Pelléas et Mélisande. Photo Klara Beck. Cliquer pour agrandir. |
Le chasseur maudit
Parti chasser, Golaud, petit fils du roi Arkel, poursuit un sanglier qui lui échappe. En cherchant son chemin dans la forêt, Golaud fait la rencontre de Mélisande en pleurs et réussit à l'apprivoiser. C'est en quelque sorte un autre gibier que Golaud rapporte au château. Mélisande est devenue son épouse et en même temps sa proie. Entre Pelléas, demi-frère de Golaud et Mélisande, l'amitié naissante se mue rapidement en passion partagée. La réaction de Golaud quand il réalise, avec l'aide involontaire de son fils Yniold, la trahison de son épouse, est féroce au point de saisir Mélisande par sa longue chevelure et de la brandir comme une poupée de chiffon. Ces évènements n'empêchent pas Pelléas et Mélisande de se voir une dernière fois, rencontre nocturne au cours de laquelle ils deviennent amants. Golaud en embuscade les surprend sans avoir pu voir leurs ébats, et poignarde son frère devenu une nouvelle proie. Quand l'acte V débute, Mélisande a mis au monde une petite fille au terme d'un accouchement sanglant. Lors d'une scène très violente, Golaud cherche à savoir si l'infidélité de Mélisande a été physiquement consommée. Mélisande désormais trop faible pour répondre, meurt en gardant son secret.
Tel est le résumé de cette production, adaptation assez libre du livret de Maurice Maeterlinck (1862-1949). Au départ on est en présence du triangle classique, mari, épouse, amant, situation évidemment intemporelle mais cette situation n'est pas l'unique moteur de l'action et d'autres sujets viennent se greffer dessus. Mélisande non seulement doit affronter la brutalité de son mari mais il lui faut aussi gérer les entreprises galantes du roi Arkel qui deviennent explicites et lourdes au début de l'acte IV. Ne serait-elle pas aussi la chose du patriarche ? Plus important, le livret révèle ainsi un lot de problèmes sociaux (précarité, exclusion sociale), auxquels Maeterlinck était très sensible. Les maîtres du royaume d'Allemonde vivent en vase clos et ne se préoccupent guère du monde extérieur dont cependant quelques échos arrivent au château. On apprend qu'une famine sévère règne dans le pays et qu'il n'est pas rare de trouver un paysan mort de faim au détour d'un chemin. Enfin la grossesse et l'accouchement de Mélisande qui ne sont qu'évoqués dans le livret, sont montrés sans détour dans les actes IV et V et sont rendus responsables de la mort de Mélisande (1).
Pour Barrie Kosky, texte et musique sont si parfaits et si riches qu'il n'y a rien à ajouter et que la mise en scène et la scénographie doivent être aussi dépouillées que possible afin que le spectateur puisse se concentrer sur le parlé-chanté de Maeterlinck et Debussy. Barrie Kosky veut que les protagonistes deviennent des sculptures de théâtre, des corps soumis à des effets de lumière et mus par le mouvement de plateaux tournants et de tapis roulants. Ainsi le décors de Klaus Grünberg représente des espaces emboités, sortes de huis clos, dans lesquels les personnages sont prisonniers à la manière des tableaux de Francis Bacon. A l'instar de Mélisande dont l'origine est inconnue, on ne sait pas grand chose des autres protagonistes qui semblent venir de nulle part et ne sont jamais là où on les attend. Aucun mobilier n'est présent mais la nudité totale du décors est atténuée par des éclairages savants (Klaus Grünberg) qui habillent les personnages de couleurs dans lesquelles dominent le vert et le mauve comme le suggérait Maeterlinck (1). Du fait de cette mise en scène elliptique, il appartient au spectateur d'imaginer ce que les paroles signifient. Au quatrième acte, on ne voit pas les petits moutons dont parle Yniold mais on imagine qu'ils vont à l'abattoir et non à l'étable comme le voudrait le petit enfant. Contrefaits, mal à l'aise dans leurs grands corps, Golaud ou bien Pelléas ne proviendraient-ils pas d'une union incestueuse? Enfin cette mise en scène qui décrit de manière sanglante l'accouchement de Mélisande, suggère fortement que cet événement pourrait être responsable de sa mort sans exclure toutefois d'autres explications.
