciuta, version de 1729,
avait été représenté au festival d'opéra baroque de Beaune en
2011 (1) mais n'a pas donné lieu à un enregistrement. Les CDs,
Arianna in Nasso (Bongiovanni) et Orlando (K 617)
semblent désormais épuisés. La publication de Germanico in
Germania par le label Decca, 284 ans après sa création à Rome
en 1732, vient donc combler une lacune. Grâce à Germanico in
Germania, les mélomanes peuvent ajouter Nicola Porpora au deux
célébrissimes compositeurs d'opéras que sont Antonio Vivaldi et
Georg Friedrich Haendel. Si Vivaldi, né en 1678, est un peu plus
âgé, Haendel et Porpora, nés en 1685 et 1686, respectivement, sont
donc quasiment contemporains et la comparaison devient inévitable.
Cette comparaison est passionnante car elle montre que ces trois
compositeurs sont complémentaires et, en même temps, présentent
des caractéristiques bien spécifiques. A Vivaldi revient une
invention mélodique et une audace harmonique étonnantes. Les
dissonances, les accords risqués, les rythmes étranges sont
présents dans toutes ses œuvres y compris les plus modestes. Un
souffle dramatique puissant et un caractère épique règnent sur
l'oeuvre vocale de Haendel (oratorios et opéras). Chez Porpora, on
admire d'emblée la perfection de l'écriture, la vocalité
exceptionnelle des mélodies et une virtuosité transcendante. De
plus cette musique est soutenue par un orchestre brillant donnant aux
instruments à vents une place de choix.
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Portrait de Nicola Antonio Porpora par un peintre inconnu. |
C'est Porpora qui m'a
appris à composer pour la voix..., dira
plus tard Joseph Haydn de Porpora qui fut, à la fois, son patron et son
professeur de musique dans les années 1755. On a là un passage de
relai exemplaire et unique entre un chef de file de l'art baroque et
un futur champion du classicisme. A l'écoute de cet opéra et tout
particulièrement de sa sinfonia liminaire, on est frappé par des
ressemblances avec maintes œuvres du début de la carrière de
Haydn. Ce dernier n'oubliera pas le traitement audacieux des deux
cors dans la sinfonia et on retrouvera une ambiance similaire dans
l'adagio de sa symphonie n° 52 en si bémol majeur.
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San Gennaro all'olmo, l'église de Naples où fut baptisé Porpora, photo Luca Aloss |
L'argument de Germanico
in Germania repose sur un fait historique, la révolte d'un chef de
guerre germain Arminio (Arminius) contre le général romain
Germanico (Germanicus, 15 av. J.-C. - 19 apr. J.-C.). L'intrigue est
corsée du fait que l'épouse d'Arminio, Rosmonda, est la fille de
Segeste, un notable romain qui a une autre fille Ersinda. Tandis que
Rosmonda est complètement acquise à la cause des Germains, Ersinda
et son amant, le capitaine Cecina sont fidèles à l'idéal romain.
Arminio, vaincu au combat, est sur le point d'être exécuté et son
épouse décide de mourir avec lui, c'est alors que Germanico touché
par le courage d'Arminio et de Rosmonda, décide de gracier le chef
germain. Ainsi le choeur final célèbrera l'union du Tibre et du
Rhin ainsi que la Pax romana.
Ce livret révèle qu'au Siècle des Lumières, on commençait à prendre en considération le sort des peuples vaincus et opprimés. C'est ainsi que le livret de Motezuma, mis en musique par Antonio Vivaldi (1733), puis par Gian Francesco De Majo (1765) et Josef Myslivecek (1771) relatait un épisode dramatique de la conquête du Mexique par Fernando Cortès dans lequel le conquistador espagnol était loin d'être à son avantage (2). Un demi-siècle après Porpora, Giuseppe Sarti avait décrit dans Giulio Sabino, un de ses plus célèbres opéra seria datant de 1781, comment le futur empereur Titus avait exercé sa clémence vis à vis de tribus gauloises rebelles des environs de Langres (3).
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Carlo Broschi dit Farinelli, interprète des opéras de Porpora, peint par Giaquinto |
Germanico in Germania
est l'archétype de l'opéra seria baroque napolitain. Il comporte
une alternance régulière d'arias et de récitatifs secs, soit 64
numéros avec en plus trois récitatifs accompagnés, et très peu
d'ensembles (un duetto, un terzetto et un choeur minuscule). On est
loin de l'opéra baroque du 17ème siècle qui mélangeait le
tragique et le comique le plus débridé ainsi que les arias,
ensembles, choeurs avec générosité et fantaisie. Chez un
compositeur moins doué que Porpora, cette succession d'airs
engendrerait inévitablement l'ennui mais Porpora nous étonne par la
variété de son inspiration et un tempérament dramatique qui
s'exprime puissamment, notamment dans Parto, ti lascio, o cara (n°
40), centre de gravité et climax de l'opéra. De par leur
virtuosité, chaque aria donne à l'interprète l'occasion de se
surpasser. Tous les airs de l'oeuvre sont bâtis sur le modèle de
l'aria da capo : A, A1, B, A', A'1, une structure
comportant une double exposition d'un thème A, notablement varié
dans sa deuxième mouture A1. Après un intermède de caractère
différent B, la rentrée s'accompagne de variations nouvelles des
épisodes A et A1. Chacun des épisodes A et B est précédé et
suivi d'une ritournelle orchestrale qui réalise avec élégance les
transitions entre les épisodes vocaux. Cette structure si propice au
bel canto, est idéale pour mettre en valeur un chanteur mais
n'est évidemment pas adaptée par son statisme à traduire une
situation dramatique en évolution car les mêmes paroles sont mises
en musique dans les quatre épisodes A. En fait l'action dramatique
réside principalement dans les récitatifs tandis que les airs
commentent la situation avec un texte stéréotypé selon la
dramaturgie. On aura ainsi des arie di furore, di guerra, di
disperazione, di caccia selon les circonstances. Les textes font
volontiers appel à la comparaison ou la métaphore (aria di
paragone). Une métaphore très prisée par Porpora, ainsi que
ses contemporains et successeurs, est celle du navigateur à la barre
d'un bateau balloté par une mer démontée, image censée exprimer
le trouble d'un protagoniste plongé dans une situation inextricable.
