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vendredi 17 mai 2019

La Passion selon Saint Matthieu par le choeur de Saint-Guillaume


Le bon pasteur souffre pour son troupeau, le Seigneur, le juste, paie la dette pour ses serviteurs
La Passion selon Saint Matthieu BWV 244 (Matthaus-Passion) est un oratorio sacré de Johann Sebastian Bach exécuté le Vendredi Saint du 7 avril 1727. Cet oratorio a été remanié plusieurs fois. La troisième version, celle de 1736, est considérée comme définitive. Le récit de la Passion mis en musique par Bach était intégrée dans le culte protestant du Vendredi Saint à Leipzig et dans d'autres villes d'Allemagne, cérémonie qui durait plus de cinq heures.

L'église luthérienne Saint Guillaume, magnifique église gothique, remaniée au XVIIème siècle, est un haut-lieu du protestantisme à Strasbourg. Albert Schweitzer fut un membre actif du choeur de Saint-Guillaume et fut appelé à tenir l'orgue au cours des concerts du Chœur. Depuis 1885, on exécute en concert le Vendredi Saint, alternativement les deux Passions selon Saint Jean et selon Saint Mathieu. C'est la version de 1736 de cette dernière qui a été exécutée à l'église Saint Guillaume le 17 avril 2019.

Eglise Saint Guillaume, son clocher de guingois est très pittoresque, photo Irène Benveniste

Comme chacun sait, la Passion selon Saint Matthieu de Bach, un monument de la musique, est une des œuvres les plus connues et les plus étudiées. Les données reportées ici ont d'ailleurs deux sources majeures, la conférence donnée le dimanche des Rameaux par le professeur de musicologie, Beat Fölmi et un dossier dans Wikipedia. Les lecteurs de cette chronique peuvent se reporter à cette dernière publication pour de plus amples détails.

Cette œuvre exceptionnellement complexe est basée sur l'alternance et(ou) la superposition de quatre principales entités :
- une partie factuelle, le récit de la Passion, c'est-à-dire le texte littéral des chapitres 26 et 27 de l'évangile selon St Matthieu, chantée par l'Evangéliste, les principaux protagonistes (Jésus, Pilate, Pierre, etc...) et la foule (turba). Les chœurs chantés par la foule font partie intégrante de l'action et possèdent un caractère spontané du fait qu'ils collent étroitement au récit ;
- le récit de la Passion est interrompu par les airs au nombre de quinze, moments d'émotion, de désespoir, d'adoration, de méditation, dont les textes sont rédigés par le poète Christian Friedrich Henrici (Picander). Ces airs sont souvent précédés par un arioso ou bien un récitatif accompagné. Ils sont confiés aux quatre voix soprano, alto, ténor et basse, typologies vocales qu'on associe parfois à une figure allégorique. Par exemple, la voix de soprano pourrait symboliser la foi, tandis que l'alto exprimerait plutôt la compassion. Il s'agit en général d'arie da capo de formule ABA', empruntée à l'opéra seria, dont chaque section peut être répétée et variée donnant des formules plus complexes et dans un cas même la structure A1A2B1B2A'1A'2. Les sections sont séparées par des ritournelles, terme auquel on pourrait attribuer un sens frivole alors que dans cet oratorio il s'agit de pièces orchestrales très profondes ;
- d'autres pauses consistent en chorals (chœurs de facture simple au nombre de douze) qui représentent les réactions (louange, reconnaissance, contrition, repentance...) de l'assemblée des croyants. Dans ces chorals revient avec insistance le constat que Jésus, exempt de tout péché, a été condamné tandis que le pécheur (que je suis, que nous sommes) ne l'a pas été. (Le bon pasteur souffre pour son troupeau, le Seigneur, le juste paie la dette pour ses serviteurs). Ces chorals permettaient ainsi de faire participer l'assemblée à cette commémoration qui était, rappelons-le, intégrée dans un culte. Bach n'est pas l'auteur de la musique et des paroles, il a seulement harmonisé (de manière très subtile) des chorals d'auteurs plus anciens, datant souvent du XVIème siècle. Ces chorals sont devenus au fil du temps la base musicale de la liturgie luthérienne et se trouvent à l'origine de maintes musiques profanes ou religieuses allemandes ;
- enfin, le récit de la Passion du Christ est précédé d'une ouverture dans laquelle tout l'effectif instrumental et vocal est utilisé. Cet effectif figure aussi dans le finale de la 
première partie, le début de la deuxième partie et le chœur qui termine l'oratorio.