Golaud brutalise Mélisande. Photo Klara Beck |
Claude Debussy (1862-1918) voulait que l'action fût parfaitement compréhensible par le spectateur et que la combinaison du texte et de la musique fût aussi naturelle que possible d'où son attention particulière vis à vis de la prosodie française et aussi l'adoption d'un parlé-chanté éliminant toute virtuosité vocale. J'ai voulu que l'action ne s'arrêtât jamais, qu'elle fût continue, ininterrompue....Je n'ai jamais consenti à ce que ma musique brusquât ou retardât, par suite d'exigences techniques, le mouvement des sentiments et des passions de mes personnages. Elle s'efface dès qu'il convient qu'elle leur laisse l'entière liberté de leurs gestes, de leurs cris, de leur joie ou de leur douleur (2).
Comme dans le Prélude à l'après-midi d'un faune (1994), le langage harmonique de Pelléas et Mélisande manifeste une évolution considérable avec l'utilisation de gammes par tons entiers qui donnent à la musique une couleur très particulière (scène du souterrain par exemple). Pour peu qu'on soit sensible à l'atmosphère créée dès les premières mesures de l'oeuvre grâce à une merveilleuse orchestration, cet opéra ou plutôt ce drame lyrique comme l'appelait Debussy, provoque un plaisir total du début à la fin. S'il fallait citer quelques sommets, je choisirais le dialogue entre Pelléas et Mélisande au début de l'acte 2, Quelque chose sort du port.... tandis que le choeur des marins pousse ses Hoé Hisse ! Le grondement de la mer et la brume participent à la magie et au mystère de cette scène. La mer est d'ailleurs omniprésente, une présence peu amicale, une sourde menace, tout au long de l'oeuvre. Dans la scène IV de l'acte III où Golaud contraint Yniold à espionner Mélisande, on atteint alors un climax émotionnel. Malgré la pression terrible à laquelle Golaud soumet Yniold, l'esprit d'enfance, cette capacité de s'émerveiller (pour un carquois et des grandes flèches), donne à cette scène son authenticité et sa force. Enfin les douze dernières mesures uniquement orchestrales, épitaphe de Mélisande, sont sublimes. La tonalité crépusculaire de do# majeur, clairement affirmée par les rares trompettes en fa, s'installe et l'oeuvre s'achève par un triple pianissimo dans l'extrême aigu (3).
Arkel empêche Golaud de s'acharner sur Mélisande. Photo Klara Beck |
Il n'est plus question ici d'une Mélisande blonde, aux cheveux descendant jusqu'à terre, trait à la forte connotation érotique, ni d'une Mélisande évanescente et diaphane. Anne-Catherine Gillet (soprano) a incarné une étonnante Mélisande, brune, pleine de vie et de santé, capable de s'émerveiller comme une enfant et formidablement investie au point que dans sa bouche la réplique, Je ne suis pas heureuse qui ponctue diverses étapes du drame, sonnait juste (cette même réplique suscita les rires lors de la création de l'opéra) (4). Si le parlé-chanté n'est pas propice aux démonstrations vocales (le chant se situe dans un confortable medium et la note la plus haute de la partition est le la bémol 4), son magnifique solo a cappella au début du troisième acte (dont la musique semble venir du fond des âges) permettait de goûter la projection de sa voix et les couleurs chatoyantes du timbre de cette dernière. Marie-Ange Todorovitch (mezzo-soprano) qui a chanté dans Quai Ouest de Régis Campo à l'ONR, a réalisé une belle composition du rôle de Geneviève, un rôle important pour la compréhension de la trame car au deuxième acte Geneviève, lisant la lettre de Golaud, brosse un tableau complet des habitants du château et de leur caractère. Le roi Arkel était incarné par Vincent Le Texier (baryton-basse), un familier de ce drame lyrique qu'il interprète depuis une trentaine d'années avec le costume de Golaud. Au patriarche à la longue barbe se substituait un homme plus jeune dont les mains baladeuses sur le corps de sa belle-petite fille apparaissaient plus crédibles mais pas moins condamnables pour autant. La voix est belle et le personnage gagne en autorité au fil de l'action. Pelléas surprend, il n'est plus le jeune homme fringant habituel mais un être recroquevillé sur lui-même, marchant avec difficulté. Handicapé, Pelléas l'est peut-être, c'est en tous cas un personnage étrange comme Mélisande en fait. La typologie vocale de Pelléas est curieuse, un baryton est requis pour le rôle mais la partition montre que le registre est très tendu pour un baryton et n'est pas éloignée de celle d'un ténor. Avec Jacques Imbrailo, pas de problème, la tessiture est celle d'un baryton mais le chanteur sud-africain dont la diction est excellente, a chanté avec facilité toutes les notes aigües et a fait preuve de beaucoup d'engagement. Jean-François Lapointe (baryton) est un grand Golaud. Quelle voix et quelle diction! C'est aussi un Golaud particulièrement brutal que nous avons vu et entendu. Si Mélisande est la huitième victime de Barbe-Bleue, alors ce Golaud-là est bien son bourreau. Mais sa voix peut aussi s'avérer charmeuse avec de magnifiques pianissimos. Cette interprétation colle idéalement avec ma vision du personnage. Un jeune garçon, Cajetan Dessloch, soliste du Tölzer Knabenchor, chanta le rôle d'Yniold avec une superbe voix de soprano dans un excellent français. Il est certain que la possibilité de disposer d'un pareil chanteur confère une vraisemblance accrue à la terrible scène de l'acte III. Enfin Dyonisos Idis (basse) joua et chanta les rôles du médecin et du berger et s'avéra très convaincant dans ces deux rôles.
Golaud utilise Yniold pour espionner Mélisande. Photo Klara Beck |
Acteur de premier plan, l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg sous la direction de Franck Ollu exprima fidèlement la magie sonore qui est la marque de cette merveille, un des plus beaux opéras jamais composés. Les cordes, bois, les deux harpes et les cors furent enchanteurs. La musique se déroulait dans une dynamique piano voire pianissimo, comme il se doit, avec quelques climax sonores d'autant plus efficaces qu'ils étaient rares, ainsi les voix des chanteurs se faisaient entendre aisément.
Loin des clichés néo-médiévistes ou symbolistes, cette mise en scène renouvelle par son côté noir, presque expressionniste, le chef-d'oeuvre de Maeterlinck et Debussy.
Mort de Mélisande. Photo Klara Beck |
Pelléas et Mélisande
Drame lyrique en cinq actes
Claude Debussy, musique
Maurice Maeterlinck, livret
Créé le 30 avril 1902 à l'Opéra Comique
Franck Ollu, direction Musicale
Barrie Kosky , mise en scène
Julia Huebner, responsable de la reprise de la production
Klaus Grünberg, décors et lumières
Anne Kuhn, collaboratrice aux décors
Dinah Ehm, costumes
Chloé Lechat, assistante à la mise en scène
Marco Philipp, assistant aux lumières
Jacques Imbrailo, Pelléas
Anne-Catherine Gillet, Mélisande
Jean-François Lapointe, Golaud
Marie-Ange Todorovitch, Geneviève
Vincent Le Texier, Arkel
Cajetan Dessloch, Yniold
Dionysos Inis, médecin, berger
Choeur de l'opéra national du Rhin
Alessandro Zuppardo, chef de choeur
Orchestre Philharmonique de Strasbourg
Coproduction du Komische Oper Berlin et du Nationaltheater Mannheim
Vendredi 19 octobre 2018
- Denis Herlin, La genèse de Pelléas et Mélisande, Pelléas et Mélisande, Programme, ONR, 2018.
- Do # majeur (sept dièzes à la clé), tonalité très rare par laquelle débute Salomé de Richard Strauss, créé, trois ans après Pelléas et Mélisande. La trompette en fa ou trompette basse sonne une quinte plus bas que la trompette normale.
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