L'oeuvre présente regorge d'airs spectaculaires de ce type :
Nocchier, che mai non vide l'orror della tempesta
(n° 19), chanté par Segeste ou Son quel misero naviglio
(n° 26), chanté
par Rosmonda avec cor obligé.
Tout cela est très
excitant et nous plonge dans un monde baroque qui fait rêver.
Seule
faiblesse de cet opéra comme une foule d'autres opéras baroques et
classiques, la division en trois actes. Les deux premiers par la
beauté des airs et par la densité musicale du terzetto qui termine
le deuxième acte, épuisent le ressort dramatique si bien que le
troisième acte déçoit, à l'image du choeur final. Cette situation
s'accentuera au cours du siècle et peut expliquer l'échec des
opéras de Joseph Haydn qui malgré la plus belle musique du monde ne
réussiront jamais à s'imposer. Un demi-siècle après la création
de Germanico, Domenico Cimarosa, Giovanni Paisiello et surtout
Wolfgang Mozart imposeront la division en deux actes, dramatiquement
bien plus efficace.
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C'est Max Emanuel
Cencic (contre-ténor) qui incarne le rôle titre. Ce rôle n'est
pas le plus important en nombre d'arias mais Cencic lui confère une
profonde signification musicale et une grande dignité par sa voix
envoûtante et sa diction d'une parfaite clarté. Sa prestation dans
l'étrange aria di paragone Nasce de valle impura vapor
(n° 38), génère une atmosphère hypnotique. Ajoutons encore
que Cencic est l'un des producteurs de ce CD ainsi que d'une belle
compilation d'airs de Porpora publiée par Decca. Mary-Ellen Nesi
(Arminio) a le rôle le plus important en nombre d'airs. Cette
mezzo-soprano a une voix au timbre chaleureux, convenant aux passages
les plus dramatiques comme le magnifique récitatif accompagné,
Ingiustissime stelle (n° 28)
et l'aria di furore qui suit, Empi, se mai disciolgo
(n° 29) en plus elle vocalise avec beaucoup d'art. Je
l'attendais dans le magnifique lamento Parto, ti lascio, o cara,
sommet de l'opéra...et je fus comblé. Elle fait d'ailleurs
partie de mes mezzo favorites du moment. Hasnaa Bennani
(Cecina) a une voix au timbre pur et clair, elle excelle dans Serbami
amor e fede (n° 44), un
air centré sur la beauté mélodique où elle fait passer aussi
beaucoup d'émotion. Cette chanteuse ne dédaigne pas non plus l'art
de la vocalise et enrichit son chant avec de jolis ornements comme le
montre l'air avec deux cors obligés, Se dopo ria la procella
(n° 31). Dilyara Idrisova (Rosmonda) a, en tant
qu'épouse d'Arminio, un rôle très dramatique qu'elle illustre
magistralement par un bel air dans le mode mineur très Sturm und
Drang, Dite, che far deggio
(n° 52) ? à l'acte III. Jiulia Lezhneva
(Ersinda) nous gratifie des pyrotechnies vocales dont elle a le
secret. Se possono i tuoi rai
(n° 56), au troisième acte, est un festival de
trilles, de vocalises ultra rapides, de coloratures et d'intervalles
périlleux de un à deux octaves. Ne boudons pas notre plaisir,
contentons-nous du meilleur, c'est-à-dire d'une artiste au sommet de
son art. Juan Sancho (Segeste) est un ténor vaillant
connaissant admirablement ce répertoire comme le montre son aria di
paragone Nocchier, che mai non vide l'orror della tempesta
(n° 19). La voix est
agile et l'articulation et le phrasé sont excellents.
La
Capella Cracoviensis, placée sous la direction historiquement
informée de Jan Thomasz Adamus, joue sur instruments
d'époque. On apprécie les attaques nerveuses et précises des
cordes et les rythmes tranchants. L'orchestre sait aussi montrer de
la douceur et de la sensualité. Les cors naturels sont à l'honneur
dans la sinfonia et dans deux airs et leur timbre puissant et riche
est particulièrement délectable. Le continuo est précis et
efficace et le théorbe y égrène de jolies notes.
Voilà
un enregistrement captivant par la beauté de la musique et la valeur
exceptionnelle des chanteuses et chanteurs. que l'amateur d'opéra
seria de la première moitié du 18ème siècle doit absolument
connaître.
Cet
article a été publié dans la revue BaroquiadeS sous une forme
légèrement condensée (4)
- Voir le dossier d'Emmanuelle Pesqué sur Giulio Sabino http://www.odb-opera.com/joomfinal/index.php/les-dossiers/50-oeuvres/190-giulio-sabino-de-sarti-1781-le-destin-europeen-d-un-rebelle-langrois
- http://www.baroquiades.com/articles/recording/1/germanico-in-germania-porpora-decca
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