Le
bon pasteur souffre pour son troupeau, le Seigneur, le juste, paie la
dette pour ses serviteurs
La Passion
selon Saint Matthieu BWV 244 (Matthaus-Passion) est
un oratorio sacré de Johann Sebastian Bach exécuté
le Vendredi Saint du 7 avril 1727. Cet oratorio a été remanié
plusieurs fois. La troisième version, celle de 1736, est considérée
comme définitive. Le récit de la Passion mis en musique par Bach
était intégrée dans le culte protestant du Vendredi Saint à
Leipzig et dans d'autres villes d'Allemagne, cérémonie qui durait
plus de cinq heures.
L'église luthérienne Saint Guillaume, magnifique église gothique, remaniée au XVIIème siècle, est un haut-lieu du protestantisme à Strasbourg. Albert Schweitzer fut un membre actif du choeur de Saint-Guillaume et fut appelé à tenir l'orgue au cours des concerts du Chœur. Depuis 1885, on exécute en concert le Vendredi Saint, alternativement les deux Passions selon Saint Jean et selon Saint Mathieu. C'est la version de 1736 de cette dernière qui a été exécutée à l'église Saint Guillaume le 17 avril 2019.
Eglise Saint Guillaume, son clocher de guingois est très pittoresque, photo Irène Benveniste |
Comme
chacun sait, la Passion
selon Saint Matthieu de
Bach, un monument de la musique, est une des œuvres les plus connues
et les plus étudiées. Les données reportées ici ont d'ailleurs
deux sources majeures, la conférence donnée le dimanche des Rameaux
par le professeur de musicologie, Beat
Fölmi et
un dossier dans Wikipedia.
Les lecteurs de cette chronique peuvent se reporter à cette dernière
publication pour de plus amples détails.
Cette
œuvre exceptionnellement complexe est basée sur l'alternance et(ou) la
superposition de quatre principales entités :
-
une partie factuelle, le récit de la Passion, c'est-à-dire le texte
littéral des chapitres 26 et 27 de l'évangile selon St Matthieu,
chantée par l'Evangéliste, les principaux protagonistes (Jésus,
Pilate, Pierre, etc...) et la foule (turba). Les chœurs chantés par
la foule font partie intégrante de l'action et possèdent un
caractère spontané du fait qu'ils collent étroitement au récit ;
-
le récit de la Passion est interrompu par les airs au nombre de
quinze, moments d'émotion, de désespoir, d'adoration, de
méditation, dont les textes sont rédigés par le poète Christian
Friedrich Henrici (Picander). Ces airs sont souvent
précédés par un arioso ou bien un récitatif accompagné. Ils sont
confiés aux quatre voix soprano, alto, ténor et basse, typologies
vocales qu'on associe parfois à une figure allégorique. Par
exemple, la voix de soprano pourrait symboliser la foi, tandis que
l'alto exprimerait plutôt la compassion. Il s'agit en général
d'arie da capo de formule ABA', empruntée à l'opéra
seria, dont chaque section peut être répétée et variée donnant
des formules plus complexes et dans un cas même la structure
A1A2B1B2A'1A'2. Les sections sont séparées par des ritournelles,
terme auquel on pourrait attribuer un sens frivole alors que dans cet
oratorio il s'agit de pièces orchestrales très profondes ;
-
d'autres pauses consistent en chorals (chœurs de facture simple au
nombre de douze) qui représentent les réactions (louange,
reconnaissance, contrition, repentance...) de l'assemblée des
croyants. Dans ces chorals revient avec insistance le constat que
Jésus, exempt de tout péché, a été condamné tandis que le
pécheur (que je suis, que nous sommes) ne l'a pas été. (Le bon
pasteur souffre pour son troupeau, le Seigneur, le juste paie la
dette pour ses serviteurs). Ces chorals permettaient ainsi de
faire participer l'assemblée à cette commémoration qui était,
rappelons-le, intégrée dans un culte. Bach n'est pas l'auteur de la
musique et des paroles, il a seulement harmonisé (de manière très
subtile) des chorals d'auteurs plus anciens, datant souvent du XVIème
siècle. Ces chorals sont devenus au fil du temps la base musicale de
la liturgie luthérienne et se trouvent à l'origine de maintes
musiques profanes ou religieuses allemandes ;
-
enfin, le récit de la Passion du Christ est précédé d'une
ouverture dans laquelle tout l'effectif instrumental et vocal est
utilisé. Cet effectif figure aussi dans le finale de la
première
partie, le début de la deuxième partie et le chœur qui termine
l'oratorio.
