Arrivant à pied à Lübeck
devant la Holstentor, on voit se profiler, derrière deux immenses
greniers à sel, les deux tours élancées de la Marienkirche qui,
par sa majesté, domine toutes les églises de la ville y compris
l'imposante cathédrale. C'est sans doute le spectacle que Jean
Sébastien Bach eut l'occasion de contempler quand il approcha de
la plus grande ville de la Ligue Hanséatique.
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Vue de Lübeck en 1493, tirée des chroniques de Nuremberg, source Wikipedia |
Les musiciens d'Allemagne
du nord de la deuxième moitié du 17ème siècle jouissent d'un
regain d'intérêt avec une série de nouveaux CDs qui leur sont
consacrés. Parmi eux Dietrich Buxtehude (1637-1707),
maître de chapelle à la Marienkirche de Lübeck, est un des plus
représentés dans cette discographie. Engouement logique dans la
mesure où de son vivant, Buxtehude était considéré comme un
organiste de génie. De plus la postérité a retenu de lui que Jean
Sébastien Bach âgé de vingt ans n'hésita pas à faire à pied le
pèlerinage à Lübeck pour entendre le maître à l'orgue. Le CD
Abendmusiken est entièrement consacré à Buxtehude, on y trouve
des œuvres chorales précurseurs de la cantate religieuse baroque
entrecoupées par des pièces instrumentales, en fait trois sonates
en trio. Ce programme aurait pu être donné lors d'une Abendmusiken,
veillée musicale que Buxtehude, à la suite de Franz Tunder
(1614-1667), organisait chaque dimanche des cinq semaines de
l'Avent. Un précédent CD Mysterien Kantaten traitait d'un programme
voisin de cantates et de pièces instrumentales, consacré à
Buxtehude et ses contemporains de Lübeck, Hambourg et Dresde (1). Le
présent CD est complémentaire du précédent et Lionel Meunier
et Olivier Fortin,
directeurs musicaux de Vox Luminis et
de l'Ensemble Masques,
respectivement, ont composé son programme sans la moindre
doublure.
Les sonates en trio
enregistrées sur ce CD représentent une orientation très
séduisante de ce genre musical. Le changement majeur par rapport à
la sonate en trio classique, est le remplacement d'un des deux
violons habituels par une basse de viole. Le rôle de cette dernière
est d'importance équivalente à celle du violon, elle couvre près
de trois octaves, elle opère principalement dans le registre aigu de
sa tessiture et est indépendante du continuo. Cette instrumentation
qui confère un son plus grave et, à mon avis, plus riche à la
sonate en trio, n'a pas été suivie par les compositeurs futurs mis
à part Georg PhilippTelemann (1681-1767)
qui écrivit une vingtaine de sonates de ce type et Jean Marie
Leclair (1697-1764) qui
composa la magnifique sonate en trio opus 2, n° 9. On notera dans
ces sonates le nombres important de chaconnes et de passacailles.
Visiblement Buxtehude était fasciné par l'improvisation sur une
basse obstinée, figure musicale dans laquelle il pouvait déployer
son imagination fantaisiste (stylus fantasticus). Pour rédiger cette
chronique les éditions musicales Güntersberg ont été utilisées.
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Une partie de musique par Johannes Voorhout (1674). |
La Sonate en trio BuxWV
272 en la mineur débute par une magnifique chaconne, basée sur un
ostinato solennel de huit mesures à 4/4 qui sera répété vingt six
fois sans changements par la basse du clavecin. Sur cet ostinato
très expressif et immuable, le violon et la viole de gambe sur un
pieds d'égalité se livrent à d'habiles variations rythmiques et
mélodiques. Après un court adagio, débute un troisième mouvement
intitulé Passacaglia. Cette passacaille 3/2 frappe par sa majesté,
sa beauté mélodique et son caractère de danse aristocratique. La
partie de violon comporte des variations écrites en triples cordes
aux harmonies très intenses que la violoniste Sophie Gent joue
comme écrit alors que d'autres interprètes jouent des arpèges et
des bariolages en doubles croches. Un allegro assai termine
fiévreusement ce chef d'oeuvre de musique de chambre et la cadence
finale appartient au clavecin d'Olivier Fortin qui
conclut seul.
