La Vérité dévoilée
par le Temps
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La Vérité dévoilée par le Temps par Gian Battista Tiepolo |
Le Temps, la Désillusion,
la Beauté et le Plaisir sont les quatre allégories dont
l'affrontement forme l'essentiel de la trame de l'oratorio. Beauté
qui a juré fidélité à Plaisir est interpellée par le Temps et
par la Vérité ou Désillusion qui lui rappellent la fragilité et
la brièveté de sa nature et que tout est voué à se faner puis
mourir. Folle, tu nies le temps, alors qu'à cet instant même, il
dévore ta beauté, lui dit
Désillusion. Avec un miroir, Plaisir encourage Beauté à
profiter de sa beauté et du moment présent. Je prépare les
joies pour le moment présent, je n'offre pas un bonheur imaginaire
inventé pour les héros. Ainsi
Plaisir termine-t-il le premier acte avec cette vision hédoniste et
épicurienne. Le même miroir que Beauté utilisait pour
contempler ses charmes, a un tout autre objet lors du deuxième acte.
Désormais baptisé Vérité, il est brandi par le Temps et
Désillusion et convainc Beauté que les plaisirs terrestres sont
finis pour elle et qu'il lui faut préférer ceux infinis du ciel.
Beauté revêt le cilice et décide de se retirer dans un couvent là
où les larmes semblent être viles mais au ciel ce sont des
perles.
L'oratorio consiste donc en une succession de débats moraux aboutissant à une conversion. Comme le suggère René Jacobs dans un entretien (1), le cardinal Pamphili a peut-être cherché à représenter le personnage biblique de Marie-Madeleine dans celui de Beauté. La morale qui sous-tend ce texte est limpide et conforme à celle d'une époque marquée par le pontificat austère du pape Innocent XI (1611-1696). Elle prône la délivrance, par la foi et la grâce divine, de l'asservissement aux désirs terrestres et souligne que la voie qui mène au bonheur éternel est étroite et peut passer par de sévères mortifications. Quelques éléments de ce texte sont empruntés à l'article de Martine Vasselin : Le corps dénudé de la Vérité, qui au passage, fait remarquer que dans le livret du cardinal Pamphili, la Vérité est représentée ceinte d'un habit blanc et non pas nue comme l'a peinte Giovanni Battista Tiepolo dans son célèbre tableau, la Vérité dévoilée par le Temps (2).
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Cloître de l'abbaye d'Ambronay |
Par
sa théâtralité toute baroque, cette œuvre s'apparente bien plus à
un opéra qu'à un oratorio ce qui n'est pas étonnant puisque
pendant toute sa vie, le compositeur saxon a montré que la frontière
entre les deux genres était très perméable et il est donc normal
qu'elle ait tenté des metteurs en scène. Krzysztof
Warlikowski, au
moyen d'une audacieuse transposition, en a récemment proposé une
lecture passionnante dont on peut lire un compte rendu dans
BaroquiadeS: http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/il-trionfo-haendel-haim-lille .
Les allégories sont en principe
des entités abstraites mais la musique de Haendel en fait des
personnages de chair et d'os grâce à une caractérisation poussée.
Par exemple, Plaisir dans son effort de séduire Beauté chante des
airs aguicheurs puis, quand il comprend que la partie est perdue,
tente de l'émouvoir (Lascia
la spina) et enfin
laisse éclater sa fureur (Come nembo che fugge...). La
musique épouse donc les affects des protagonistes et leur
affrontement est admirablement rendu par des duos (Il bel pianto
dell'aurora...) et surtout le remarquable quatuor vocal qui
termine l'acte I, Se non sei piu ministre di pene....
L'imagination du jeune musicien semble inépuisable par sa variété,
ses contrastes et nous offre des morceaux exceptionnels comme par
exemple le fameux Lascia la spina qui
sera réemployé dans l'air d'Almirena Lascia ch'io pianga
dans Rinaldo ou encore l'air avec hautbois obligé, bourré de
chromatismes et de dissonances, chanté par Beauté, Io
sperai trovar nel vero il piacer.
Encore plus exceptionnel me paraît être le formidable Tu
giurasti di non lasciarmi chanté
par Plaisir, aux harmonies sauvages et agressives, audace d'un
musicien de 22 ans qui ne sera plus renouvelée dans son œuvre
future, du moins à ma connaissance. Enfin le compositeur réserve
une surprise en terminant son œuvre avec un chant ineffable envoyant
les auditeurs dans les hauteurs les plus éthérées.
