Dès
les premiers accords du bandonéon, les chromatismes et les
modulations au demi-ton sui generis,
alla Piazzola, je fus
saisi de frissons et j'eus la conviction que j'allais assister à un
spectacle d'exception.
Pourtant d'après les avis
dont j'avais eu connaissance avant d'assister à la représentation,
il semblait que critiques et public étaient déroutés par le
spectacle. Pas assez de tango, trop de texte hermétique! Où sont donc passés la sensualité, l'érotisme tant vantés du tango ?
Apparemment, ce spectacle conçu par des argentins n'était pas celui
dont on avait rêvé et le tango composé, chanté, joué et dansé à
l'Opéra du Rhin en ce début de mai 2019, n'était pas la danse de bal qui
nous faisait fantasmer, nous européens.
Astor Piazzola donne
lui-même un commentaire éclairant sur sa démarche dans la
composition de Maria de Buenos Aires. Dans les années 1960, une
image stéréotypée ou même galvaudée du tango était donnée par
la musique de variété qui s'était emparée de cet univers
stylistique aux quatre coins du monde. En même temps la musique
savante, en utilisant rythmes et mélodies du tango, l'avait
dépouillé de sa fraicheur et de son âme en l'intellectualisant. En
disant ça, Piazzola évidemment critiquait à la fois les seigneurs
de l'industrie musicale et l'abstraction moderniste d'Alberto
Ginastera, son ancien mentor. En réaction, Piazzola voulait que le
Tango retrouve sa fraîcheur originelle et son esprit à travers une
véritable re-création. C'est cela le sujet de l'opéra.
Photo Klara Beck |
Synopsis.
Quand débute l'oeuvre, le récitant, El Duende, évoque l'image de
Maria de Buenos Aires, on assiste d'abord à la première naissance
de Maria. Le personnage titre s'oriente assez rapidement vers les
quartiers mal-famés de la métropole où, victime de violences, elle
meurt. L'ombre de Maria (ou son âme) déambule à travers la
ville, dans les égouts, dans le cirque des psychanalystes. Une
naissance est annoncée, celle d'un prophète, Jésus de Buenos
Aires ? La naissance tant attendue se produit, l'ombre de Maria
accouche, c'est une fille à la grande surprise et, peut-être,
déception générale. Cette fille s'appelle Maria. Est ce Maria
morte qui vient de ressusciter ou bien une deuxième naissance de
Maria?
Sur cette trame, Astor
Piazzola et Horacio Ferrer se sont abondamment exprimés, propos
rapportés dans l'article de Camille Lienhardt (1). Maria est le
tango, elle est aussi la ville de Buenos Aires, les deux sont
indissociables. Avec la disparition de Maria, c'est le tango lui-même
qui est en train de perdre son âme. Qui va donc sauver le tango ?
A travers la deuxième naissance de Maria, c'est le tango qui
ressuscite. L'artisan de cette Renaissance n'est pas un prophète mais de toute évidence, Piazzola lui-même.
Nicolàs Agullo, directeur
musical du spectacle, relève dans la musique de Piazzola des
éléments stylistiques baroques et romantiques à la fois. Le
tableau 5, fugue et mystère, le tableau 7, Toccata
vagabonde, ont des titres éloquents. De même la possibilité
de variations et d'improvisations sur un ostinato renvoient à la
musique baroque du 17ème siècle. L'orchestre comporte de nombreux
instruments souvent à l'unité, impliqués dans de nombreux solos,
ceux du bandonéon tout particulièrement, de la flûte traversière,
du violon, de la guitare électrique, du piano, du xylophone, du
vibraphone. Un alto, un violoncelle, une contrebasse et une généreuse
percussion donnent à cet orchestre l'assise harmonique et rythmique
indispensable. Le tout forme un ensemble aux plus brillantes
couleurs. Le chef cite également Berlioz, celui de Roméo et
Juliette qui lorsqu'il faut évoquer l'inexprimable, préfère
utiliser les propositions infinies de l'orchestre plutôt que celles
d'un duo d'amour aux formes stéréotypées. Selon Agullo, les
perspectives esthétiques de Piazzola et celles de Berlioz pourraient
se rejoindre sur ce point.
Très impressionné par la
musique de Piazzola, j'ai relevé quelques scènes mémorables :
la chanson de Maria (tableau 2), morceau fredonné sans paroles, qui
revient à la toute fin dans la bouche de la nouvelle Maria (tableau
16). Le tableau 4, Moineau de Buenos Aires qui s'endort, est à
mon avis, un des sommets du spectacle. Les paroles remplacent, pour
des raisons qui me sont inconnues, celles du tube de l'opéra
Yo soy Maria, de Buenos Aires. En
tout état de cause, il est superbement chanté par Maria
Ana Karina Rossi. L'intermède instrumental du tableau 5, fugue
et mystère, est envoûtant. Le tableau 8, Misère des
faubourgs donne au ténor Stefan Sbonnik l'occasion de
chanter d'une superbe voix bien assurée, une belle complainte très
dramatique. L'intermède instrumental du tableau 14, allegro
tangabile, est harmoniquement très subtil. Le tableau 15 Milonga
de l'Annonciation renferme une des chansons les plus connues de
la partition : Tres marionetas...Enfin le tableau 16,
Tangus Dei est particulièrement expressif . Le dialogue qui
s'établit entre Une voix de ce dimanche (Stefan Sbonnik) et
les autres protagonistes aboutit à un climax sonore et émotionnel.