La sonate en trio BuxWV255
en si bémol majeur est sans doute la plus spectaculaire et
développée des sept sonates en trio de l'opus 1. Le chiffre sept a
une portée éminemment symbolique (sept jours de la création, sept
psaumes pénitentiels, sept planètes connues à l'époque). Les
sonates sont écrites dans les sept tonalités de la gamme diatonique
(Fa, sol, la, si bémol, do mineur, ré mineur, mi). Le
premier mouvement Vivace est une vaste chaconne dans laquelle
l'ostinato de base a une longueur de sept mesures. Ce dernier se
décompose en deux cellules identiques de trois mesures et demi
soudées au milieu de la troisième mesure. L'ostinato est répété
seize fois tandis que violon et viole de gambe se livrent à des
démonstrations de plus en plus acrobatiques, notamment une variation
en sextolets de doubles croches au violon particulièrement
vétilleuse que Sophie Gent exécute avec beaucoup d'agilité. Le
mystérieux lento en sol mineur qui suit m'évoque les passages lents
des deux dernière sonates pour violoncelle et piano opus 102 de
Beethoven! Il donne à Mélisande Corriveau l'occasion de
montrer la beauté du timbre de son instrument et l'intensité de son
jeu. Comme dans l'opus 102, n°2 de Beethoven, un jubilant fugato,
allegro, termine l'oeuvre. Ce fugato est interrompu par un passage
purement mélodique joué alternativement par les deux instruments.
Conclusion triomphale en doubles cordes.
Dans la sonate en trio
BuxWV257 en ré majeur, pour basse de viole, violone et continuo,
configuration très originale, on descend d'un cran dans le registre
grave. Moins extravertie que les deux précédentes cette sonate est
centrée sur la beauté mélodique. Le violone a un rôle mélodique
et est bien distinct du continuo ce qui permet d'apprécier le douce
sonorité de cet instrument sous l'archet exercé de Benoît
vanden Bemden. La sonate se termine par une jolie chaconne,
structure dont à l'évidence, Buxtehude ne pouvait se passer !
Dans ces sonates en trio
de Buxtehude, l'Ensemble Masques est remarquable par sa
technique irréprochable, sa probité, la justesse de son intonation
et sa rigueur, avec en sus le dynamisme et la motricité requises.
Dans BuxWV 255, l'ostinato de base, joué en pizzicato par une
contrebasse aurait eu une allure très jazzy, fantaisie à laquelle
certains groupes s'adonnent volontiers. Ce n'est heureusement pas le
choix de l'ensemble Masques. Cette musique très inventive et riche
n'a nul besoin qu'on en rajoute! Toutefois, une basse d'archet
doublant la basse du clavecin pour nourrir le continuo, aurait été
bienvenue ici car dans certains passages, la sonorité de l'ensemble
m'a paru un peu maigre. L'Ensemble Masques ne cherche pas les effets
faciles ce qui est tout à son honneur, toutefois l'ajout d'une basse
d'archet aurait permis d'obtenir un son plus charnu sans déroger à
la rigueur.
Les pièces religieuses
présentées ici sont particulièrement intéressantes surtout si on
les confronte à ce que Jean Sébastien Bach écrira sur les mêmes
textes. Tandis que dans le future cantate, on a souvent une
alternance de récitatifs, d'airs et de choeurs précédés par une
introduction orchestrale, ici les différents intervenants sont
mélangés à l'intérieur d'un même morceau.