Eglise Saint Guillaume, Vitrail 14ème siècle, photo Ralph Hammann, source Wikipedia

Dans cette œuvre Bach fait la synthèse d'un art polyphonique à son apogée, issu de la Renaissance (les chœurs) et de la sensibilité voire du dolorisme baroque (les airs), synthèse que nous trouvons admirable à notre époque mais qui fut critiquée en son temps, les uns trouvant cette musique vieux jeu ou encore trop contrapuntique, les autres méprisant les effusions baroques jugées trop italiennes. Certes la Contre-Réforme était passée par là et Bach (Messe en si mineurMagnificat) et Haendel (La ResurrezioneDixit DominusIl trionfo del tempo e del disinganno) en furent sans le vouloir d'efficaces zélateurs. Il est impossible de détailler les soixante huit numéros de cette œuvre monumentale aussi me limiterais-je à quelques mots sur les moments les plus forts du concert.

Les mots sont impuissants pour décrire le monumental portique (Kommt, ihr Töchter) qui ouvre l’œuvre dans la tonalité de mi mineur. C'est à la fois un tour de force musical dans la façon de combiner ainsi les deux chœurs, les deux orchestres et le chœur homophone d'enfants, soit plus de neuf voix indépendantes dans certains passages. C'est aussi un grand moment spirituel car selon Beat Föllmi, les filles de Sion exhortées par l'évangéliste, seraient, dans la pensée de Bach, celles mêmes qui, le jour de Pâques, constateront que le tombeau est vide, anticipation de la Résurrection. Mais la route qui y mène sera jalonnée de souffrances comme en témoignent les dissonances acerbes qui émaillent le flot musical de cette introduction. Le Chœur de Saint-Guillaume a montré l'étendue de ses qualités : précision millimétrée des attaques, lisibilité parfaite des multiples voix, perfection de l'intonation. Les sopranos n'ont pas besoin de forcer pour se faire entendre et leurs interventions avaient de la douceur dans la puissance, oxymore reflétant le nombre, certes, mais aussi la qualité des voix...

Crucifixion (vers 1526), Albrecht Altdorfer, Gemäldegalerie Berlin
L'Evangéliste entame le récit de la Passion (morceau n°2), simplement accompagné par le continuo. Christophe Einhorn (ténor) est bien connu des strasbourgeois, il a chanté avec les meilleurs chefs (René JacobsSigiswald Kuijken...). Il assure ce rôle pendant les trois heures du concert. Sa voix possède une magnifique projection. L'intonation et la diction sont parfaites. Ismaël Gonzalez Arroniz (basse), le Christ, intervient de façon très émouvante d'une belle voix profonde, pleine d'humanité.

L'arioso n°19, O Schmerz, pour ténor, deux flûtes à bec, deux hautbois déroule ses thrènes funèbres tandis que le chœur entonne un choral bouleversant. Magnifique ! L'air qui suit n° 20 avec hautbois obligé et chœur n'est pas moins beau et émouvant. Paul Chevallier (ténor) en a donné une interprétation sensible avec une voix bien dégagée et beaucoup d'habileté dans les vocalises.

Le chœur n° 29, O Mensch, bewein dein Sünde gross, est un admirable choral très ornementé et richement instrumenté. C'est par une profession de foi de l'assemblée des croyants que se termine la première partie de l’œuvre. Le Chœur de Saint-Guillaume en a donné une lecture à la fois puissante, recueillie et mystique.

L'air sublime, Erbarme dich, n° 39 pour voix d'alto qui suit le troisième reniement de Simon-Pierre est un des moments les plus intenses et poignants de toute la musique et on ne sait ce qu'il faut admirer le plus de la ligne vocale ou bien du merveilleux solo de violon. Ce dernier était assuré par David Brinckert avec une belle assurance technique et un sentiment profond. La partie d'alto était chantée par le contre-ténor Julien Freymuth. Ce dernier est un spécialiste de Jean Sébastien Bach, il a enregistré la Passion selon Saint Marc BWV 247 et de nombreuses cantates. La voix bien projetée est belle, le timbre séduisant et clair et l'interprétation très expressive rendait justice à cette musique exceptionnelle.

L'air pour basse Gebt mir meinen Jesum wieder, n° 42 accompagné par un violon soliste très brillant est un bel exemple d'aria baroque à l'italienne. Jean-Bernard Arbeit a assuré l'exécution de cet air avec une voix de baryton bien timbrée. Toutefois les notes graves de sa partie étaient peu audibles à ma place (tribune ouest), problème peut-être lié à l'acoustique de l'église. Le medium et l'aigu passaient par contre très bien, notamment dans les belles vocalises de la reprise da capo.

Aus Liebe, n° 49, air pour soprano, traverso et deux hautbois, précédé d'un superbe arioso, est un autre sommet. Les dissonances soulignent le drame qui vient d'avoir lieu c'est-à-dire le sacrifice de Celui qui a porté les péchés du monde afin que ce dernier soit sauvé. La voix n'est accompagnée que par les bois. Les entrelacs de ces derniers et leurs combinaisons sonores avec la voix sont admirables. Sarah Gendrot (soprano) a réalisé une superbe performance dans cet air (et aussi dans tous les autres). Sa ligne de chant est harmonieuse, son legato parfait. Sa voix claire et pure, dépourvue pratiquement de vibrato, comme il se doit dans la musique de cette époque, a dialogué avec sensibilité avec le traverso et les deux hautbois. Nonobstant le caractère tragique du texte, on aurait cru entendre à certains moments un quatuor d'anges musiciens.

