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mercredi 20 mars 2019

Sonates de Buxtehude et Reincken par La Rêveuse


Chronique du concert donné par l'Ensemble La Rêveuse à l'église réformée du Bouclier à Strasbourg le 1er mars 2019

Les terribles blessures de la guerre de Trente ans sont à peine pansées qu'à partir de 1650, s'ouvre en Allemagne du nord une période exceptionnelle de création musicale.
Dietrich Buxtehude (1637-1707), Johann Adam Reincken (1643-1722), Dietrich Becker (1623-1679), Johann Theile (1646-1724), Philipp Heinrich Erlebach (1657-1714), sont parmi les plus importants compositeurs de musique instrumentale pendant la deuxième moitié du 17 ème siècle en Allemagne du nord. Cette école allemande a bénéficié d'influences italiennes (Francesco Cavalli, Giovanni Bertali) et françaises (Marin Marais, Sainte-Colombe). Les influences italiennes se traduisent par des parties de violon de plus en plus virtuoses. L'usage de la basse de viole dérive par contre de l'école française où cet instrument était très populaire. Ces œuvres généralement appartiennent au genre de la sonate en trio (un violon, une basse de viole et la basse continue ou en quatuor (deux violons, une basse de viole et la basse continue) (1).

Chez la plupart des maîtres d'Allemagne du nord (Reincken, Becker, Erlebach) l'architecture de ces œuvres reflète aussi cette double influence italienne et française. Ces sonates, appelées ainsi par leurs auteurs, débutent par une première partie nommée sonata, à l'italienne, avec trois mouvements alternant les tempos lents et rapides et se terminent par une suite de danses à la française, comportant une allemande, une courante, une sarabande et une gigue.
Chez Buxtehude, cette coupe existe rarement. Le plus souvent les œuvres de ce compositeur comportent une suite de mouvements rapides et lents avec généralement au moins une chaconne, structure dont Buxtehude raffolait.

Scène de musique dans un intérieur par Johannes Voorhout (1674). Musée de Hambourg

Un aspect très intéressant des oeuvres instrumentales de Reincken et Buxtehude est la présence de mouvements confiés à un instrument soliste, violon ou basse de viole. Ces morceaux sont souvent des improvisations très libres et fantaisistes comportant des passages répétitifs ad libitum. Ces solos instrumentaux relèvent du Stylus Phantasticus, défini par Johann Mattheson (1681-1764) comme un art de la liberté de la fantaisie et des contrastes que l'on retrouve aussi chez les musiciens viennois (Heinrich Biber, Nikolaus Faber).

L'oeuvre de musique de chambre de Buxtehude est conséquente. Les opus 1 et opus 2, publiés en 1694, comportent, chacun, sept sonates pour un violon, une basse de viole et le continuo, écrites dans les sept tonalités de la gamme diatonique en commençant par Fa (Fa, sol, la, si bémol, do, ré, mi). Le chiffre sept n'est pas le fruit du hasard. Selon Florence Bolton, c’est trois+quatre, l’union du ciel et de la terre, de l’esprit et du corps, ce sont aussi les sept planètes, et les sept degrés de la gamme (2). Les parties de violon et de viole de gambe sont virtuoses, parfois très difficiles. La basse de viole utilise tous les registres de sa tessiture. La plus remarquable est peut-être la sonate n° IV en si bémol majeur de l'opus 1 dont le premier mouvement est une magnifique chaconne d'une éblouissante virtuosité répétant 16 fois un ostinato de sept mesures à la basse du clavier (3). Six autres sonates, appelées sonates manuscrites, font partie d'un fond de la librairie universitaire d'Uppsala, recueil que Gustav Düben, organiste et maître de chapelle suédois constitua à partir de plusieurs envois de Buxtehude lui-même. Ces six sonates dateraient des années 1680.

Au programme du concert de La Rêveuse figuraient trois sonates manuscrites: la sonate en trio en la mineur BuxWV 272, deux sonates pour deux violons, basse de viole et continuo en do majeur BuxWV 266 et en sol majeur BuxWV 271.

La Rêveuse, photo Raymond Piganiol

La Sonate en trio BuxWV 272 en la mineur adopte le plan de la sonate classique en trois mouvements et débute par une magnifique chaconne, basée sur un ostinato solennel de quatre mesures à 4/4 qui sera répété vingt six fois sans changements par la basse du clavecin. Sur cet ostinato très expressif, le violon et la viole de gambe sur un pied d'égalité se livrent à d'habiles variations rythmiques et mélodiques. Après un court Adagio, débute un troisième mouvement appelé passacaglia basé sur un ostinato de quatre mesures à 3/2. Cette passacaille frappe par sa majesté, sa beauté mélodique et son caractère de danse aristocratique. La partie de violon comporte des variations écrites en triples cordes aux harmonies très intenses que le violoniste Stéphan Dudermel joue avec beaucoup d'engagement et de sentiment. Dès cette sonate, on constate que la basse continue s'adapte au caractère des mouvements, les mouvements rapides sont le plus souvent accompagnés par le clavecin tandis que les adagios sont accompagnés par l'orgue ce qui oblige le claviériste (Clément Geoffroy) à migrer d'un clavier à l'autre avec célérité pendant toute la durée du concert.

La sonate en quatuor BuxWV 266 en do majeur, que l'on pourrait appeler quasi una fantasia, consiste en dix mouvements très libres, alternant tempos lents et rapides, comportant un fugato, des improvisations, une superbe chaconne presto, sommet de l'oeuvre, avec dans trois de ses variations, d'inquiétants chromatismes.

