Chronique du concert donné par l'Ensemble La Rêveuse à l'église réformée du Bouclier à Strasbourg le 1er mars 2019
Les terribles blessures de
la guerre de Trente ans sont à peine pansées qu'à partir de 1650,
s'ouvre en Allemagne du nord une période exceptionnelle de création
musicale.
Dietrich Buxtehude
(1637-1707), Johann Adam Reincken (1643-1722), Dietrich
Becker (1623-1679), Johann Theile (1646-1724), Philipp
Heinrich Erlebach (1657-1714), sont parmi les plus importants
compositeurs de musique instrumentale pendant la deuxième moitié du
17 ème siècle en Allemagne du nord. Cette école allemande a bénéficié d'influences italiennes (Francesco Cavalli, Giovanni Bertali) et
françaises (Marin Marais, Sainte-Colombe). Les
influences italiennes se traduisent par des parties de violon
de plus en plus virtuoses. L'usage de la basse de viole dérive par
contre de l'école française où cet instrument était très
populaire. Ces œuvres généralement appartiennent au genre de la sonate
en trio (un violon, une basse de viole et la basse
continue ou en quatuor (deux violons, une basse de viole et la basse continue) (1).
Chez la plupart des
maîtres d'Allemagne du nord (Reincken, Becker, Erlebach)
l'architecture de ces œuvres reflète aussi cette double influence
italienne et française. Ces sonates, appelées ainsi par leurs
auteurs, débutent par une première partie nommée sonata, à
l'italienne, avec trois mouvements alternant les
tempos lents et rapides et se terminent par une suite de danses à la
française, comportant une allemande, une courante, une sarabande et
une gigue.
Chez Buxtehude, cette
coupe existe rarement. Le plus souvent les œuvres de ce
compositeur comportent une suite de mouvements rapides et lents avec
généralement au moins une chaconne, structure dont Buxtehude
raffolait.
Scène de musique dans un intérieur par Johannes Voorhout (1674). Musée de Hambourg |
Un aspect très
intéressant des oeuvres instrumentales de Reincken et Buxtehude est la présence de mouvements confiés
à un instrument soliste, violon ou basse de viole. Ces morceaux
sont souvent des improvisations très libres et fantaisistes
comportant des passages répétitifs ad libitum. Ces solos
instrumentaux relèvent du Stylus Phantasticus, défini par
Johann Mattheson (1681-1764) comme un art de la liberté de la
fantaisie et des contrastes que l'on retrouve aussi chez les
musiciens viennois (Heinrich Biber, Nikolaus Faber).
L'oeuvre de musique de
chambre de Buxtehude est conséquente. Les opus 1 et opus 2, publiés
en 1694, comportent, chacun, sept sonates pour un violon, une
basse de viole et le continuo, écrites dans les sept
tonalités de la gamme diatonique en commençant par Fa (Fa, sol, la,
si bémol, do, ré, mi). Le chiffre sept n'est pas le fruit du
hasard. Selon Florence Bolton, c’est trois+quatre, l’union du
ciel et de la terre, de l’esprit et du corps, ce sont aussi les
sept planètes, et les sept degrés de la gamme
(2). Les parties de violon et de viole de gambe sont
virtuoses, parfois très difficiles. La basse de viole utilise tous
les registres de sa tessiture. La plus remarquable est peut-être la
sonate n° IV en si bémol majeur de l'opus 1 dont le premier
mouvement est une magnifique chaconne d'une éblouissante virtuosité
répétant 16 fois un ostinato de sept mesures à la basse du
clavier (3). Six autres sonates, appelées sonates manuscrites, font
partie d'un fond de la librairie universitaire d'Uppsala, recueil que
Gustav Düben, organiste et maître de chapelle suédois constitua à
partir de plusieurs envois de Buxtehude lui-même. Ces six
sonates dateraient des années 1680.
Au programme du concert de
La Rêveuse figuraient trois sonates manuscrites: la sonate en trio en la mineur BuxWV 272, deux
sonates pour deux violons, basse
de viole et continuo en do majeur BuxWV 266 et en sol majeur BuxWV
271.