Eglise Saint Guillaume, Vitrail 14ème siècle, photo Ralph Hammann, source Wikipedia |
Dans
cette œuvre Bach fait la synthèse d'un art polyphonique à son
apogée, issu de la Renaissance (les chœurs) et de la sensibilité
voire du dolorisme baroque (les airs), synthèse que nous trouvons
admirable à notre époque mais qui fut critiquée en son temps, les
uns trouvant cette musique vieux jeu ou encore trop contrapuntique,
les autres méprisant les effusions baroques jugées trop italiennes.
Certes la Contre-Réforme était passée par là et Bach (Messe en
si mineur, Magnificat) et Haendel (La
Resurrezione, Dixit Dominus, Il trionfo del
tempo e del disinganno) en furent sans le vouloir d'efficaces
zélateurs. Il est impossible de détailler les soixante huit numéros
de cette œuvre monumentale aussi me limiterais-je à quelques mots
sur les moments les plus forts du concert.
Les
mots sont impuissants pour décrire le monumental portique (Kommt,
ihr Töchter) qui ouvre l’œuvre dans la tonalité de mi
mineur. C'est à la fois un tour de force musical dans la façon de
combiner ainsi les deux chœurs, les deux orchestres et le chœur
homophone d'enfants, soit plus de neuf voix indépendantes dans
certains passages. C'est aussi un grand moment spirituel car selon
Beat Föllmi, les filles de Sion exhortées par l'évangéliste,
seraient, dans la pensée de Bach, celles mêmes qui, le jour de
Pâques, constateront que le tombeau est vide, anticipation de la
Résurrection. Mais la route qui y mène sera jalonnée de
souffrances comme en témoignent les dissonances acerbes qui
émaillent le flot musical de cette introduction. Le Chœur de Saint-Guillaume a montré l'étendue de ses qualités :
précision millimétrée des attaques, lisibilité parfaite des
multiples voix, perfection de l'intonation. Les sopranos n'ont pas
besoin de forcer pour se faire entendre et leurs interventions
avaient de la douceur dans la puissance, oxymore reflétant le
nombre, certes, mais aussi la qualité des voix...
Crucifixion (vers 1526), Albrecht Altdorfer, Gemäldegalerie Berlin |
L'arioso
n°19, O Schmerz, pour ténor, deux flûtes à bec, deux
hautbois déroule ses thrènes funèbres tandis que le chœur entonne
un choral bouleversant. Magnifique ! L'air qui suit n° 20 avec
hautbois obligé et chœur n'est pas moins beau et émouvant. Paul
Chevallier (ténor) en a donné une interprétation sensible
avec une voix bien dégagée et beaucoup d'habileté dans les
vocalises.
Le
chœur n° 29, O Mensch, bewein dein Sünde gross, est
un admirable choral très ornementé et richement instrumenté. C'est
par une profession de foi de l'assemblée des croyants que se termine
la première partie de l’œuvre. Le Chœur de Saint-Guillaume en a
donné une lecture à la fois puissante, recueillie et mystique.
L'air
sublime, Erbarme dich, n° 39 pour voix d'alto qui suit
le troisième reniement de Simon-Pierre est un des moments les plus
intenses et poignants de toute la musique et on ne sait ce qu'il faut
admirer le plus de la ligne vocale ou bien du merveilleux solo de
violon. Ce dernier était assuré par David Brinckert avec
une belle assurance technique et un sentiment profond. La partie
d'alto était chantée par le contre-ténor Julien Freymuth.
Ce dernier est un spécialiste de Jean Sébastien Bach, il a
enregistré la Passion selon Saint Marc BWV 247 et
de nombreuses cantates. La voix bien projetée est belle, le timbre
séduisant et clair et l'interprétation très expressive rendait
justice à cette musique exceptionnelle.
L'air
pour basse Gebt mir meinen Jesum wieder, n° 42
accompagné par un violon soliste très brillant est un bel exemple
d'aria baroque à l'italienne. Jean-Bernard Arbeit a
assuré l'exécution de cet air avec une voix de baryton bien
timbrée. Toutefois les notes graves de sa partie étaient peu
audibles à ma place (tribune ouest), problème peut-être lié à
l'acoustique de l'église. Le medium et l'aigu passaient par contre
très bien, notamment dans les belles vocalises de la reprise da
capo.
Aus
Liebe, n° 49, air pour soprano, traverso et deux hautbois,
précédé d'un superbe arioso, est un autre sommet. Les dissonances
soulignent le drame qui vient d'avoir lieu c'est-à-dire le sacrifice
de Celui qui a porté les péchés du monde afin que ce dernier soit
sauvé. La voix n'est accompagnée que par les bois. Les entrelacs de
ces derniers et leurs combinaisons sonores avec la voix sont
admirables. Sarah Gendrot (soprano) a réalisé une
superbe performance dans cet air (et aussi dans tous les autres). Sa
ligne de chant est harmonieuse, son legato parfait. Sa voix claire et
pure, dépourvue pratiquement de vibrato, comme il se doit dans la
musique de cette époque, a dialogué avec sensibilité avec le
traverso et les deux hautbois. Nonobstant le caractère tragique du
texte, on aurait cru entendre à certains moments un quatuor d'anges
musiciens.