Au cours de l'extraordinaire arioso n°51 pour alto et cordes, Erbarm er Gott, les rythmes surpointés et les chromatismes audacieux évoquent la plus vive souffrance. Le même rythme subsiste dans l'aria pour alto qui suit, Können Trännen mein Wangen. Julien Freymuth a donné de ces deux numéros une interprétation très émouvante et engagée.

Evangéliste n° 61e, Aber Jesus schriee aber mal laut, und verschied, (Mais Jésus, poussa de nouveau un grand cri et rendit l'esprit). Toutes les lumières s'éteignent à cet instant tandis qu'un silence impressionnant règne pendant quelques minutes.
Le choral qui suit (n° 62), Wenn ich einwil all scheiden : est le plus émouvant de tous, son harmonisation émaillée de chromatismes donne à la mélodie toute simple une force inattendue.

Le chœur n° 63b, Warlich, dieser ist Gottes Sohn gewesen. (Vraiment, celui-là est le fils de Dieu) est probablement un des plus émouvants de la partition toute entière. Les autres chœurs chantés par la foule sont tous formidables. Certains, décrivant le mouvement des astres ou encore les convulsions de la nature (tremblements de terre, orages, ouragans), ont presque une dimension cosmique, admirablement rendue par la chorale, l'orchestre et l'orgue...

L'air pour basse n° 65 avec deux hautbois et cordes, célèbre entre tous, Mache dich, mein Herze, rein (Fais-moi pur, mon cœur). Cet air chanté après la demande du corps de Jésus par Joseph d'Arimathie, apporte une touche de sérénité. Les douces sonorités des hautbois contrepointent la noble effusion du soliste. Cet air à l'italienne convenait bien à la tessiture de Jean-Bernard Arbeit.

Chœur final n° 68, Wir setzen uns mit Tränen nieder. Sur une admirable ligne de basse débute la magnifique mélodie chantée par les sopranos dans la tonalité de do mineur. Cette dernière surprend étant donné que l'oeuvre débute en mi mineur et que cette tonalité se maintient dans plusieurs morceaux. Le ton général du texte qui est celui de l'apaisement, contraste avec celui dramatique de la musique. En particulier l'appogiature finale, un si bécarre insistant sur une basse de do, engendre une dissonance acerbe qui n'en finit pas avant la résolution finale dans la sombre tonalité de do mineur. Pas de tierce picarde, pas de lieto fine, ici règne une profonde tristesse mais l'espoir d'une vie nouvelle déjà annoncée, pointe, états d'âme fidèlement rendus par le Chœur de Saint-Guillaume.


Les deux orchestres (Bach Collegium Strasbourg Ortenau) qui participent à cette exécution ont amplement démontré leurs qualités, cordes soyeuses, traversos agiles, hautbois de chasse au son très flatteur, basson bien timbré, basses agiles et nerveuses. La viole de gambe et le violoncelle intervenaient en solistes dans plusieurs airs notamment dans l'air pour basse n° 57 et ont fait preuve de leur virtuosité et de leur musicalité. Le continuo (basse d'archet et orgue) fut le pilier de cette architecture sonore complexe. Edlira Priftuli, directrice musicale du chœur et de l'orchestre, est la maître d’œuvre de cette superbe réussite. Cette réussite est le fruit d'un travail intense sur les deux formations orchestrales et chorales dans une optique historiquement informée.

Toutes ces merveilles, rappelons-le, sont pensées et écrites à des fins liturgiques. Du texte et de la musique se dégage avec force l'intense foi chrétienne de Bach et également l'idée de la responsabilité individuelle et collective dans la marche des évènements ayant conduit au scandale de la Croix, les uns par leurs paroles et leurs actes, les autres par leur silence, leurs renoncements, leur lâcheté, leurs trahisons. Le fait que cette musique soit capable d'émouvoir non seulement les chrétiens mais encore les mélomanes de toutes sensibilités religieuses ainsi que les agnostiques, témoigne de son universalité.

En ce jour de Vendredi-Saint, deuxième journée du Triduum chez les catholiques, grande fête pour les protestants, on ne pouvait trouver plus belle commémoration que celle qui nous fut offerte par le Chœur de Saint-Guillaume, interprète de la sublime musique de Jean-Sébastien Bach.

Cet article a été publié sous une forme légèrement différente dans la revue BaroquiadeS : http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/passion-saint-matthieu-bach-choeur-saint-guillaume-strasbourg-2019




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