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Dernière floraison estivale |
Les quatuors de l'opus 76
ont été composés en toute probabilité pendant l'année 1797. Ils
sont, avec ceux de l'opus 20, composés en 1772, soit un quart de
siècle plus tôt, les quatuors les plus célèbres de Joseph Haydn.
Les musicologues sont unanimes pour célébrer leur splendeur et leur
esprit d'aventure, comme le dit
si bien Marc Vignal (1,2). Ils sont sans doute plus avancés
harmoniquement et formellement que les quatuors à cordes de l'opus
18 dont Beethoven avait commencé la composition en cette fin du
18ème siècle.
Ce n'est qu'assez
tardivement que j'ai fait connaissance avec ce premier quatuor de
l'opus 76. Il est moins joué que le n° 2 en ré mineur dit Les
Quintes, le n° 3 en do majeur dit l'Empereur, le n° 4 en si bémol
majeur dit Lever du Soleil et le n¨5 en ré majeur appelé parfois
Grand largo solennel. Quand je l'entendis pour la première fois, je
réalisai que c'était peut-être le plus extraordinaire (avec le n°
6 en mi bémol majeur, assez rarement joué également) de la série. En tous cas
on peut dire que ce quatuor est une synthèse des six avec à la fois
un scherzo beethovénien, un adagio d'une profondeur incroyable et un
mouvement final que je n'hésite pas à placer au dessus de tous ceux
des quatuors à cordes de Haydn.
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Portrait du duc d'Alba (Francisco Goya, 1795, musée du Prado). Joueur d'alto, le duc tient une partition de Haydn, sans doute un quatuor à cordes |
Allegro con spirito 2/2, structure sonate. Avec esprit nous dit Haydn. Rude tâche pour l'exécutant tant il est difficile d'être spirituel. Mais heureusement Haydn l'est pour deux et ça aide beaucoup ! On cite souvent l'audace de l'adagio, du menuetto et du finale mais on ne dit rien du premier mouvement alors que dans celui-ci, Haydn se prépare tout simplement à dynamiter la structure sonate.
Après une introduction
consistant en trois accords vigoureusement sabrés, comme dans l'opus
71 et 74, le premier thème magnifique, inoubliable, jaillit du
ventre du violoncelle, il coule de source avec une force tranquille
et passe le relai à l'alto, toujours en solo. Puis c'est au tour du
second violon de s'emparer du thème qui cette fois est accompagné
par un contre-chant du violoncelle. Ce contre-chant s'apparente à
un renversement du thème principal que l'on perçoit en filigrane.
Ces jeux contrapuntiques se poursuivent jusqu'à la mesure 58 où
retentit un unisson impressionnant des quatre instruments. Cet
unisson est remarquable par les passages brutaux du mode majeur au
mode mineur comme le fera Franz Schubert dans le finale de son
quatuor à cordes n° 15 en sol majeur D 887 (3). Peu avant les
barres de mesures, apparaît un thème nouveau en ré majeur
possédant un grand charme et beaucoup d'esprit, issu de toute
évidence du thème principal. On arrive au développement qui
commence par un énoncé du thème initial à l'alto et accompagné
par un nouveau contrechant en croches au second violon qui
semble-t-il annonce une fugue. Mais ce fugato s'interrompt à peine
énoncé, le style devient homophone avec des arpèges modulants au
premier violon accompagnés par les autres instruments à la manière
d'une fantaisie et on arrive de façon subtile à la réexposition.
Cette dernière est loin d'être une répétition de l'exposition,
comme c'est le cas souvent chez Mozart, mais son contenu est
entièrement refondu avec des passages polyphoniques encore plus
élaborés, associant le thème principal et les deux contre-chants.
Finalement l'essentiel de l'élaboration thématique a lieu dans
l'exposition et la réexposition dans cet allegro tandis que la
partie centrale (le développement) n'est plus le centre de gravité
de l'oeuvre comme c'était le cas dans les œuvres antérieures. On
peut finalement considérer ce mouvement comme une structure
tripartite dans laquelle les trois parties de poids sensiblement
équivalents consistent en variations très libres sur un seul thème.
