Des verts pâturages à
la vallée de l'ombre de la mort...
Le mythe d'Orphée a
inspiré poètes, dramaturges et musiciens. Près d'une cinquantaine
d'opéras ont été composés sur le destin tragique du poète
thrace. L'Orfeo de Monteverdi (1607), l'Orfeo de Luigi Rossi (1647),
Orfeo ed Euridice de Christoph Willibald Gluck (1762), l'Anima del
Filosofo de Joseph Haydn (1791) sont des représentants
particulièrement fameux. La Descente d'Orphée aux Enfers de
Marc Antoine Charpentier date de 1686 et a les dimensions
modestes d'un opéra de chambre. Avec la cantate Orphée descendant
aux Enfers H 471, composée en 1684, cet opéra représente sans
doute une des premières incarnations du mythe d'Orphée par un
compositeur français et une intéressante interprétation de ce
mythe en cette fin de Grand Siècle.
Rappelons que Marc-Antoine Charpentier, au moment de composer son
opéra, était encore au service de Marie de Lorraine, Duchesse de
Guise ainsi que du Grand-Dauphin. C'est d'ailleurs chez ce dernier
que l'opéra fut représenté. A la mort de la duchesse de Guise
(1688), Charpentier passa au service des Jésuites et devint maître
de musique au collège Louis le Grand, ce qui ne l'empêchera pas de
composer d'autres ouvrages lyriques parmi lesquels son prodigieux
David et Jonathas (1688), drame sacré, exaltant la royauté de droit
divin. La composition et la représentation de tragédies lyriques
par Marc-Antoine Charpentiern devinrent possibles après la mort de
Jean-Baptiste Lully. Ce dernier avait acquis un monopole qui
interdisait à toute personne de faire chanter aucune pièce
entière, en vers français ou en autre langue, sans l'autorisation
écrite du Sieur Lully. Médée,
grande tragédie de Marc-Antoine Charpentier, sera créée en 1693,
mais, jugée trop difficile, n'aura pas le succès escompté.
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Louis, dauphin de France par Hyacinthe Rigaud (1688) |
Tandis que Daphné, Oenone et Aréthuse, les compagnes d'Eurydice, célèbrent dans un vert bocage, du poète Orphée et de la dryade Eurydice, le charmant assemblage, cette dernière, piquée par un serpent, meurt. Désespéré, Orphée est encouragé par son père Apollon, de descendre aux Enfers. Ayant échappé par sa lyre à la surveillance de Cerbère, Orphée réussit par la beauté de son chant à émouvoir Proserpine et finalement Pluton. Il lui est permis de sortir triomphant de l'empire des ombres, Eurydice suivant ses pas, tandis que les habitants des enfers, charmés par le poète, se lamentent de son départ.
Ainsi
l'opéra s'achève avec le départ d'Orphée et Eurydice des Enfers.
Les péripéties dramatiques qui suivent sont absentes de la
partition de Charpentier, notamment la seconde mort d'Eurydice
(version de Monteverdi) et la mort d'Orphée, déchiré par les
bacchantes (version particulièrement pessimiste de Haydn), ou bien
l'union définitive des deux époux (lieto fine chez Gluck et
Ferdinando Bertoni). On a émis l'hypothèse qu'un troisième acte
aurait été prévu par le compositeur mais non réalisé, on a aussi
suggéré que ce troisième acte aurait été perdu. Toutefois tel
qu'il nous est parvenu, l'opéra est cohérent et s'accorde
parfaitement à son titre. La fin a un caractère conclusif tout à
fait satisfaisant. Elle laisse au spectateur-auditeur la liberté
d'imaginer la suite qui lui convient.