La cantate Gott hilf
mir, BuXWV 34 est écrite principalement pour une voix de basse
avec accompagnement du choeur ou bien des autres solistes. Sébastien
Myrus, baryton, chante la partie principale. Sa voix a un très
beau timbre et de la puissance dans le medium et l'aigu mais sa
projection est un peu limitée dans le registre grave. Son premier
air Gott hilf mir est très beau avec d'inquiétants
chromatismes sur les mots Ich versinke im tiefen Schlamm, Je
m'enfonce dans un bourbier. Le verset Ah mein Gott
illustre bien ce qui différencie cette pièce religieuse de la
future cantate, elle donne lieu à une interaction très vivante
entre l'orchestre et les voix, notamment le joli duo formé par Sara
Jäggi (soprano) et Lionel Meunier (basse) et le terzetto
associant Zsuzsi Toth et Stephanie True (sopranos) et
Sébastien Myrus. Cette cantate se termine par un choeur, un fugato
combinant les voix et l'orchestre, chantant la paix de l'âme
retrouvée, Denn bei der Herren ist die Gnade, car près du
Seigneur est la Grâce..
La cantate Jesu, meine
Freude, BuxWV 60 présente un grand intérêt dans la mesure où
Jean Sébastien Bach composa vers 1723 sur le même texte le célèbre
motet BWV 227. Dans les deux cas le thème principal est emprunté à
un cantique luthérien de Johann Crüger (1598-1662)
écrit en 1653. Tandis que le motet de Bach est très développé
et se caractérise par une écriture contrapuntique très savante
avec une fugue magistrale en son milieu, la musique de Buxtehude
possède une simplicité et une fraicheur séduisantes. Après une
courte introduction instrumentale, le choral très simple,
admirablement harmonisé produit une grande émotion. L'imagination
de Buxtehude se manifeste sur les paroles Trotz dem allen Drachen,
En dépit du vieux dragon. Sur ses mots le soliste Sébastien Myrus
évoque la terreur ressentie à l'idée du monstre mais la musique
s'adoucit et exprime la confiance du croyant car Dieu veille sur
nous. La soliste Caroline Weynants d'une voix pure et
angélique souhaite bonne nuit au malin, aux péchés, à
l'orgueil et bonjour à une vie nouvelle à la suite de Jésus.
La cantate Herzlich
Lieb hab' ich dich, O Herr, BuxWV 41, Je t'aime de tout cœur,
Seigneur, essentiellement chorale, se déroule dans un climat apaisé
et confiant. Elle débute par un magnifique choral richement
accompagné par l'orchestre. Ce même choral fournit la substance du
second morceau très développé et plus agité avec une alternance
de l'orchestre, du quatuor vocal et du choeur produisant un effet
magnifique. Les solistes nous régalent d'agiles et harmonieuses
vocalises. Dans le dernier morceau le choral refait son apparition
tandis que les cordes accompagnent de curieuses batteries. La prière
s'achève sur les mots Herr Jesu Christ, erhöre mich,
Seigneur Jesus Christ, exauce moi, et la cantate s'achève par un
vibrant amen. Le choeur donne le meilleur avec de lumineuses voix de
soprano.
La
cantate Jesu, meines Lebens Leben, BuxWV 62 est une
vaste chaconne sur un texte qui retrace les souffrances du Crucifié.
Les variations sur la basse obstinée donnent aux solistes l'occasion
de briller, chacun à sa façon. Caroline Weynants nous régale de sa
voix pure, Jan Kullmann (alto), Lionel Meunier (ténor) et
Philippe Froeliger (ténor) forment un trio très harmonieux.
Robert Buckland impressionne par sa voix au timbre
magnifique, aussi à l'aise dans l'aigu que les graves. Stéphanie
True (soprano), Daniel Elgersma (alto) et Sebastien
Myrus (baryton) chantent avec beaucoup d'émotion dans le
verset le plus dramatique du texte Man hat dich serh hart
verhönet. La conclusion très sobre appartient au choeur Vox
Luminis.
Cette musique est
émouvante par sa simplicité et son pouvoir d'aller au cœur avec
cette touche de fantaisie et une inventivité qui n'appartient qu'à
Buxtehude. L'Ensemble Masques et le choeur Vox Luminis ont donné vie
à cette musique et l'ont servie avec amour et rigueur.
Ce texte est une extension
d'une chronique parue récemment dans BaroquiadeS (2).
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