Passions dévastatrices
Quel est le plus bel opéra
de Georg Friedrich Haendel (1685-1759)?
Question oiseuse évidemment vu que tous les opéras de ce
compositeurs sont riches de beautés diverses et étant donné le
caractère probablement subjectif de la réponse. Ce qui me semble
différencier Alcina des autres opéras du compositeur c'est
la densité exceptionnelle en airs magnifiques. Avec six airs
immortels dédiés à Alcina, Haendel a centré son effort
créateur sur un personnage au demeurant antipathique qui, grâce à
sa plume inspirée, devient une héroïne caractérisée avec
précision dont les transports passionnés nous bouleversent. On
s'attache donc à Alcina comme on s'attache aussi à Don
Giovanni ou bien à Salomé. Depuis 1950, Alcina est un des
opéras de Haendel le plus souvent représenté et de célébrissimes
divas, Cecilia Bartoli, Catherine Nagelstadt, Renée Fleming, Arleen
Auger, Anja Harteros, Sandrine Piau, Patricia Petibon... se sont
emparées du personnage et l'ont fait triompher sur toutes les scènes
du monde. La dernière nommée a frappé fort au festival d'Aix en
2015 dans une mise en scène très inventive mais controversée de
Kathie Mitchell en raison de laborieuses scènes sado-masochistes.
Alcina est un dramma
per musica de Georg Friedrich Haendel sur un livret d'Antonio
Fanzaglia utilisé précédemment par le compositeur Riccardo
Broschi (frère de Farinelli, 1698-1756) pour son opéra l'Isola
d'Alcina. Alcina a été créé le 16 avril 1735 au théâtre
royal de Covent Garden et remporta un grand succès avec en tout 23
représentations. Alcina forme avec Orlando et
Ariodante, une trilogie sur le célèbre poème épique
Orlando furioso de Ludovico Ariosto. Ce mythe très
populaire au 18ème siècle, a été traité également par Antonio
Vivaldi (Orlando furioso), Giuseppe Gazzaniga
(L'Isola d'Alcina) ainsi que Joseph Haydn (Orlando
paladino).
Alcina, amoureuse de
Ruggiero a ensorcelé le croisé et le maintient dans ses rets. Deux
chevaliers Melisso et Bradamante débarquent incognito sur l'île
d'Alcina. Bradamante, déguisée en homme sous le nom de Ricciardo,
n'est autre que l'amante de Ruggiero. Ce dernier ne la reconnaît pas
sous son déguisement. Les deux chevaliers remettent à Ruggiero un
anneau magique qui a le pouvoir de lui redonner la mémoire. Le
chevalier réalise qu'il est prisonnier et qu'il avait autrefois une
fiancée. Petit à petit, il va rompre les liens qui le retiennent
prisonnier d'Alcina tandis que les croisés attaquent le palais
d'Alcina, détruisent son château et que les prisonniers transformés
préalablement en animaux par la magicienne, retrouvent leur forme
humaine. Tandis qu'Alcina se lamente sur son amour perdu, Ruggiero,
Bradamante et la compagnie fêtent leur victoire.
Deux
petites intrigues se rajoutent à l'action principale. Morgane, sœur
d'Alcina et aussi magicienne est courtisée par Oronte, capitaine de
la garde d'Alcina mais elle lui préfère Ricciardo (alias
Bradamante), confusion du genre dont le public de l'époque
raffolait. Oberto est le fils d'un des prisonniers d'Alcina qui a été
transformé en lion par la magicienne. Ces trois personnages
n'apportent pas grand chose à l'action dramatique très linéaire
mais Haendel les a gâtés musicalement en leur attribuant des airs
magnifiques.. Les récitatifs sont concis c'est pourquoi il y a
beaucoup de musique avec des aria da capo très longs
dépassant la douzaine de minutes. Quatre choeurs, des ballets, des
interludes orchestraux et un terzetto en fin d'opéra apportent un
supplément de vie. Il y a dans cet opéra une gestion du temps long
qui enchante et fait de lui une œuvre d'art admirable.
Difficile
de dégager les passages les plus remarquables car tout est beau dans
cet opéra. A la fin de l'acte I, l'air de Morgana, Tornami a
vagheggiar, sur un rythme de menuet, donne à la chanteuse la
possibilité de montrer ses talents dans des pyrotechnies vocales du
meilleur effet notamment pendant les reprises da capo. Au
début de l'acte II, l'air pour basse de Melisso, Pensa a chi geme
d'amor piagata, est une splendide Sicilienne dans laquelle un
orchestre particulièrement expressif échange avec le chanteur un
motif chromatique d'une puissance admirable.
Sommet
absolu de l'opéra, le lamento d'Alcina, O, mio core perdona,
est une illustration parfaite du génie universel de Haendel, de sa
capacité à bouleverser son auditoire dans le temps et l'espace.