On retrouvera un tel schéma dans plusieurs premiers mouvements des
quatuors (le n° 3 en do majeur, le n° 4 en si bémol majeur, le n°
5 en ré majeur et le n° 6 en mi bémol majeur) de l'opus 76 et on
verra progressivement la grande variation prendre le pas sur la
structure sonate puis s'imposer dans le sixième quatuor en mi
bémol.
Adagio sostenuto, do
majeur 2/4. Rondo. Le terme de rondo qui évoque une danse légère
ne rend pas justice à la profondeur de ce sublime adagio. Le refrain
est exposé quatre fois, trois fois à la tonique do, une fois à la
dominante sol et il y a quatre couplets. Le refrain est une
admirable mélodie en valeurs longues, richement harmonisée, de
nature hymnique (Marc Vignal).
Une sensation d'immobilité, de stase temporelle que nous avions
notée dans l'opus 74 n°3 est perceptible également ici (4). A
chacun de ses exposés le refrain est harmonisé de façon
subtilement différente mais toujours aussi bouleversante. Les
couplets se ressemblent aussi beaucoup; en valeurs courtes, ils
contrastent pas leur dynamisme avec le caractère statique du
refrain. Ils consistent d'abord en un échange mystérieux entre un
motif chromatique en doubles croches au violoncelle et une gamme en
triples croches pointées au premier violon alors que les deux autres
instruments accompagnent de batteries de doubles croches. Ce dialogue
intense est suivi par des triples croches syncopées au premier
violon de plus en plus expressives et de plus en plus aigues, se
terminant par des octaves syncopés du premier violon dont l'effet
est prodigieux. Chaque couplet se distingue cependant par des
modulations nouvelles encore plus dramatiques ou alors mystérieuses
qui évoquent irrésistiblement l'art de Franz Schubert. A la fin du
quatrième couplet le premier violon atteint le do suraigu (do 6). Une coda
très émouvante dans laquelle le motif chromatique s'enfonce
pianissimo dans les profondeurs du violoncelle met un terme à ce
sublime mouvement. De nombreux commentateurs ont évoqué à propos
de ce mouvements Beethoven, celui des derniers quatuors à cordes en
particulier. Je ne ressens pas de telles analogies. La concision
extrême de Haydn est étrangère à Beethoven et ses suiveurs qui
ont besoin d'espace et de temps pour s'exprimer.
Menuetto. Presto ¾. Après
la stase temporelle, on revient sur terre avec le mouvement le plus
débridé qui soit. La valeur de base est maintenant la noire et
l'unité de temps, la blanche pointée. C'est dire qu'on est en
présence d'un véritable scherzo qui cette fois évoque bien
Beethoven. On note que les deux parties se terminent par des croches
martelées et répétées fortissimo qui ressemblent beaucoup à
celles qui parcourent le scherzo du quatuor n° 15 en sol majeur D
887 de Schubert ! Le trio, dans la même tonalité que le
menuetto est plus classique. C'est un charmant Laendler chanté tout
le long par le premier violon tandis que les autres instruments
accompagnent en pizzicato. Ce délicieux trio constitue la seule
détente dans ce quatuor particulièrement tendu et intense.
