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jeudi 1 novembre 2018

Buxtehude Abendmusiken


Arrivant à pied à Lübeck devant la Holstentor, on voit se profiler, derrière deux immenses greniers à sel, les deux tours élancées de la Marienkirche qui, par sa majesté, domine toutes les églises de la ville y compris l'imposante cathédrale. C'est sans doute le spectacle que Jean Sébastien Bach eut l'occasion de contempler quand il approcha de la plus grande ville de la Ligue Hanséatique.

Vue de Lübeck en 1493, tirée des chroniques de Nuremberg, source Wikipedia
Les musiciens d'Allemagne du nord de la deuxième moitié du 17ème siècle jouissent d'un regain d'intérêt avec une série de nouveaux CDs qui leur sont consacrés. Parmi eux Dietrich Buxtehude (1637-1707), maître de chapelle à la Marienkirche de Lübeck, est un des plus représentés dans cette discographie. Engouement logique dans la mesure où de son vivant, Buxtehude était considéré comme un organiste de génie. De plus la postérité a retenu de lui que Jean Sébastien Bach âgé de vingt ans n'hésita pas à faire à pied le pèlerinage à Lübeck pour entendre le maître à l'orgue. Le CD Abendmusiken est entièrement consacré à Buxtehude, on y trouve des œuvres chorales précurseurs de la cantate religieuse baroque entrecoupées par des pièces instrumentales, en fait trois sonates en trio. Ce programme aurait pu être donné lors d'une Abendmusiken, veillée musicale que Buxtehude, à la suite de Franz Tunder (1614-1667), organisait chaque dimanche des cinq semaines de l'Avent. Un précédent CD Mysterien Kantaten traitait d'un programme voisin de cantates et de pièces instrumentales, consacré à Buxtehude et ses contemporains de Lübeck, Hambourg et Dresde (1). Le présent CD est complémentaire du précédent et Lionel Meunier et Olivier Fortin, directeurs musicaux de Vox Luminis et de l'Ensemble Masques, respectivement, ont composé son programme sans la moindre doublure.

Les sonates en trio enregistrées sur ce CD représentent une orientation très séduisante de ce genre musical. Le changement majeur par rapport à la sonate en trio classique, est le remplacement d'un des deux violons habituels par une basse de viole. Le rôle de cette dernière est d'importance équivalente à celle du violon, elle couvre près de trois octaves, elle opère principalement dans le registre aigu de sa tessiture et est indépendante du continuo. Cette instrumentation qui confère un son plus grave et, à mon avis, plus riche à la sonate en trio, n'a pas été suivie par les compositeurs futurs mis à part Georg PhilippTelemann (1681-1767) qui écrivit une vingtaine de sonates de ce type et Jean Marie Leclair (1697-1764) qui composa la magnifique sonate en trio opus 2, n° 9. On notera dans ces sonates le nombres important de chaconnes et de passacailles. Visiblement Buxtehude était fasciné par l'improvisation sur une basse obstinée, figure musicale dans laquelle il pouvait déployer son imagination fantaisiste (stylus fantasticus). Pour rédiger cette chronique les éditions musicales Güntersberg ont été utilisées.

Une partie de musique par Johannes Voorhout (1674).

La Sonate en trio BuxWV 272 en la mineur débute par une magnifique chaconne, basée sur un ostinato solennel de huit mesures à 4/4 qui sera répété vingt six fois sans changements par la basse du clavecin. Sur cet ostinato très expressif et immuable, le violon et la viole de gambe sur un pieds d'égalité se livrent à d'habiles variations rythmiques et mélodiques. Après un court adagio, débute un troisième mouvement intitulé Passacaglia. Cette passacaille 3/2 frappe par sa majesté, sa beauté mélodique et son caractère de danse aristocratique. La partie de violon comporte des variations écrites en triples cordes aux harmonies très intenses que la violoniste Sophie Gent joue comme écrit alors que d'autres interprètes jouent des arpèges et des bariolages en doubles croches. Un allegro assai termine fiévreusement ce chef d'oeuvre de musique de chambre et la cadence finale appartient au clavecin d'Olivier Fortin qui conclut seul.