Scandée par les notes les plus graves du théorbe et des accords
implacables des cordes, la plainte d'Alcina se déroule pendant
treize minutes sans que la moindre baisse d'intensité ne soit
ressentie. Autre sommet de l'opéra le récitatif génial d'Alcina,
Ah Ruggiero crudel, à la fin de l'acte II, suivi par l'aria
di furore, Ombre pallide dans lesquels l'orchestre porte la
voix d'Alcina à l'incandescence. L'acte II démarre très fort avec
un air magnifique de Morgana, Credete al mio dolore,
accompagnée d'un splendide solo de violoncelle. Dans cet
environnement survolté, l'air d'Oronte, Un momento di contento,
apporte une détente bienvenue avec une gracieuse chaconne prétexte
pour un ballet.
Autre
sommet de l'opéra, l'aria di paragone de Ruggiero avec cors
naturels, Sta nel ircana pietrosa tana, air d'une folle
virtuosité qui compare Alcina à une tigresse d'Hyrcanie menacée
par un chasseur. Au lieu de prendre la fuite, le fauve revient à la
tanière pour sauver sa progéniture. Enfin Alcina achève son
périple fatal en beauté avec l'air, Mi restano le lagrime,
sublime sicilienne au rythme lancinant, dans laquelle on
reconnaît la mélodie d'un choral bien connu. La passion du pouvoir
et son amour démesuré pour Ruggiero sont dévastateurs et la
magicienne qui a perdu l'un et l'autre n'a plus d'autre choix que de
se jeter dans la mer ou bien se changer en rocher.
James
Darrah a opté pour une mise en scène classique se voulant
délibérément près du texte. Comme le dit Andreas Spering,
Alcina est le meilleur des opéras de Haendel, la musique est
suffisamment éloquente et il n'est nul besoin d'en rajouter. La
magie est peu présente, bien que le texte parle de transformations
d'humains en animaux. On ne voit pas ces derniers, ils sont
simplement suggérés par des videos (Adam Larsen) qui fait
défiler de vagues silhouettes sur les murs du château dans
lesquelles on reconnaîtra un cerf, un lion....La scénographie
(MacMoc design) est réduite au minimum avec aucun mobilier.
Le palais d'Alcina est un vaste espace aux couleurs blanc crème ou
mordorées, barré au fond par une forêt de câbles verticaux et
obliques suggérant les troncs d'arbres d'une forêt enchantée,
tandis que s'avance sur scène une paroi en bronze décorée de
bas-reliefs barbares. Les parois du palais figurent une carte de
l'île d'Alcina et des contrées environnantes. Le tout est environné
d'une vive et chaude lumière qui au moment de la destruction du
palais devient lugubre. Les costumes (Chrisi Karvonides-Dushenko)
sont séyants et élégants, notamment ceux d'Alcina, de Ruggiero, de
Morgana, de Melisso dans un style intemporel ou alors vaguement 18
ème siècle. La chorégraphie est très harmonieuse et nourrit
intelligemment les évolutions des protagonistes.
Samuel Boden, Andreas Spering, Aleksandra Kubas-Kruk, Lauren Fagan, David Hansen, Benedetta Mazzucato |
Le
personnage titre était incarné par Lauren Fagan (soprano).
D'emblée la chanteuse australienne m'a impressionné par une voix au
volume conséquent et aux aigus très musicaux, sans aucune dureté.
Les capacités vocales étaient présentes, conditions nécessaires
mais non suffisantes pour rendre justice à ce rôle. J'attendais la
soprano dans son deuxième air (scène 10) : Si, son quella !
Et je ne fus pas déçu car elle fit montre de grande qualités de
tragédienne. Comme on l'a vu plus haut, le lamento O, mio core,
perdona ! (scène 8 de l'acte II) est un des sommets de
l'opéra et Lauren Fagan, à la hauteur du propos, a été
bouleversante. La chanteuse termine l'acte II en beauté avec un
récitatif génial Ah, Ruggiero crudel..., cri de désespoir
de l'amoureuse trahie, suivi par une aria di furore, Ombre
pallide. Avec l'aria sublime Mi restano le lagrime (scène
5, acte III) le destin d'Alcina est scellé et la reine déchue a
perdu le goût de vivre. La soprano a su faire corps avec son
héroïne et le public reconnaissant lui fit une ovations aux saluts.
Morgana
n'est pas un personnage dramatiquement essentiel mais Haendel l'a
gratifiée d'airs magnifiques. Aleksandra Kubas-Kruk (soprano)
s'est immédiatement immergée dans ce rôle qui dans ses démêlés
avec Oronte, recelait des aspects comiques. Sa voix est corsée et
agile en même temps. Elle triomphe à la fin de l'acte I avec un air
célèbre, Tornami a vagheggiar, dans lequel elle éblouit par
ses vocalises, coloratures, mélismes, roulades. J'ai adoré sa
superbe ligne de chant, son legato et ses aigus conquérants. Mais
elle sait aussi émouvoir notamment dans son air magnifique avec
violoncelle obligé et un théorbe très présent, Credete al mio
dolor, qu'elle ornemente gracieusement lors des reprises da
capo.
