La légèreté et la grâce grecque.
Ainsi s'exprime Robert Schumann à propos de la symphonie n° 40 de Mozart. Il m'a semblé que ces mots convenaient encore mieux à la symphonie n° 39.
La symphonie n° 39 en mi
bémol majeur K 543 (1) est une de mes préférées parmi les
symphonies de Mozart et, à mon avis, une des plus belles symphonies
du 18ème siècle. Quand il l'écrit, en juillet 1788, Mozart est au
sommet de sa puissance créatrice, il vient de composer deux
magnifiques quintettes à cordes avec deux altos, en do majeur K 515
et en sol mineur K 516, ainsi que deux œuvres pour pianoforte, la
sonate en fa majeur K 533 et le rondo en la mineur (K 511), des
œuvres très personnelles qui témoignent d'un enrichissement très
marqué de son langage harmonique. Don Giovanni, terminé l'année
précédente, vient d'être représenté à Vienne. Des modulations
rares, des chromatismes osés que l'on chercherait vainement dans les
œuvres de Mozart composées avant Idomeneo, apparaissent dans les
œuvres de cette période à des fins expressives (quintettes) ou
dramatiques (Don Giovanni). Dans la sonate pour pianoforte en fa
majeur K 533, curieusement boudée par les pianistes alors que c'est
une des plus profondes de Mozart, l'influence de Jean-Sébastien Bach
est manifeste dans le premier mouvement tandis que l'andante qui
suit, est de plus remarquable par sa densité harmonique et les
étonnantes dissonances de son développement.
![]() |
La Victoire de Samothrace, Musée du Louvre, photo Lyokoï88 |
Pourquoi maintenant parler
de la symphonie n° 39 et pas de la n° 40 en sol mineur K 550 ou de la
fameuse symphonie n° 41 en do majeur K 551, Jupiter, composées un
mois après elle. La symphonie en sol mineur est pour moi la
quintessence de la symphonie Sturm und Drang, magnifiée une à
deux décennies auparavant par Johann Christian Bach, Jean-Baptist
Vanhall, Joseph Martin Kraus….et surtout Joseph Haydn (sept
symphonies dans le mode mineur que l'on peut rattacher à ce courant
entre 1765 et 1773). La symphonie Jupiter appartient au genre de la
symphonie festive en do majeur, cultivée avec tant de talent par
Michael et Joseph Haydn. Le splendide fugato final est l'expression
ultime d'une tradition de fugues ou fugatos terminant ce type de
symphonies comme la n° 13 en ré majeur (appelée parfois
piccola sinfonia Jupiter) et la n° 14 en la majeur de Joseph
Haydn, l'éclatante n° 31 en do majeur MH 384 de Michael Haydn ou la
symphonie en ré majeur (per la chiesa) VB 146 de Joseph
Martin Kraus. On peut donc dire que ces deux symphonies n° 40 et 41,
quelle que soit leur immense signification musicale, représentent
l'aboutissement d'une tradition symphonique et dans cette mesure
regardent un peu vers le passé. Au contraire la symphonie n° 39 en
mi bémol majeur se projette hardiment vers l'avenir, un avenir
proche avec deux symphonies de Joseph Haydn qui, à mon avis,
relèvent d'une inspiration voisine, la symphonie n° 91 en mi bémol
majeur de 1790 et la symphonie n° 99 en mi bémol majeur de 1793
(2), un avenir plus lointain avec Franz Schubert et nombre de passages
symphoniques de son oeuvre.
![]() |
Mozart en 1789, dessin de Doris Stock |
Les circonstances de la
composition des trois symphonies de 1788 sont mal connues. Elles ne
résultent pas d'une commande. En 1785-6, Joseph Haydn compose la
fameuse série des six symphonies Parisiennes, destinées au concert de la Loge Olympique.
Etant donné le succès considérable de cette série et la beauté
exceptionnelle de la n° 82 en do majeur, l'Ours et de la n° 86 en
ré majeur, il est probable que Mozart ait été
tenté de se mesurer à son ainé et de s'atteler à ce genre
musical (8). Il est aussi possible qu'en même temps, Mozart ait songé à
constituer un fonds de symphonies qu'il pourrait faire connaître à
l'occasion de concerts par souscriptions, concerts dont à ma
connaissance on n'a aucune trace, du moins durant l'année 1788.
Nikolaus Harnoncourt suggère que les trois symphonies 39, 40 et 41
forment un tout organique et que la vaste introduction de la n° 39
servirait de portique à la trilogie tandis que la puissante coda de
la n° 41 en serait la conclusion triomphale.