La sonate en trio BuxWV255 en si bémol majeur est sans doute la plus spectaculaire et développée des sept sonates en trio de l'opus 1. Le chiffre sept a une portée éminemment symbolique (sept jours de la création, sept psaumes pénitentiels, sept planètes connues à l'époque). Les sonates sont écrites dans les sept tonalités de la gamme diatonique (Fa, sol, la, si bémol, do mineur, ré mineur, mi). Le premier mouvement Vivace est une vaste chaconne dans laquelle l'ostinato de base a une longueur de sept mesures. Ce dernier se décompose en deux cellules identiques de trois mesures et demi soudées au milieu de la troisième mesure. L'ostinato est répété seize fois tandis que violon et viole de gambe se livrent à des démonstrations de plus en plus acrobatiques, notamment une variation en sextolets de doubles croches au violon particulièrement vétilleuse que Sophie Gent exécute avec beaucoup d'agilité. Le mystérieux lento en sol mineur qui suit m'évoque les passages lents des deux dernière sonates pour violoncelle et piano opus 102 de Beethoven! Il donne à Mélisande Corriveau l'occasion de montrer la beauté du timbre de son instrument et l'intensité de son jeu. Comme dans l'opus 102, n°2 de Beethoven, un jubilant fugato, allegro, termine l'oeuvre. Ce fugato est interrompu par un passage purement mélodique joué alternativement par les deux instruments. Conclusion triomphale en doubles cordes.

Dans la sonate en trio BuxWV257 en ré majeur, pour basse de viole, violone et continuo, configuration très originale, on descend d'un cran dans le registre grave. Moins extravertie que les deux précédentes cette sonate est centrée sur la beauté mélodique. Le violone a un rôle mélodique et est bien distinct du continuo ce qui permet d'apprécier le douce sonorité de cet instrument sous l'archet exercé de Benoît vanden Bemden. La sonate se termine par une jolie chaconne, structure dont à l'évidence, Buxtehude ne pouvait se passer !

Dans ces sonates en trio de Buxtehude, l'Ensemble Masques est remarquable par sa technique irréprochable, sa probité, la justesse de son intonation et sa rigueur, avec en sus le dynamisme et la motricité requises. Dans BuxWV 255, l'ostinato de base, joué en pizzicato par une contrebasse aurait eu une allure très jazzy, fantaisie à laquelle certains groupes s'adonnent volontiers. Ce n'est heureusement pas le choix de l'ensemble Masques. Cette musique très inventive et riche n'a nul besoin qu'on en rajoute! Toutefois, une basse d'archet doublant la basse du clavecin pour nourrir le continuo, aurait été bienvenue ici car dans certains passages, la sonorité de l'ensemble m'a paru un peu maigre. L'Ensemble Masques ne cherche pas les effets faciles ce qui est tout à son honneur, toutefois l'ajout d'une basse d'archet aurait permis d'obtenir un son plus charnu sans déroger à la rigueur.


Les pièces religieuses présentées ici sont particulièrement intéressantes surtout si on les confronte à ce que Jean Sébastien Bach écrira sur les mêmes textes. Tandis que dans le future cantate, on a souvent une alternance de récitatifs, d'airs et de choeurs précédés par une introduction orchestrale, ici les différents intervenants sont mélangés à l'intérieur d'un même morceau.