Ainsi cette conjonction du tango et de la poésie évoque, à
travers le fantôme d'une Maria universelle, l'âme féminine et
existentielle de Buenos Aires (2).
Photo Klara Beck |
Chorégraphie et mise en
scène (Matias Tripodi) sont étroitement liés. La démarche
de Mathias Tripodi cherchait, selon ses dires, à s'éloigner un
peu des clichés ou des images connues du tango. Expressément il a
tenu à se distancer du rouge, des talons et de tous ces signes qui
ne sont qu'une distraction inutile au regard de ce qui se passe
émotionnellement dans le corps de deux personnes portées par la
musique, inventant chaque fois une histoire. Les danseurs sont en
même temps les acteurs principaux du début à la fin d'un spectacle
qui est avant tout un ballet classique. Leur rôle ne se limite pas à
leurs harmonieuses figures de tango. Ils vivent la vie dangereuse et
souvent violente des habitants des bas-fonds de la ville. Ils
aiment, dansent, courent, souffrent, se battent, meurent, cherchent
l'oubli dans l'alcool, et accouchent sur un échafaudage d'un
gratte-ciel de la métropole. Il y a plusieurs scènes d'ensemble et
à la fin une danse générale grandiose. Les deux chanteurs et le
récitant sont présents discrètement sur scène. Le décor est
réduit à quelques chaises mais les superbes photographies de
Claudio Larrea créent
l'ambiance en nous décrivant avec éloquence les
architectures de Buenos Aires. Les costumes de Xavier Ronze sont
d'une sobre élégance, les hommes en frac noir ou bien torse nu et
les femmes en superbes robes bleu-foncé, mi-longues et do nu, le
tout rehaussé par les éclairages parfois radieux mais souvent
crépusculaires de Romain de Lagarde.
Maria
Ana Karina Rossi incarnait le personnage de Maria, son fantôme
ou bien sa représentation spirituelle. Sa superbe voix de mezzo
était singulièrement envoûtante. Stefan Sbonnik donnait vie
à plusieurs personnages dont un chanteur populaire, un vieux voleur,
etc...Sa voix de ténor de couleur assez sombre avait une splendide
projection et un timbre très séduisant. Enfin le récitant dit El
Duende (Alejandro Guyot) racontait cette histoire triste avec
une merveilleuse diction dans cet espagnol limpide que parlent les
argentins.
L'orchestre
La Grossa, orchestre tipica de la maison Argentine, a déployé
des couleurs brillantes. Dans son instrumentarium, on distinguait
évidemment le bandonéon qui dans l'opéra est un personnage à part
entière et qui a ravi l'auditoire (premier à l'applaudimètre), une
flûte traversière, instrument privilégié de Piazzola, à qui sont
confiées de belles mélodies et des rythmes jazzy, un violon solo,
une guitare électrique et aussi les instruments à notes non tenues,
xylophone, vibraphone, piano (long solo au tableau 13) et une
batterie bien pourvue de caisses claires, grosse caisse, blocs de
bois, etc...Le tout sous la direction experte de Nicolàs Agullo qui
connaît cette musique mieux que personne.
Un
opéra-tango et un ballet de toute beauté, un régal pour les yeux
et les oreilles. J'espère qu'il en restera un enregistrement.
Assis
dans la troisième balcon au milieu de collégiens agités,
bruissants comme des sansonnets, je craignais une soirée difficile.
Dès les premières mesures de musique, cette joyeuse troupe se tut,
se tint coite pendant tout le spectacle puis laissa éclater sa joie
en fin de spectacle de façon spontanée et rafraichissante, plus
beau cadeau que l'on pouvait offrir à ces artistes généreux.
Photo Klara Beck |
Maria de Buenos Aires
Opéra-tango sur un livret d'Horacio Ferrer et une musique d'Astor PiazzolaCréation en mai 1968 à la sala Planeta, Buenos Aires
Mathias Tripodi, chorégraphie, décor
Nicolas Agullo, direction musicale
Xinqi Huang, assistante à la mise en scène
Xavier Ronze, costumes
Romain de Lagarde, lumières
Claudio Larrea, photographies (projections scéniques)
Maria Ana Karina Rossi, Maria
Stefan Sbonnik, ténor
Alejandro Guyot, El duende
Federico Sanz, violon solo
Carmela Delgado, bandonéon
Claude Agrafeil, maître de ballet
La Grossa, orchestre tipica de la maison Argentine.
Nouvelle production
Festival Arsmondo
Opéra National du Rhin
- Camille Lienhardt, La Maria de Nicolas Agullo, Programme Maria de Buenos Aires, ONR 2019
- Propos cités par Walter Romero, Une Marie Argentine et Universelle, ONR Magazine 2019.
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