La Rêveuse, photo Raymond Piganiol |
La
Sonate
en trio
BuxWV
272 en la mineur adopte le plan de la sonate classique en trois
mouvements et débute par une magnifique chaconne, basée sur un
ostinato solennel de quatre mesures à 4/4 qui sera répété vingt
six fois sans changements par la basse du clavecin. Sur cet ostinato
très expressif, le violon et la viole de gambe sur un pied d'égalité
se livrent à d'habiles variations rythmiques et mélodiques. Après
un court Adagio, débute un troisième mouvement appelé passacaglia
basé sur un ostinato de quatre mesures à 3/2.
Cette
passacaille frappe par sa majesté, sa beauté mélodique et son
caractère de danse aristocratique. La partie de violon comporte des
variations écrites en triples cordes aux harmonies très intenses
que le violoniste Stéphan
Dudermel joue
avec beaucoup d'engagement et de sentiment. Dès
cette sonate, on constate que la basse continue s'adapte au caractère
des mouvements, les mouvements rapides sont le plus souvent
accompagnés par le clavecin tandis que les adagios sont accompagnés
par l'orgue ce qui oblige le claviériste (Clément Geoffroy)
à migrer d'un clavier à l'autre avec célérité pendant toute la
durée du concert.
La
sonate en quatuor BuxWV 266 en do majeur, que l'on pourrait appeler
quasi una fantasia, consiste en dix mouvements très libres,
alternant tempos lents et rapides, comportant un fugato, des
improvisations, une superbe chaconne presto, sommet de l'oeuvre, avec
dans trois de ses variations, d'inquiétants chromatismes.
Ce
programme Buxtehude se terminait en beauté avec la sonate
en quatuor en sol majeur BuxWV 271. Cette ravissante sonate écrite dans une tonalité ensoleillée s'ouvre avec un joli fugato très aéré (joué deux fois) dans
lequel on entend très bien les parties instrumentales. Après un
solo du premier violon, improvisation très stylus phantasticus
et un court adagio, débute une remarquable chaconne. Le premier
violon (Stéphane Dudermel), accompagné du seul théorbe, expose un
thème d'une beauté lancinante qui se grave immédiatement dans
la mémoire et qui ensuite ne la quitte plus. Curieusement, comme
écrit dans la partition, le second violon (Olivier Briand)
joue de nouveau cette exposition sans aucun changements mais avec un
son tout différent. Lors du troisième exposé du thème, tous les
instruments sont réunis et une sensation indicible de plénitude et
d'euphonie en résulte. Un tel mouvement, basé sur la beauté
mélodique me semble refléter une nette influence italienne. Après
une nouvelle improvisation en solo du second violon, cette sonate en
forme d'arche se termine avec un deuxième fugato très joyeux.
Benjamin Perrot et Florence Bolton, photo Nathaniel Baruch |
Johann Adam Reincken était
surtout connu par sa musique religieuse et par ses compositions pour
orgue. On trouvera des informations intéressantes sur la carrière
de Reincken dans Passée des Arts (4) . Un petit nombre d'oeuvres de
musique de chambre de Reincken a survécu. Parmi elles, le Hortus
musicus, recueil de six sonates pour deux violons, basse de viole
et continuo a été composé à Hambourg en 1687.
Les sonates n° I en la mineur et n° IV en ré mineur, interprétées durant le concert, suivent exactement le même plan. Ces deux sonates se distinguent
facilement des œuvres de Buxtehude: l'allure générale est plus
sévère, le contrepoint me paraît plus serré, les couleurs sont
riches mais sombres. Après une introduction adagio, on entend un
fugato très savant dans lequel les entrées du sujet se répètent
ad infinitum de manière quasi obsessionnelle. Un deuxième
mouvement lent consiste en deux solos magnifiques de Stéphane
Dudermel au premier violon et de Florence Bolton à la basse
de viole, cette dernière accompagnée simplement par le théorbe de
Benjamin Perrot. Ces solos ont des allures d'improvisations
qui me rappellent certaines musiques d'Europe Centrale.