Le
personnage de Ruggiero, joué au temps de Haendel par un castrat, est
souvent confié à une mezzo-soprano ou une contralto. C'est le
contre-ténor David Hansen qui a joué le rôle du chevalier
ensorcelé. Dès son premier air, Di te mi rido, il m'est
apparu que ce chanteur, tr ès à l'aise dans les notes aigues,
manquait un peu de puissances dans les notes graves de sa partition.
Ce problème s'est nettement atténué au cours de l'acte II
(excellent Mio bel tesoro) mais le chanteur n'a pas pu donner
le maximum d'éclat à l'aria di paragone célébrissime Sta
nell'ircana, pietrosa tana...car ses vocalises dans le registre
grave étaient peu audibles. Par contre les aigus de ce
chanteur étaient d'une pureté et d'un éclat admirables et
reflétaient un magnifique talent qui, à mon avis, ne pouvait
s'exprimer pleinement dans ce rôle.
Bradamante
qui intervient déguisée en homme est un rôle confié à une voix
féminine grave, mezzo soprano, alto ou contralto. C'est à cette
dernière typologie qu'appartient la voix de Benedetta Mazzucato.
Le rôle travesti qui condamne Bradamante à rester incognito, n'est
pas propice aux effusions sentimentales. De plus, le fait qu'elle
suscite involontairement le désir de Morgana a des effets comiques
en contradiction avec un rôle en principe héroïque. La contralto
italienne a pourtant une voix superbe et des graves à tomber. Elle a
pu montrer la qualité de sa voix et une belle intonation dans l'air
délicieux de l'acte III, All'alma fedel. Le timbre de la voix
est chaleureux et possède une rondeur et des couleurs mordorées
très séduisantes et elle a montré qu'elle vocalise avec beaucoup
d'art dans l'aria E gelosia....Elle a été pour moi une
révélation.
Avec
trois airs, le personnage du petit Oberto est loin d'être
négligeable et anticipe un peu celui d'Yniold dans Pelléas et
Mélisande. Alice Duport-Percier, une jeune soprano a fait ses
débuts à l'opéra de Karsruhe et a réalisé une superbe
incarnation de ce rôle avec une voix agile au timbre ravissant. Elle
a pu montrer l'étendue de ses dons dans les vocalises remarquables
de l'air Barbara, Io ben lo so...
A
l'instar de celui de Bradamante, le personnage d'Oronte, amant de
Morgana, n'est pas toujours à son avantage. Bien que capitaine de la
garde d'Alcina, il n'a pas un rôle héroïque et ce n'est pas à un
heldentenor à qui l'on pense pour l'incarner. En fait Samuel
Boden est parfaitement qualifié pour ce rôle avec une superbe
voix douée d'un timbre d'une douceur admirable dans toute l'étendue
de sa tessiture. Son interprétation d'un momento di contento
était optimale. J'aime beaucoup ce type de ténors tout à fait
adaptés à la musique baroque. Tout au plus pourrait-on lui
reprocher un déficit de puissance causé sans doute par la dimension
considérable de la scène.
C'est
Daniel Miroslaw qui incarnait Melisso (basse). Sa voix à la
superbe projection retentissait fièrement tout au long de l'action
pour s'affirmer pleinement dans l'air magnifique, Pensa a chi geme
d'amor piagata, une émouvante Sicilienne.
Les
choeurs reflétaient avec talent les différentes phases du scénario,
sensuels au moment de décrire les amours d'Alcina, douloureux quand
les prisonniers refont surface dans le monde des hommes, triomphants
lors des réjouissances finales après la victoire sur la magicienne.
La
suite d'Alcina composée de trois danseurs et trois danseuses,
accompagnait Alcina dans ses évolutions dans une chorégraphie
toujours harmonieuse et de bon goût.
Les
Deutsches Händel-Solisten assuraient l'accompagnement d'Alcina sous
la direction éclairée d'Andreas Spering. C'est un orchestre
très fourni jouant comme il se doit sur instruments d'époque. Le
son rond, plein manquait peut-être de nervosité dans la sinfonia
d'ouverture mais par contre s'avérait exceptionnellement intense
dans les airs les plus émouvants de la partition et notamment dans
Ombre pallide. Parmi les solistes j'ai admiré le premier
violoncelle souverain dans plusieurs airs de la partition par la
beauté du son et la sobriété du jeu, le violon à la sonorité
admirable et à l'intonation impeccable, dialoguant avec Morgana dans
l'air Ama, sospira, ma non t'offende..., le superbe pupitre de
hautbois jouant aussi de la flûte à bec et un continuo efficace
dans lequel le théorbe se détachait nettement.
Dans
une salle pleine à craquer, le public fit une ovation méritée aux
artisans de ce spectacle exceptionnel (1,2).
- Compte rendu de la représentation du 23 février 2019 d'Alcina au Festival Haendel 2019 (Staatstheater Karlsruhe)
- Cette chronique a été publiée précédemment dans BaroquiadeS http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/alcina-haendel-karlsruhe-2019
- Je remercie chaleureusement Felix Grünschloss pour avoir mis à ma disposition deux photos.
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