L'instrumentation de la
symphonie K 543 comporte les cordes, une flûte, deux clarinettes,
deux bassons, deux cors, deux trompettes et deux timbales. Son
originalité vient de la présence de deux clarinettes qui remplacent
les hautbois. Ces derniers étant systématiquement présents dans
l'orchestre depuis l'époque baroque, leur remplacement par des
clarinettes constitue une nouveauté, que l'auditeur remarque dès la
première note jouée et qui confère à l'oeuvre entière un son
très particulier et une couleur typique (3).
La symphonie débute avec
un adagio 2/2,
portique grandiose qui rivalise en dramatisme avec l'introduction de
la symphonie n° 38 Prague K 502. Il est parcouru par un rythme
pointé ainsi que par des gammes descendante qui deviennent
ascendantes et de plus en plus vindicatives. On note à la mesure 18
un do aigu (do 5) des premiers violons et un ré bémol (re bémol
5) des seconds tous les deux forte et presqu'à découvert. La
dissonance produite est étonnamment agressive. Cet adagio se termine
par un motif chromatique mystérieux qui enchaine l'introduction à
l'allegro 3/4. Ce
dernier débute piano par un thème aérien aux premiers violons
relayé par les cors et les bassons. Ce thème passe alors aux basses
et est soutenu par un merveilleux contrechant des violons. Albert
Einstein suggère que la charmante symphonie n° 29 en mi bémol
majeur de Michael Haydn, MH 340, de 1783 ait pu servir de modèle à
Mozart pour ce début de l'allegro. La suite est bien plus agitée et
on remarque le retour des gammes descendantes de l'introduction.
Tandis que le premier thème est essentiellement mélodique, le
second thème est purement rythmique et c'est lui qui conclut
l'exposition. Le développement est entièrement basé sur le second
thème. La réexposition n'apporte guère de changements mais une
vigoureuse coda basée sur les gammes descendantes termine le
mouvement de façon éclatante.
Avec l'andante con moto
2/4 en la bémol majeur, on entre dans le domaine réservé des plus beaux
mouvements lents de toute l'oeuvre de Mozart. La tonalité de la bémol
majeur inspire à ce dernier ses plus belles pages, comme par exemple,
l'andante con moto du 16 ème quatuor à cordes en mi bémol
majeur K 428, l'adagio de la sonate pour pianoforte et violon
en mi bémol majeur K 481, l'andante du quatuor pour piano, violon,
alto et violoncelle en mi bémol majeur K 493, l'adagio du
divertimento en mi bémol majeur pour trio à cordes K 563. Dans un
tel morceau on ne sait ce qu'il faut le plus admirer : la
splendeur mélodique, la rigueur dans l'élaboration des idées,
l'audace des modulations, le raffinement de l'orchestration. Le thème
initial est un miracle d'harmonie, il comporte deux motifs, tous deux
en rythmes pointés qui vont pendant tout le mouvement se répondre,
se superposer, tantôt aux violons, tantôt aux vents tantôt aux
basses. Cet harmonieux déroulement est interrompu par un intermède
très dramatique en fa mineur. L'orage passe et on assiste au retour
du thème initial enrichi de nouveaux contrepoints, notamment un
merveilleux contrechant ou bien la gamme descendante de
l'introduction. Le dernier énoncé du thème est effectuée en la
bémol mineur et conduit par une géniale modulation enharmonique
(4), à l'intermède mineur plus dramatique que jamais, cette fois
dans la tonalité de si mineur. L'expression est intensifiée dans
cet intermède par la hardiesse des modulations qui me rappellent
celles présentes dans un passage de l'andante con moto de la
8ème symphonie en si mineur, Inachevée, de Schubert. Une coda basée
sur une élaboration ultime du premier thème conclut ce mouvement.
L'orchestration de ce mouvement est aussi remarquable, les cors et
les bois ont une partie totalement indépendante de celles des
violons et des basses.
La vigueur du thème du
menuetto et son irrésistible vitalité contraste avec la
douceur poétique du trio, un laendler consistant en un solo de la
première clarinette accompagnée par les arpèges de la seconde dans
son registre grave. La sonorité de ce passage est déjà romantique.