Au cours de l'extraordinaire arioso n°51 pour alto et cordes, Erbarm er Gott, les rythmes surpointés et les chromatismes audacieux évoquent la plus vive souffrance. Le même rythme subsiste dans l'aria pour alto qui suit, Können Trännen mein Wangen. Julien Freymuth a donné de ces deux numéros une interprétation très émouvante et engagée.
Evangéliste n° 61e, Aber Jesus schriee aber mal laut, und verschied, (Mais Jésus, poussa de nouveau un grand cri et rendit l'esprit). Toutes les lumières s'éteignent à cet instant tandis qu'un silence impressionnant règne pendant quelques minutes.
Le
choral qui suit (n° 62), Wenn ich einwil all scheiden :
est le plus émouvant de tous, son harmonisation émaillée de
chromatismes donne à la mélodie toute simple une force inattendue.
Le
chœur n° 63b, Warlich, dieser ist Gottes Sohn gewesen.
(Vraiment, celui-là est le fils de Dieu) est probablement un des
plus émouvants de la partition toute entière. Les autres chœurs
chantés par la foule sont tous formidables. Certains, décrivant le
mouvement des astres ou encore les convulsions de la nature
(tremblements de terre, orages, ouragans), ont presque une dimension
cosmique, admirablement rendue par la chorale, l'orchestre et
l'orgue...
L'air
pour basse n° 65 avec deux hautbois et cordes, célèbre entre
tous, Mache dich, mein Herze, rein (Fais-moi pur,
mon cœur). Cet air chanté après la demande du corps de Jésus par
Joseph d'Arimathie, apporte une touche de sérénité. Les douces
sonorités des hautbois contrepointent la noble effusion du soliste.
Cet air à l'italienne convenait bien à la tessiture de Jean-Bernard
Arbeit.
Chœur
final n° 68, Wir setzen uns mit Tränen nieder. Sur une
admirable ligne de basse débute la magnifique mélodie chantée par
les sopranos dans la tonalité de do mineur. Cette dernière surprend
étant donné que l'oeuvre débute en mi mineur et que cette tonalité
se maintient dans plusieurs morceaux. Le ton général du texte qui
est celui de l'apaisement, contraste avec celui dramatique de la
musique. En particulier l'appogiature finale, un si bécarre
insistant sur une basse de do, engendre une dissonance acerbe qui
n'en finit pas avant la résolution finale dans la sombre tonalité
de do mineur. Pas de tierce picarde, pas de lieto fine,
ici règne une profonde tristesse mais l'espoir d'une vie nouvelle déjà annoncée, pointe, états d'âme fidèlement rendus par le
Chœur de Saint-Guillaume.
Les
deux orchestres (Bach Collegium Strasbourg Ortenau) qui participent à cette
exécution ont amplement démontré leurs qualités, cordes soyeuses,
traversos agiles, hautbois de chasse au son très flatteur, basson
bien timbré, basses agiles et nerveuses. La viole de gambe et le
violoncelle intervenaient en solistes dans plusieurs airs notamment
dans l'air pour basse n° 57 et ont fait preuve de leur virtuosité
et de leur musicalité. Le continuo (basse d'archet et orgue) fut le
pilier de cette architecture sonore complexe. Edlira
Priftuli, directrice musicale du chœur et de l'orchestre, est la
maître d’œuvre de cette superbe réussite. Cette réussite est le
fruit d'un travail intense sur les deux formations orchestrales et
chorales dans une optique historiquement informée.
Toutes
ces merveilles, rappelons-le, sont pensées et écrites à des fins
liturgiques. Du texte et de la musique se dégage avec force
l'intense foi chrétienne de Bach et également l'idée de la
responsabilité individuelle et collective dans la marche des
évènements ayant conduit au scandale de la Croix, les uns par leurs
paroles et leurs actes, les autres par leur silence, leurs
renoncements, leur lâcheté, leurs trahisons. Le fait que cette
musique soit capable d'émouvoir non seulement les chrétiens mais
encore les mélomanes de toutes sensibilités religieuses ainsi que
les agnostiques, témoigne de son universalité.
En ce jour de Vendredi-Saint, deuxième journée du Triduum chez les catholiques, grande fête pour les protestants, on ne pouvait trouver plus belle commémoration que celle qui nous fut offerte par le Chœur de Saint-Guillaume, interprète de la sublime musique de Jean-Sébastien Bach.
Cet
article a été publié sous une forme légèrement différente dans
la revue BaroquiadeS :
http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/passion-saint-matthieu-bach-choeur-saint-guillaume-strasbourg-2019
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