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Teatro San Giovanni Grisostomo de Venise où fut créé Agrippina de Haendel en 1709 |
C'est Sunhae Im,
bien connue des amateurs de musique baroque qui incarnait Beauté
avec grand talent. La soprano sud-coréenne a merveilleusement
traduit l'évolution de son personnage qui léger et insouciant au
début, est progressivement envahi par le doute comme le montre son
air mélancolique, presqu'un lamento, Io sperai trovar nel vero il
piacer. Elle gagne enfin les célestes hauteurs dans l'air
sublime qui clôt l'oeuvre, Tu del ciel ministro eletto et
on est ému jusqu'aux larmes. Le rôle de Plaisir, écrit pour
un soprano masculin, a été confié ici à la soprano américaine
Robin Johannssen. Cette
dernière a été une
révélation pour moi par la projection généreuse de sa voix, son
beau timbre, son engagement exceptionnel notamment dans le prodigieux
aria di furore Tu giurasti di non lasciarmi, son intonation
parfaite. Son art a culminé dans l'avant dernier air de la partition
Come nembo che fugge où elle vocalise de façon stupéfiante.
Elle a montré qu'elle était aussi capable d'émouvoir avec un
Lascia la spina parfaitement maitrisé. Désillusion (vérité)
était chanté par Benno Schachtner, alto. Ce dernier m'a
enchanté par sa voix bien projetée au timbre très séduisant. Son
rôle comporte plusieurs airs centrés sur le charme mélodique et
en particulier Piu non cura valle oscura, air où la ligne de
chant du chanteur, particulièrement envoûtante est soulignée par
de discrètes flûtes à bec. Personnage le plus sévère, il Tempo
était chanté par James Way. Le ténor britannique m'a
impressionné par la puissance de sa voix, il a triomphé dans l'aria
di paragone E ben folle quel nocchier,
qui emploie la métaphore favorite dans l'opéra seria du navire aux
prises avec la tempête et dans lequel il manifesta son agilité
vocale et la hardiesse de ses vocalises.
Le
Freiburger Barockorchester a présenté un ensemble fourni
comprenant les cordes, deux hautbois, deux flûtes à bec, un basson,
un théorbe, une harpe, un clavecin et un orgue. Dès la sinfonia
d'ouverture les deux violons solistes des pupitres de premiers
violons et de seconds violons se sont livrés à une éblouissante
démonstration de virtuosité avec de délicieux bariolages aériens.
La première violon soliste donnera dans le sublime aria final un
solo poignant de pureté et de simplicité et la démonstration que
l'on peut obtenir une sonorité à tomber avec les cordes en boyaux
nus ! Le violoncelle solo a également brillé avec plusieurs
interventions magnifiques et peu vibrées. De superbes hautbois très
incisifs sonnaient presque comme des trompettes dans l'aria di furore
Come nembo che fugge.
Les flûtes à bec ont agrémenté les passages les plus doux par
leur ravissants gazouillis. Dans le continuo, on pouvait apprécier
le son de la harpe baroque qui se livra, à la fin de Lascia
la spina, à une délicate et
subtile improvisation relayée avec autant de grâce par la
violoniste solo. L'orgue joue un rôle important dans le continuo de
cet oratorio et Haendel y a intercalé une sonate pour orgue
interprétée avec brio. René
Jacobs imprime sa
personnalité et son génie musical à cet orchestre comme l'a montré
la conclusion extraordinaire de l'oeuvre où il arrive à
suspendre...le Temps sur la note finale jouée par l'orgue.
Le
public a manifesté son enthousiasme par une bruyante ovation, succès
pleinement mérité tant cette musique merveilleusement interprétée
est propre à enchanter les oreilles de l'auditeur et à provoquer
en lui une émotion intense. On peut l'écouter sur YouTube (3).
1. https://culturebox.francetvinfo.fr/opera-classique/musique-classique/ambronay-2018-mythe-du-baroque-rene-jacobs-dit-tout-du-trionfo-de-haendel-279303
2. https://journals.openedition.org/rives/2363?lang=en
3. https://www.youtube.com/watch?v=u9Qy-iqsopU
4. Ce texte est une version légèrement modifiée de la chronique parue dans BaroquiadeS. http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/trionfo-del-tempo-haendel-jacobs-ambronay-2018
1. https://culturebox.francetvinfo.fr/opera-classique/musique-classique/ambronay-2018-mythe-du-baroque-rene-jacobs-dit-tout-du-trionfo-de-haendel-279303
2. https://journals.openedition.org/rives/2363?lang=en
3. https://www.youtube.com/watch?v=u9Qy-iqsopU
4. Ce texte est une version légèrement modifiée de la chronique parue dans BaroquiadeS. http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/trionfo-del-tempo-haendel-jacobs-ambronay-2018
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