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La mort d'Orphée, 5ème siècle avant Jésus Christ, Musée du Louvre |
Dans cet opéra Marc-Antoine Charpentier exprime des sentiments touchants et sincères. Le premier acte se déroule d'abord dans une ambiance agreste. Le compositeur excelle dans le genre de la pastorale en musique, c'est-à-dire l'évocation de scènes bucoliques où interviennent bergers et bergères.. La mort d'Eurydice donne lieu à une scène très courte (n° 4, une minute à peine) mais tellement émouvante et intense, Orphée, adieu, je meurs, et l'acte se termine par une impressionnante déploration des nymphes et des bergers, Juste sujet de pleurs, malheureuse journée, n° 9. Le deuxième acte, d'une grande densité dramatique, est centré sur les efforts d'Orphée pour adoucir Pluton.. Il n'est pas question ici de scènes démoniaques que d'autres compositeurs (Gluck ou Haydn par exemple) ont développées avec bonheur. Même les Furies (Attendris nos barbares cœurs, n° 14) sont charmées par le chant d'Orphée. Les paroles Ah ! Laisse moi toucher à ma douleur extrême...(n° 19, 21, 23) donnent lieu de la part d'Orphée à des accents particulièrement touchants. Cet épisode est répété trois fois et Pluton finit par être ému d'autant plus que très habilement Orphée rappelle à Pluton le sentiment que le dieu des Enfers éprouva pour Proserpine lorsqu'il enleva cette dernière (Souviens toi du larcin que tu fis à Cérès, n° 23). On est là au cœur d'une oeuvre qui, plus qu'une autre, exprime la puissance de la musique. La conclusion est particulièrement admirable, les habitants des enfers (Ixion, Tantale, Titye, Ombres heureuses, Furies, Coupables...) expriment leur regret de voir partir les deux époux. Jusque là, la musique était essentiellement homophone, elle devient polyphonique à partir des paroles : Tant que nous garderons un souvenir si doux..., n° 25.Tous les instruments se joignent aux voix dans un tutti mélancolique et recueilli dont la plénitude sonore est saisissante. Un postlude instrumental, une sarabande, clôt mystérieusement l'oeuvre. Les instruments jouent constamment un rôle de premier plan, deux violons et deux flûtes accompagnent les voix féminines, trois violes de gambe dessinent de beaux contrepoints à la voix d'Orphée. Le tout est soutenu par un continuo, à la fois efficace et discret.
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L'ensemble
Correspondances
(directeur Sébastien
Daucé) fonctionne avec
une équipe d'instrumentistes, de chanteurs et de chanteuses attitrés
pour chaque concert ou chaque enregistrement. C'est la grande force
de ce groupe. Chaque artiste est intégré dans le groupe et adapte
la dynamique sonore de sa voix ou de son instrument à l'ensemble.
Une sonorité d'un fondu incomparable en résulte. On peut le
constater à chacune de leurs prestations, généreusement relayées
par les media.
Robert
Getchell (haute-contre)
donne à Orphée un visage à la fois charmeur et touchant. Sa toute
première intervention (Qu'ai-je entendu ? Que
vois-je ? N° 4) est
fracassante et en quelques secondes exprime toute la densité du
personnage et son pouvoir de séduction. J'ai aussi admiré Nicolas
Broymans (basse) dans le
rôle de Pluton, une diction exceptionnelle (mais on peut en dire
autant pour tous les chanteurs de cet ensemble), une voix noble et
profonde, digne du ténébreux personnage qu'elle incarne et qui
s'adoucit au fur et à mesure que le chant du poète thrace agit.
Etienne Bazola
(basse taille) dans le rôle d'Apollon impressionne aussi par sa voix
hardiment projetée. Davy
Cornillot (taille) et
Stephen Collardelle
(haute-contre) dans celui de Tantale et de Ixion, respectivement,
sont tout à fait remarquables. Chez les femmes, Caroline
Weynants (dessus) incarne
idéalement de sa voix aérienne, la douce et aimante Eurydice,
Lucile Richardot
(bas-dessus), est tour à
tour Arethuse et Proserpine. La contralto, dans ses discrètes
interventions, laisse entrevoir son potentiel considérable. Violaine
Le Chenadec (Daphné),
Caroline Dangin-Bardot
(Oenone), Caroline Arnaud
(Arethuse, Proserpine),
toutes trois dessus, sont à leur avantage dans ces rôles de nymphes
qui exigent des voix pures et fraiches. Le choeur (à trois, quatre,
cinq, voire à six parties) est formé par les dix soliste cités,
c'est dire combien ces artistes qui savent faire entendre leur voix
quand il le faut, sont capables aussi de se fondre dans la masse pour
n'en former qu'une seule.
Les
instrumentistes sont tous, toutes, à louer et un régal pour
l'oreille. Une remarque au sujet des deux excellentes violonistes qui
sera peut-être un truisme pour certains, ces artistes jouent comme
il se doit avec des violons baroques munis de cordes en boyaux nus,
sans mentonnière et sans coussin, l'instrument posé sur la
clavicule. Les sons qu'elles produisent sont d'une céleste douceur
et d'une infinie séduction, le
tout sans vibrato, simple
constatation qui m'émerveille chaque fois. Les autres
instrumentistes sont à la hauteur de l'enjeu, les trois basses de
violes sont un ravissement pour l'oreille, la basse de violon et le
clavecin apportent un soutien sans faille à l'harmonie, les
délicieuses flûtes à bec nous transportent dans un vert bocage.
Une place de choix est réservée aux deux théorbes qui évoquent le
luth du poète. L' orgue sous les doigts experts de Sébastien
Daucé, apporte ses
touches discrètes.
Cette
merveille fera découvrir un aspect peu connu du génie d'un des plus
grands musiciens du 17ème siècle. A son écoute, on en vient à
regretter que Marc-Antoine Charpentier n'ait pu d'avantage s'exprimer
dans ce genre musical pour lequel il était tellement doué.
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