Le contraste était vif
entre la rigueur du fugato et le caractère plus aimable des danses
(allemande, courante, sarabande) qui suivent. Une même progression
harmonique est détectable dans ces trois pièces. La gigue
monumentale qui termine la sonate n° IV a été une révélation
pour moi. Ses harmonies souvent modales, son contrepoint complexe, sa
tension extraordinaire de la première à la dernière note, ses
marches harmoniques anguleuses témoignent du très grand talent de
Reincken. Il n'est pas étonnant que Jean Sébastien Bach ait été
intéressé par ces œuvres au point de les transcrire en incluant
des ornements de son cru. Par la qualité de leur jeu, les
instrumentistes ont exprimé en plénitude le caractère savant et
les affects de ces sonates extraordinaires.
Cet enregistrement a été commenté dans la revue Wunderkammern (5) |
Les cinq instrumentistes,
rompus à cette musique d'Allemagne du nord, ont régalé le public
d'une interprétation splendide, à la fois virtuose et sensible. La
sonorité des deux violonistes, Stephan Dudermel et Olivier Briand,
était enthousiasmante et leur intonation optimale. Florence Bolton a
tiré de sa basse de viole a six cordes des sons admirables, elle a
fait montre de sa virtuosité dans les traits ultra-rapides du presto
de la sonate BuxWV 266. La conduite des voix, l'homogénéité du son
et l'équilibre entre les parties étaient parfaits et les
instrumentistes ont réussi à toucher le public par leur son très
personnel. L'orgue joué par Clément Geoffroy complétait
admirablement l'harmonie et apportait une touche méditative aux
passages lents des œuvres interprétées. J'ai adoré le jeu subtil
de Benjamin Perrot au théorbe. C'est toutes forces déployées que
les instrumentistes ont conclu le concert avec la gigue qui
terminait le programme.
Au cours de ce concert
mémorable par son programme et par la qualité des interprétations,
l'ensemble La Rêveuse a pleinement rendu justice à deux
compositeurs parmi les plus attachants de la deuxième moitié du
17ème siècle.
1. A noter que la partie de basse de viole dans ces sonates est distincte de la basse continue et est l'égale de celle des violons en virtuosité.
2. Florence Bolton, Sonates manuscrites pour violon, viole de gambe et basse continue, notice de l'enregistrement correspondant, Mirare, MIR 303, 2016.
3. L'ostinato de sept mesures peut être divisé en deux unités strictement identiques de trois mesures et demi.
4. http://passee-des-arts.over-blog.com/article-fantasques-allees-hortus-musicus-de-reincken-par-stylus-phantasticus-62149382.html
5. Le CD montré ci-dessus a été commenté par Jean-Christophe Pucek: http://wunderkammern.fr/2017/02/12/le-nord-magnetique-sonates-en-trio-de-dietrich-buxtehude-par-la-reveuse/
6. Ce texte est une version légèrement allongée et remaniée d'une chronique parue dans BaroquiadeS: http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/fantaisies-du-nord-la-reveuse-strasbourg-2019
1. A noter que la partie de basse de viole dans ces sonates est distincte de la basse continue et est l'égale de celle des violons en virtuosité.
2. Florence Bolton, Sonates manuscrites pour violon, viole de gambe et basse continue, notice de l'enregistrement correspondant, Mirare, MIR 303, 2016.
3. L'ostinato de sept mesures peut être divisé en deux unités strictement identiques de trois mesures et demi.
4. http://passee-des-arts.over-blog.com/article-fantasques-allees-hortus-musicus-de-reincken-par-stylus-phantasticus-62149382.html
5. Le CD montré ci-dessus a été commenté par Jean-Christophe Pucek: http://wunderkammern.fr/2017/02/12/le-nord-magnetique-sonates-en-trio-de-dietrich-buxtehude-par-la-reveuse/
6. Ce texte est une version légèrement allongée et remaniée d'une chronique parue dans BaroquiadeS: http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/fantaisies-du-nord-la-reveuse-strasbourg-2019
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