Finale. Allegro ma non
troppo, sol mineur, 2/2. Structure sonate. Nous voici arrivés au
finale le plus génial de tous les quatuors de Haydn. La tonalité de
sol mineur surprend évidemment, c'est celle du précédent quatuor
opus 74 n° 3 Le Cavalier (4). Chez Haydn, le dernier mouvement est
généralement le plus léger et le plus optimiste. Il termine
d'ailleurs souvent ses œuvres composées dans le mode mineur par un
mouvement dans le mode majeur. C'est exactement le contraire ici, en effet ce mouvement est le plus dramatique des quatre et même un des plus
échevelés de toute sa production. Je ne lui trouve d'équivalent
que dans le finale de la sonate pour pianoforte en si mineur
HobXVI.32 ou encore celui de la symphonie n° 44 en mi mineur. Il
débute par un unisson furieux des quatre instruments, initié par un
triolet et terminé par des trilles. Le triolet qui ouvre le thème lui
donne un élan irrésistible. Le thème principal est repris par
l'alto avec un contre-chant des deux violons. Ensuite incessamment,
ce thème sera repris de manière souvent obstinée par chaque
instrument ou sera échangé entre eux. De nouveaux accompagnements
en triolets de croches ajoutent à l'agitation générale. Cette
dernière se calme avant les barres de reprises pour laisser la place
à un thème nouveau en si bémol mineur, syncopé, serti de
dissonances étranges, dans lequel on pourra reconnaître une allure
balkanique. Lors du développement très long, on assiste à un
combat furieux entre l'instrument porteur du thème et les autres
protagonistes. Tout s'arrête pour laisser place à un passage très
mystérieux pianissimo où Haydn procède à une modulation
enharmonique extraordinaire (on passe de ré bémol mineur à la
majeur) (5). Le combat reprend de plus belle et on arrive au point
culminant du développement (et du quatuor tout entier) où le
triolet initiant le thème est répété à l'unisson dans un
ostinato sauvage et frénétique qui anticipe étrangement ceux qui
figureront dans les mouvements terminaux des quatuors n° 14 en ré
mineur D 810 et n° 15 en sol majeur D 887 de Schubert ainsi que
l'allegro final du quatuor n° 14 en do dièze mineur de Beethoven.
Lors de la réexposition, la tension s'apaise avec un retour à la
tonalité homonyme majeure que Marc Vignal a commenté longuement (6). Beethoven terminera son quatuor n° 11 en fa
mineur de manière très similaire.
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Maison de Joseph Haydn à Vienne |
Quand on a écouté et
assimilé ce quatuor, on devrait faire de même avec les cinq
suivants. Chacun raconte une histoire différente et on mesure
ainsi l'étendue de l'invention mélodique du compositeur et sa
capacité à se renouveler totalement d'une œuvre à l'autre.
Dans une ultime et magnifique floraison créatrice, Haydn
va consacrer ses cinq dernières années à la
composition de quatre messes, la Missa in angustis HobXXII.11 (1798),
la Theresienmesse HobXXII.12 (1799), la Schöpunsmesse HobXXII.13
(1801) et l'Harmoniemesse HobXXII.14 (1802), deux oratorios, La
Création (1798), Les Saisons (1799 à1801) et entreprendra une série
de trois quatuors à cordes dont seulement les deux de l'opus 77
(1799) seront réalisés. En 1803, sa plume s'arrête définitivement sur la page blanche du troisième mouvement de son quatuor à cordes opus 103.
- Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, p. 1345-6.
- Rosemary Hughes, Haydn string quartets, B.B.C. Music guides, London 1966.
- http://piero1809.blogspot.com/2016/10/quatuor-le-cavalier-de-haydn.html
- La tonalité de ré bémol mineur comporte 8 bémols à la clé, celle de la majeur comporte trois dièzes. Pour passer de l'une à l'autre, Haydn procède par enharmonie (http://piero1809.blogspot.com/2018/07/la-symphonie-n-39-de-mozart.html). Le ré bémol 2 du violoncelle devient un do #. Un do # 2 est-il équivalent à un ré bémol 2? Cela est vrai sur le clavier du piano, instruments à tempérament égal, mais n'est plus vrai avec des instruments comme le violon. Dans ce cas, un comma, c'est-à-dire environ 5,5 Hz, séparent le ré bémol d'un do #. Un violoniste ou un violoncelliste peuvent entendre un tel intervalle. Afin d'obtenir une intonation parfaite, le violoncelle va chercher le do# un octave plus bas et jouera donc un do # 1. Dans ces conditions, la différence d'un comma devient négligeable face à un saut d'octave, subtilité supplémentaire de la part de Haydn.
- Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, p 1346-8.
Magnifique article à la hauteur de son sujet! Bravo Pierre!
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