Dans les œuvres de la
pleine maturité de Mozart, le mouvement final n'est plus le
divertissement destiné à finir l'oeuvre gaiement comme dans nombre
d'oeuvres de jeunesse mais tend à devenir le plus élaboré des
quatre. C'est très net dans cette symphonie et le sera tout autant
dans les finales des symphonies n° 40 et 41. Ce mouvement Allegro
2/4 de structure sonate est bâti sur un thème unique, à la manière
de Muzio Clementi (5) et de Joseph Haydn. Ce premier thème
très allant est une longue et souple mélodie exposée piano,
il est suivi par une ritournelle énergique consistant en bariolages
virtuoses des violons. Alors qu'on attend un deuxième thème, c'est
le premier qui réapparait à la dominante c'est-à-dire en si bémol
majeur, il est suivi par une brusque modulation enharmonique en si
majeur (4). On assiste ensuite, dans la tonalité de fa# majeur, à
un dialogue en imitations de la première partie du thème entre le
basson et la flûte tandis que, curieusement, les altos jouent en sol
bémol majeur (6). Enfin un unisson sur un do bémol permet de
retrouver la tonalité de si bémol. Après un rappel de la gamme
descendante de l'introduction, de nouvelles imitations entre
clarinette, flûte et basson mettent un point final à cette
exposition. Le développement débute brusquement par un unisson sur
le thème initial en sol majeur, on repasse en mi bémol majeur et
par une géniale modulation enharmonique, le début du thème est
exposé brusquement en mi majeur et acquiert une force nouvelle. Ce
thème va faire l'objet de vigoureuses imitations entre violons et
basses, puis d'un canon serré entre les mêmes groupes
d'instruments. Des nouvelles modulations très expressives sur
l'incipit du thème principal permettent d'aboutir à la
réexposition. Cette dernière est semblable à l'exposition
moyennant quelques changements.
![]() |
A la villa Farnèse, les deux peupliers, Pierre-Henri de Valenciennes (1800), musée du Louvre |
La liberté modulatoire de
cette symphonie me semble unique dans la musique du 18ème siècle. Le
monothématisme rigoureux qui règne dans ce finale, non seulement ne
paraît pas sec ou austère mais au contraire procure une grande
satisfaction spirituelle. Ce type d'écriture pratiqué par Mozart
dans certaines œuvres de maturité, a été utilisé par Joseph
Haydn tout au long de sa vie, dans la plupart de ses oeuvres. La
sublime symphonie n° 88 en sol majeur (1787) en est le plus
spectaculaire représentant (7). Cela montre qu'à partir de 1780,
l'influence de Joseph Haydn sur Mozart devient de plus en plus
importante.
- Parmi les nombreux textes sur la symphonie K 543, j'ai choisi de citer mon préféré : Georges de Saint Foix, W.-A. Mozart, volume IV L'Epanouissement, Desclée de Brouwer, 1939, p. 334-8. On peut aussi consulter l'excellente notice de Edouard Lindenberg accompagnant la partition de poche Heugel et Cie.
- La symphonie n° 99 de Joseph Haydn est mozartienne par sa sonorité et par son esprit plus que par ses thèmes. La tonalité de mi bémol majeur chérie par les deux compositeurs n'est pas étrangère à ces convergences.
- Parmi les symphonies de Mozart antérieures, deux possèdent des clarinettes en plus des hautbois, la n° 31 en ré majeur, Paris K 297 et la n° 35 en ré majeur, Haffner K 385, mais dans ces deux cas, le rôle des clarinettes est relativement modeste. Les clarinettes n'apparaîtront chez Joseph Haydn qu'à partir de la symphonie n° 99 de 1793.
- Enharmonie. https://fr.wikipedia.org/wiki/Enharmonie La gamme tempérée ou gamme à tempérament égal est divisée en 12 demi-tons équivalents. Un sol# est équivalent à un la bémol et ces deux notes sont jouées sur une même touche de piano, de même, un do bémol est équivalent à un si naturel. Cette propriété d'utiliser deux notes nommées différemment pour obtenir un même son, permet de passer d'une tonalité à une autre très éloignée. On parle alors de modulation enharmonique. Dans l'andante de la symphonie, à la mesure 91, le thème est énoncé en la bémol mineur, le mi bémol de l'accord devient un ré # et on passe fugitivement à la tonalité enharmonique de sol# mineur, puis au relatif majeur, si majeur et enfin à l'homonyme mineur, si mineur.
- http://piero1809.blogspot.com/2016/12/muzio-clementi-compositeur-meconnu.html Les relations entre Clementi et Mozart n'étaient pas aussi mauvaises qu'on l'a dit. Clementi admirait Mozart et ce dernier lui a rendu hommage dans l'ouverture de La flûte enchantée.
- Les altos jouent un la bémol et un sol bémol tandis qu'en même temps, les bassons jouent un sol# et un fa# de même hauteur, étrangeté voulue par Mozart dont la raison d'être m'est inconnue, mais qui pourrait poser un problème d'intonation.
- http://piero1809.blogspot.com/2017/09/symphonie-n-88-de-joseph-haydn.html Toutefois, il est peu probable que Mozart connaissait cette symphonie quand il composa sa trilogie de 1788.
- Bertrand Dermoncourt, Dictionnaire Mozart, Robert Laffont, Paris 2005, p. 957-9. L'auteur des lignes sur les symphonies n° 39 (mi bémol majeur), 40 (sol mineur) et 41 (do majeur) fait remarquer que les tonalités de ces symphonies sont identiques à celles des symphonies n° 84, 83 et 82 respectivement de J. Haydn.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire