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lundi 24 février 2020

L'Amour, la Mort, la Mer

Patricia Petibon, soprano
Susan Manoff, piano

Johann Sebastian Bach (1685-1750), Ich ruf' zu Dir, Herr Jesu Christ
Samuel Barber (1910-1981), Crucifixion
Nicolas Bacri (*1961), All through eternity, A la Mar
Erik Satie (1866-1925), Idylle (piano solo)
Gabriel Fauré (1845-1924), Au bord de l'eau
John Lennon (1940-1980), Oh my love
Joaquin Rodrigo (1901-1999), Adela
Yann Tiersen (*1970), Lok Gweltaz, Yuzin (piano solo)
Gabriel Fauré, Les Berceaux
Jean Cras (1879-1932), La Rencontre
Ariel Ramirez (1921-2010) – Felix Luna (1925-2009), Alfonsina y el Mar
Francis Poulenc (1899-1963), Sanglots
Yann Tiersen (*1970), Porz Goret (piano solo)
Enrique Granados (1867-1916), Ay ! Majo de mi vida, El mirar de la maja, De aquel majo amante.
Aaron Copland (1900-1990), Piano blues n° 5 (piano solo)
Robert Baska (*1938), Heart, we will forget him.
Thierry Escaich (*1965), Le chant des lendemains
Eric Satie (1866-1925), Méditation (piano solo)
Francisco Mignone (1897-1986), Dona Janaina
Frederic Weatherly (1848-1929), Danny Boy



Patricia Petibon a donné à son récital un titre dont l'allitération sonne comme une chanson. L'artiste a rédigé un commentaire poétique sur les vingt pièces de son récital qu'on peut lire dans la notice du disque éponyme paru très récemment (1).

Patricia Petibon et Susan Manoff entrent sur scène, Patricia Petibon est vêtue d'une jupe bleue, d'une marinière rayée bleu et blanc et d'un boléro bleu, frangé de rouge, un costume marin très seyant approprié au grand voyage initiatique auquel elle nous convie. De la Bretagne de Jean Cras et de Yann Tiersen, elle nous conduit vers l'Espagne pour une longue halte avec la belle mélodie mélancolique d'Adela de Joaquin Rodrigo et trois superbes chants de Enrique Granados. De l'Espagne à l'Argentine d'Ariel Ramirez et Felix Luna, il n'y a qu'une brasse mais le dépaysement est total au Brésil de Francisco Mignone. Après un bref passage par les Etats Unis avec Crucifixion de Samuel Barber, le voyage maritime se termine par une escale dans les Iles Britanniques et en Irlande avec respectivement Oh my love de John Lennon et Danny Boy de Frederic Weatherley.

Bercés par la houle, grisés par les embruns, nous ne voyons pas que la cantatrice et sa complice nous entrainent vers un autre voyage, au tréfonds de l'âme, celui-là. Les deux artistes nous amènent à nous interroger sur l'amour, l'amour total qui conduit à la mort et à nous questionner sur le sens de notre vie avec un regard souvent ironique, désabusé mais toujours sincère. En outre, au cours des solos pour piano de Susan Manoff, Patricia Petibon invente un spectacle muet où elle endosse un costume de clown et effectue une danse improvisée en compagnie d'êtres marins improbables qui finissent dans le ventre d'une baleine. Tout cela vient à propos et témoigne d'une imagination fertile.

Arnold Boecklin. Play of the Nereides (1886)

Dans All through eternity et A la mar, de Nicolas Bacri, musiques évocatrices de grands espaces, Patricia Petibon éblouit par sa gestion du souffle, la perfection de ses aigus.

De retour de territoires insolites, la soprano revient aux fondamentaux avec Au bord de l'eau de Gabriel Fauré, chef d'oeuvre de jeunesse, barcarolle insouciante où apparût de façon limpide l'étonnante complicité existant entre Patricia Petibon et Susan Manoff. Dans Les Berceaux, on admire la ligne de chant pure et l'incomparable musicalité du phrasé et de l'articulation. Ces qualités on les retrouve dans les Sanglots de Francis Poulenc, compositeur fétiche que Patricia Petibon magnifia dans son interprétation bouleversante de Soeur Constance dans Dialogues des Carmélites. Dans La Rencontre, magnifique mélodie de Jean Cras, Susan Manoff met en scène une tumultueuse tempête marine, ça houle et ça tangue ! Mais les éléments agités ne semblent pas affecter la cantatrice qui conclut le déroulé musical désormais paisible des trois strophes par une note tenue d'une merveilleuse pureté et un glissando comme si la mélodie était emportée par le vent.

Dans la bouleversante Alfonsina y el mar, d'Ariel Ramirez et Felix Luna, les empreintes des pas d'Alfonsina dessinent un douloureux sentier conduisant au fond obscur de la mer.

La musique vocale de Enrique Granados mériterait d'être mieux connue et les trois chants qu'interprète Patricia Petibon nous mettent l'eau à la bouche. Ils font partie d'un recueil de quatorze chants intitulé: Coleccion de tonadillas escritas en stilo antiguo (Collection de chansons écrites en style antique) (2). Dans Ay! Majo de mi vida, les deux strophes sont séparées par un interlude pianistique où Susan Manoff égrène de jolies notes évoquant par leur délicatesse une guitare. El mirar de la maja est une chaconne avec une basse obstinée de cinq mesures, répétée dix huit fois par le piano sur lequel la chanteuse brode un chant très libre, une quasi improvisation mélancolique et troublante. Dans De aquel majo amante, l'osmose entre les deux artistes est admirable, l'une commence et l'autre reprend le fil de l'histoire et les deux artistes n'en font plus qu'une.

Dans le chant des lendemains de Thierry Escaich, Patricia Petibon écoute dans un coquillage ce que lui raconte la mer : un voyage inouï au dos d'une baleine, un violon dans la nuit ou le chant des sirènes...(3). Le dialogue qui s'établit entre elle et la pianiste est très animé, elles arrivent à un triple pianissimo à la limite de l'audible sur les mots: Le temps c'est ce qui vient, ce n'est pas ce qui passe et concluent sur un fortissimo abrupt.

Ara chloropterus, Jurong Bird Park, Sengkang


Jusqu'au bout du récital, Patricia Petibon n'aura pas fini de nous surprendre. Avec Dona Janaina de Francisco Mignone, la Sirène de la mer, protectrice des marins-pêcheurs, s'incarne dans un ara multicolore qui s'exprime dans le langage des perroquets, idiome que Patricia Petibon semble connaître puisqu'elle s'adresse aux spectateurs dans cette langue. D'aucuns la comprennent et lui répondent. La soprano les récompensera en leur offrant le bouquet qu'elle recevra en fin de récital.

Le récital s'achevait avec Danny Boy, chant d'amour et de mort de Frederic Weatherley sur une mélodie populaire irlandaise. Les artistes sont alors totalement investis dans la musique et les larmes viennent aux yeux de ceux qui les entendent. Fin triple pianissimo.

Susan Manoff, (c) Oji Hall/photo Fumiaki Fujimoto

J'ai été gêné tout au long du concert par les applaudissements. Ceux-ci venaient trop tôt, avant que la dernière note de la pianiste n'eût fini de résonner. Mais ce désagrément ne pouvait gâcher la soirée. Patricia Petibon se montra telle qu'en elle-même, merveilleuse et irremplaçable et Susan Manoff l'accompagna avec une intelligence et une sensibilité rares. Ces deux artistes au sommet de leur art illuminèrent la soirée au cours d'un récital à la fois profond et léger. La salle de l'opéra était pleine, du jamais vu pour un récital à l'ONR, et le public manifesta bruyamment son contentement.

Cet article est issu d'un compte rendu publié dans odb-opéra, le 6 février 2020 (4).

  1. L'Amour, la Mort, la Mer. Patricia Petibon, Susan Manoff, disque paru le 14/02/2020 chez Sony Classical.
  2. Poème d'Olivier Py.






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