Ce programme Buxtehude se terminait en beauté avec la sonate en quatuor en sol majeur BuxWV 271. Cette ravissante sonate écrite dans une tonalité ensoleillée s'ouvre avec un joli fugato très aéré (joué deux fois) dans lequel on entend très bien les parties instrumentales. Après un solo du premier violon, improvisation très stylus phantasticus et un court adagio, débute une remarquable chaconne. Le premier violon (Stéphane Dudermel), accompagné du seul théorbe, expose un thème d'une beauté lancinante qui se grave immédiatement dans la mémoire et qui ensuite ne la quitte plus. Curieusement, comme écrit dans la partition, le second violon (Olivier Briand) joue de nouveau cette exposition sans aucun changements mais avec un son tout différent. Lors du troisième exposé du thème, tous les instruments sont réunis et une sensation indicible de plénitude et d'euphonie en résulte. Un tel mouvement, basé sur la beauté mélodique me semble refléter une nette influence italienne. Après une nouvelle improvisation en solo du second violon, cette sonate en forme d'arche se termine avec un deuxième fugato très joyeux.

Benjamin Perrot et Florence Bolton, photo Nathaniel Baruch

Johann Adam Reincken était surtout connu par sa musique religieuse et par ses compositions pour orgue. On trouvera des informations intéressantes sur la carrière de Reincken dans Passée des Arts (4) . Un petit nombre d'oeuvres de musique de chambre de Reincken a survécu. Parmi elles, le Hortus musicus, recueil de six sonates pour deux violons, basse de viole et continuo a été composé à Hambourg en 1687. 
Les sonates n° I en la mineur et n° IV en ré mineur, interprétées durant le concert, suivent exactement le même plan. Ces deux sonates se distinguent facilement des œuvres de Buxtehude: l'allure générale est plus sévère, le contrepoint me paraît plus serré, les couleurs sont riches mais sombres. Après une introduction adagio, on entend un fugato très savant dans lequel les entrées du sujet se répètent ad infinitum de manière quasi obsessionnelle. Un deuxième mouvement lent consiste en deux solos magnifiques de Stéphane Dudermel au premier violon et de Florence Bolton à la basse de viole, cette dernière accompagnée simplement par le théorbe de Benjamin Perrot. Ces solos ont des allures d'improvisations qui me rappellent certaines musiques d'Europe Centrale.
Le contraste était vif entre la rigueur du fugato et le caractère plus aimable des danses (allemande, courante, sarabande) qui suivent. Une même progression harmonique est détectable dans ces trois pièces. La gigue monumentale qui termine la sonate n° IV a été une révélation pour moi. Ses harmonies souvent modales, son contrepoint complexe, sa tension extraordinaire de la première à la dernière note, ses marches harmoniques anguleuses témoignent du très grand talent de Reincken. Il n'est pas étonnant que Jean Sébastien Bach ait été intéressé par ces œuvres au point de les transcrire en incluant des ornements de son cru. Par la qualité de leur jeu, les instrumentistes ont exprimé en plénitude le caractère savant et les affects de ces sonates extraordinaires.

Cet enregistrement a été commenté dans la revue Wunderkammern (5)

Les cinq instrumentistes, rompus à cette musique d'Allemagne du nord, ont régalé le public d'une interprétation splendide, à la fois virtuose et sensible. La sonorité des deux violonistes, Stephan Dudermel et Olivier Briand, était enthousiasmante et leur intonation optimale. Florence Bolton a tiré de sa basse de viole a six cordes des sons admirables, elle a fait montre de sa virtuosité dans les traits ultra-rapides du presto de la sonate BuxWV 266. La conduite des voix, l'homogénéité du son et l'équilibre entre les parties étaient parfaits et les instrumentistes ont réussi à toucher le public par leur son très personnel. L'orgue joué par Clément Geoffroy complétait admirablement l'harmonie et apportait une touche méditative aux passages lents des œuvres interprétées. J'ai adoré le jeu subtil de Benjamin Perrot au théorbe. C'est toutes forces déployées que les instrumentistes ont conclu le concert avec la gigue qui terminait le programme.

Au cours de ce concert mémorable par son programme et par la qualité des interprétations, l'ensemble La Rêveuse a pleinement rendu justice à deux compositeurs parmi les plus attachants de la deuxième moitié du 17ème siècle.

1. A noter que la partie de basse de viole dans ces sonates est distincte de la basse continue et est l'égale de celle des violons en virtuosité.
2. Florence Bolton, Sonates manuscrites pour violon, viole de gambe et basse continue,  notice de l'enregistrement correspondant, Mirare, MIR 303, 2016.
3. L'ostinato de sept mesures peut être divisé en deux unités strictement identiques de trois mesures et demi.
4. http://passee-des-arts.over-blog.com/article-fantasques-allees-hortus-musicus-de-reincken-par-stylus-phantasticus-62149382.html
5. Le CD montré ci-dessus a été commenté par Jean-Christophe Pucek: http://wunderkammern.fr/2017/02/12/le-nord-magnetique-sonates-en-trio-de-dietrich-buxtehude-par-la-reveuse/
6. Ce texte est une version légèrement allongée et remaniée d'une chronique parue dans BaroquiadeS: http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/fantaisies-du-nord-la-reveuse-strasbourg-2019

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