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Georg Friedrich Haendel par Balthasar Denner, National Portrait Gallery, London |
Il caro sassone in Londra
Rinaldo HWV 7, premier opéra de Georg Friedrich Haendel composé pour Londres en 1711, est l'oeuvre d'un compositeur âgé de 26 ans, qui avait déjà derrière lui une impressionnante production musicale. Lors de son séjour de près de quatre ans en Italie, Haendel avait en effet oeuvré dans presque tous les domaines, notamment dans la musique religieuse (Nisi Dominus, Dixit Dominus, Salve Regina....), l'oratorio (La Resurrezione), la cantate profane (plus d'une centaine), l'opéra (Agrippina...). Rinaldo est probablement le plus flamboyant des opéras de Haendel. Pour entrer avec éclat sur la scène londonienne, Haendel mobilise de grands moyens : la mise en scène exploite les aspects fantastiques de l'affrontement du chevalier chrétien Rinaldo et la magicienne Armida. On y voit le char d'Armida trainé par deux dragons et les actions de la magicienne sont soulignées par des grondements de tonnerre, des éclairs , des feux d'artifice. Quatre fières trompettes accompagnent les exploits guerriers des protagonistes. La musique y est d'une variété et d'une invention époustouflante. Haendel a largement puisé dans le fond considérable de ses propres œuvres antérieures, notamment ses cantates italiennes. Parmi les passages les plus remarquables, on peut citer : la scène pastorale Augellette, che cantate...au cours de laquelle Almirena et Rinaldo échangent leurs vœux, scène délicieuse, accompagnée par deux flûtes à bec alto, une flûte sopranino dont les arabesques miment des chants d'oiseaux. Un lâcher de mésanges sur scène devait renforcer le pouvoir évocateur de cet épisode. Plus loin Rinaldo se désespère de la perte d'Almirena dans un lamento poignant: Cara sposa...qui rappelle les œuvres religieuses de la période italienne encore toute proche. De part son élaboration thématique très poussée et sa densité, la musique de cet air serait digne des parties les plus dramatiques de l'ordinaire de la messe comme le Qui tollis peccata mundi ou bien le Crucifixus est. L'acte I se termine par un air de Rinaldo, Venti turbini... très virtuose accompagné par un premier violon très entreprenant avec ses bariolages légers et rapides, autre réminiscence italienne. Au deuxième acte, le duetto des deux sirènes, Il vostro maggio apporte une note folklorique et m'évoque par son rythme de sicilienne, certaines musiques populaires d'Italie du Sud. Quoiqu'il en soit, cet épisode est d'une troublante poésie. L'aria Lascia ch'io pianga, provenant de l'oratorio Il Trionfo del tempo e del desinganno, devint célèbre dès la première représentation de l'opéra . Enfin au troisième acte l'aria de Rinaldo, Vo' far guerra met en jeu un long solo acrobatique de clavecin qui était joué par Haendel lui-même. A noter qu'à la fin de l'opéra Armida et Argante se convertissent au christianisme ce qui a suscité certaines interrogations.
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Renaud et Armide, Nicolas Poussin, Musée du Louvre |
Vingt ans après, Haendel,
dans le cadre de la seconde Royal Academy of Music, décide de
redonner Rinaldo. L'opéra sera ainsi représenté le 6 avril 1731 au
théâtre royal Haymarket. Du fait de la présence de nouveaux
interprètes et notamment du célèbre Francesco Bernardi, dit
Senesino dans le rôle titre, l'opéra sera profondément
remanié. Cette version plus condensée, moins prolixe mais aussi
moins spectaculaire que la précédente, est centrée sur les
personnages de Rinaldo et Almirena. A noter que le personnage de
Goffredo, auparavant confié à une contralto est maintenant chanté
par un ténor. De nombreux effets scéniques, les machineries
complexes sont supprimés, l'effectif instrumental est plus réduit,
les quatre trompettes guerrières et les timbales qui donnaient à
l'opéra son accent martial ainsi que le solo de clavecin ont
disparu. Toutefois dix huit airs ou duettos de la version de 1711
sont maintenus. Les morceaux supprimés sont remplacées par des
arias d'opéras antérieurs : cinq de Lotario, un de
Giulio Cesare, un de Partenope, un d'Admeto
tandis que deux airs sont nouvellement composés. Au troisième
acte, dans un important récitatif accompagné, Rinaldo décrit en
temps réel, son combat contre l'engeance de l'enfer et sa victoire
quand il tranche de son épée le myrte enchanté d'Armida. En dépit
de tous ces changements, cette nouvelle mouture est dramatiquement
cohérente et présente une unité plus grande que la première
version puisqu'à la fin, Armida et Argante repartent comme ils
étaient arrivés, sur un char tiré par un dragon et qu'il n'est
plus question de conversion (1).
A ce point on peut
souligner que la division en trois actes des opéras de Haendel,
comme de ceux de ses contemporains (Nicola Porpora, Leonardo Vinci,
Antonio Vivaldi etc...) constitue un handicap dans la mesure où le
ressort dramatique s'épuise dès la fin de l'acte II et que de ce
fait l'intérêt du troisième acte faiblit souvent. C'est le cas
dans Rinaldo ou l'acte III est , à mon humble avis, musicalement et
dramatiquement moins intéressant que les deux premiers. Cette
tendance s'amplifiera dans de nombreux opéras de la seconde moitié
du siècle. Dans les grands opéras de Joseph Haydn (La vera
Costanza, La Fedelta premiata, Orlando paladino...),
le climax de l'oeuvre se situe à la fin du deuxième acte et le
troisième acte ne représente plus qu'un appendice. A partir de
1780, la division en deux actes, dramatiquement plus efficace,
commence à apparaître grâce à Domenico Cimarosa (L'Italiana in
Londra) et Giovanni Paisiello (Il re Teodoro in Venezia),
elle s'imposera définitivement avec les trois chefs-d'oeuvre de
Mozart écrits en collaboration avec Da Ponte à partir de 1786.