La cantate Gott hilf mir, BuXWV 34 est écrite principalement pour une voix de basse avec accompagnement du choeur ou bien des autres solistes. Sébastien Myrus, baryton, chante la partie principale. Sa voix a un très beau timbre et de la puissance dans le medium et l'aigu mais sa projection est un peu limitée dans le registre grave. Son premier air Gott hilf mir est très beau avec d'inquiétants chromatismes sur les mots Ich versinke im tiefen Schlamm, Je m'enfonce dans un bourbier. Le verset Ah mein Gott illustre bien ce qui différencie cette pièce religieuse de la future cantate, elle donne lieu à une interaction très vivante entre l'orchestre et les voix, notamment le joli duo formé par Sara Jäggi (soprano) et Lionel Meunier (basse) et le terzetto associant Zsuzsi Toth et Stephanie True (sopranos) et Sébastien Myrus. Cette cantate se termine par un choeur, un fugato combinant les voix et l'orchestre, chantant la paix de l'âme retrouvée, Denn bei der Herren ist die Gnade, car près du Seigneur est la Grâce..

La cantate Jesu, meine Freude, BuxWV 60 présente un grand intérêt dans la mesure où Jean Sébastien Bach composa vers 1723 sur le même texte le célèbre motet BWV 227. Dans les deux cas le thème principal est emprunté à un cantique luthérien de Johann Crüger (1598-1662) écrit en 1653. Tandis que le motet de Bach est très développé et se caractérise par une écriture contrapuntique très savante avec une fugue magistrale en son milieu, la musique de Buxtehude possède une simplicité et une fraicheur séduisantes. Après une courte introduction instrumentale, le choral très simple, admirablement harmonisé produit une grande émotion. L'imagination de Buxtehude se manifeste sur les paroles Trotz dem allen Drachen, En dépit du vieux dragon. Sur ses mots le soliste Sébastien Myrus évoque la terreur ressentie à l'idée du monstre mais la musique s'adoucit et exprime la confiance du croyant car Dieu veille sur nous. La soliste Caroline Weynants d'une voix pure et angélique souhaite bonne nuit au malin, aux péchés, à l'orgueil et bonjour à une vie nouvelle à la suite de Jésus.

La cantate Herzlich Lieb hab' ich dich, O Herr, BuxWV 41, Je t'aime de tout cœur, Seigneur, essentiellement chorale, se déroule dans un climat apaisé et confiant. Elle débute par un magnifique choral richement accompagné par l'orchestre. Ce même choral fournit la substance du second morceau très développé et plus agité avec une alternance de l'orchestre, du quatuor vocal et du choeur produisant un effet magnifique. Les solistes nous régalent d'agiles et harmonieuses vocalises. Dans le dernier morceau le choral refait son apparition tandis que les cordes accompagnent de curieuses batteries. La prière s'achève sur les mots Herr Jesu Christ, erhöre mich, Seigneur Jesus Christ, exauce moi, et la cantate s'achève par un vibrant amen. Le choeur donne le meilleur avec de lumineuses voix de soprano.

La cantate Jesu, meines Lebens Leben, BuxWV 62 est une vaste chaconne sur un texte qui retrace les souffrances du Crucifié. Les variations sur la basse obstinée donnent aux solistes l'occasion de briller, chacun à sa façon. Caroline Weynants nous régale de sa voix pure, Jan Kullmann (alto), Lionel Meunier (ténor) et Philippe Froeliger (ténor) forment un trio très harmonieux. Robert Buckland impressionne par sa voix au timbre magnifique, aussi à l'aise dans l'aigu que les graves. Stéphanie True (soprano), Daniel Elgersma (alto) et Sebastien Myrus (baryton) chantent avec beaucoup d'émotion dans le verset le plus dramatique du texte Man hat dich serh hart verhönet. La conclusion très sobre appartient au choeur Vox Luminis.

Cette musique est émouvante par sa simplicité et son pouvoir d'aller au cœur avec cette touche de fantaisie et une inventivité qui n'appartient qu'à Buxtehude. L'Ensemble Masques et le choeur Vox Luminis ont donné vie à cette musique et l'ont servie avec amour et rigueur.
Ce texte est une extension d'une chronique parue récemment dans BaroquiadeS (2).


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