De nos jours, Rinaldo est
probablement le plus connu des opéras de Haendel. La discographie
est pléthorique et comporte plusieurs versions prestigieuses (2).
Pendant l'année 2018, plusieurs productions différentes ont été
représentées. L'une d'entre elles, dirigée par Bertrand Cuiller,
donnée d'abord au Grand Théâtre d'Angers, a fait l'objet d'une
mise en scène audacieuse comme le montre une récente chronique (3).
C'est à une version de concert du rare Rinaldo de 1731, dirigée par Christophe Rousset que j'eus le
bonheur d'assister au festival Haendel 2018 de Halle. La musique de Haendel, tellement riche et variée,
se prêtait bien à cet exercice mais j'avoue que la vue des chanteurs sagement assis sur des chaises en attendant leur tour,
me faisait regretter qu'au moins une simple mise en espace n'ait pas
été prévue. Heureusement le talent et le métier des artistes
balayèrent mes appréhensions.
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Halle, Rother Turm, un chevalier |
C'est Goffredo qui ouvre
les hostilités avec la voix du ténor Jason Bridges dont le
beau timbre et la projection généreuse ont donné beaucoup de punch
à ce personnage. Avec six airs et deux duos, le rôle d'Almirena est
important, il a été incarné par Sandrine Piau. Cette
dernière a fait montre une fois de plus de l'étendue de son talent.
Sa voix d'une ineffable douceur dans la pastorale Augelletti, che
cantate..., se montrait plus conquérante dans Quel cor che mi
donasti...avec des vocalises très incisives. On l'attendait
évidemment dans Lascia ch'io pianga...et on fut submergé par
l'émotion, par la pureté de la voix, par la douceur du phrasé et
de l'articulation. Lors du da capo, elle enrichit son chant
avec des ornements élégants et discrets. Avec huit airs, deux duos
et un récitatif accompagné, Xavier Sabata (Rinaldo) se
taille la part du lion. Le contre ténor a une voix au timbre
relativement sombre qui convient à ce rôle. Il m'a impressionné
par son adresse lors des vocalises ultra rapides de l'air avec violon
solo obligé Venti, turbini qui clôt l'acte I. Dans l'aria
di disperazione Cara sposa..., autre sommet émotionnel de
l'opéra, il révéla toute la puissance dramatique de cet air.
Eve-Maud Hubeaux (Armida) fait une entrée fracassante avec
son aria Furie terribili, indiscutablement
un grand moment d'opéra. La mezzo a manifesté un engagement
exceptionnel et j'ai été abasourdi par la puissance de ses graves
dignes de ceux d'une contralto. Une mise en scène lui aurait permis
d'exprimer encore plus intensément son superbe tempérament
dramatique. Tomislav Lavoie (le mage chrétien) a un rôle
important avec trois airs. Ce contre ténor a une voix que j'ai
trouvée très séduisante par sa clarté, sa douceur et son agilité.
Christopher Lowrey donna à Argante la majesté qui convient
à un roi d'une belle voix bien timbrée de baryton-basse. La sirène
chante une des plus belles mélodies de l'opéra, Il vostro
maggio, Anastasia Terranova, une soprano rompue aux styles
baroque et Renaissance, a donné à cette aria tout son caractère et
sa poésie. Santiago Garzon-Arredondo (Araldo) intervient dans
des récitatifs d'une voix de ténor bien timbrée.
L'orchestre de chambre
de Bâle a donné une fois de plus la preuve de son talent et de
son métier. J'ai admiré la précision millimétrée des attaques
notamment dans les fugues ou fugatos qui parsèment la partition. Le
premier violon a fait montre de son agilité dans les arpèges et
bariolages ultrarapides de la sinfonia. Le premier violoncelle joua
plusieurs solos avec un son magnifique. La première altiste
(Mariana Doughty) accompagna merveilleusement sa consoeur
Katya Polin qui lâcha son alto pour enchanter le public avec
sa flûte à bec sopranino. Cet orchestre a sonné avec une plénitude
admirable dans les tutti orchestraux qui ponctuent l'aria Lascia
ch'io pianga. Evidemment tous ces artistes jouent sur instruments
d'époque et de nos jours on mesure combien furent futiles les
polémiques qui ont proliféré à l'écoute des premiers orchestres
jouant dans une optique historiquement informée.
Le public a ainsi assisté
à une exécution musicalement impeccable d'une version rarement
donnée d'un des plus beaux opéras de Haendel qui mériterait d'être
gravée. La direction musicale sobre et inspirée de Christophe
Rousset est essentielle dans cette réussite, il insuffla à
cette représentation la rigueur sans austérité, l'élégance et
l'émotion en y ajoutant une touche française que Haendel, musicien
international, aurait probablement appréciée (4).
- Une source de ce texte est l'excellente revue Rinaldo de Wikipedia dont la valeur musicologique est attestée par soixante références : https://en.wikipedia.org/wiki/Rinaldo_(opera)
- J'ai particulièrement aimé la version d'Ottavio Dantone (Academia Bizantina), non enregistrée à ma connaissance, mise en scène de manière follement baroque par Pier Luigi Pizzi. https://www.youtube.com/watch?v=G_uUympHwJw
- http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/rinaldo-haendel-cuiller-nantes-2018
- Ce texte a été publié sous une forme légèrement différente dans BaroquiadeS http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/rinaldo-halle2018
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