Camille Pissarro (1830-1903), Le jardin à Pontoise, 1877 |
Les sonates pour piano et violon de Wolfgang Mozart (1756-1791) sont au nombre de seize si on ne compte pas les œuvres d'enfance datant de 1764 (K 6 à 15 et K 26 à 31) et une série de six sonates K 55 à 60 dont l'authenticité est plus que douteuse. Six sonates ont été composées à Mannheim en février 1778 (K 301, 302, 303, 305) et à Paris durant l'été 1778 (K 304 et 306). Ces œuvres furent dédiées à Marie Elizabeth, épouse du prince-électeur palatin, Karl Theodor von Sulzbach et furent appelées de ce fait, sonates Palatines (opus I). Une septième sonate (K 296) a également été composée à Mannheim en mars 1778 et publiée trois ans après les autres (1-3). Une deuxième série de cinq sonates a vu le jour en 1779 à Salzbourg (K 378) et en 1781 à Vienne (K 376, 377, 379, 380). Toutes ces sonates furent publiées en 1781 avec en plus la sonate K 296, formant ainsi un groupe de six (opus II). Les quatre dernières furent dédiées à Mademoiselle Josepha Aurnhammer (1758-1820), ancienne élève de Mozart et interprète de ses œuvres. Les dernières sonates, K 454 (1784), K 481 (1786), K 526 (1787) et K 547 (1788) ont été composées à Vienne, chacune isolément.
Il n'était pas possible de décrire toutes les sonates de ce corpus. Mon choix s'est porté sur les sonates les plus inspirées et novatrices: les sonates en mi mineur K 304, en fa majeur K 377, en sol majeur K 379, en mi bémol majeur K 380, en si bémol majeur K 454, en mi bémol majeur K 481 et en la majeur K 526.
Camille Pissarro, Nature morte, 1867, Musée d'art de Tolède. |
Peut-être commencée à Mannheim, la sonate en mi mineur K 304 est achevée à Paris avant l'été 1778. Elle contraste vivement avec les autres sonates Palatines par son originalité et son intensité expressive. La coupe en deux mouvements est conforme au goût qui sévissait à Mannheim. Elle s'éloigne par contre de celle en trois mouvements des six sonates de Joseph Schuster (1748-1812) que Mozart avait découvertes à Mannheim et qui suscitèrent son désir d'écrire des œuvres dans ce genre musical (4, 5). La sonate K 304 partage avec la sonate en la mineur K 310 contemporaine une profonde tristesse, reflet peut-être des déboires de Mozart lors de son séjour parisien et de l'angoisse provoquée par la maladie de sa mère et son décès et son décès en juillet 1778.
Le premier mouvement Allegro débute avec un thème admirable joué à l'unisson par le violon et le piano qui imprègne le morceau entier de son lyrisme passionné. Ce thème intervient également de façon prépondérante dans le développement court mais intense. Lors de la réexposition le thème est vraiment transfiguré par d'extraordinaires accords du piano d'une expression romantique. A la fin, Mozart nous gratifie d'une émouvante coda au cours de laquelle le thème revient une dernière fois mais avec une harmonisation encore différente et quelque peu mystérieuse. Deux accords de mi mineur violemment sabrés par les deux instruments mettent fin à ce mouvement. Le tempo di minuetto n'est pas moins beau. Son écriture plus serrée que celle de la moyenne des sonates pour piano et violon de Mozart, évoque quelque danse ancienne, peut-être la sarabande de la partita pour violon seul en si mineur de Jean Sébastien Bach, BWV 1002, une œuvre que Mozart ne connaissait sans doute pas, du moins à cette époque de sa vie (6). Lors de la deuxième partie du menuet, le thème devient plus véhément et passionné avec au violon d'étonnants octaves en doubles cordes. Le sublime trio en mi majeur est un moment de douceur ineffable et de consolation à peine voilé de quelques nuages. Lors du retour de la première partie, une variation du thème au caractère de récitatif nous plonge dans un climat désespéré. Une courte coda pleine de feu rappelant le début du premier mouvement termine la sonate. Cette sonate a une sonorité particulière en raison peut-être de la tonalité de mi mineur, rarement utilisée par Mozart, qui permet des accords faisant résonner la corde mi aigüe du violon à vide (chanterelle). Dix ans plus tard, Joseph Haydn retrouvera une ambiance et des accents voisins dans le premier mouvement de son trio pour piano, violon et violoncelle en mi mineur (Hob XV.12) (7).
Rouen, rue de l'Epicerie, 1898, Norman (Oklahoma), Fred Jones Jr Museum of Art |
La sonate en sol majeur K 379 fait partie d'une trilogie comprenant également la sonate en fa majeur K 377 et la sonate en mi bémol majeur K 380. Ces duos furent composés à partir d'avril 1781 et publiés à la fin de l'année chez Artaria en compagnie des trois autres, en fa K 376, en si bémol K 378 et en do K 296 (opus II). Du point de vue du style et de l'inspiration ces trois sonates marquent une rupture nette avec les œuvres du même genre précédentes. Leur écriture plus serrée avec de nombreux passages contrapuntiques, leur inspiration plus romantique (chaque sonate possède un mouvement dans le mode mineur) montrent que sitôt installé à Vienne, Mozart libéré des contraintes, peut laisser voguer librement son imagination et sa fantaisie. La pensée très riche de ces sonates est cependant canalisée dans des formes strictes, des structures solidement architecturées. Les six sonates de l'opus II furent très bien accueillies par la critique musicale de Prusse ainsi qu'en témoigne un article du Cramers Magazin (8).
La sonate en sol majeur K 379 commence par un magnifique Adagio solennel. Ce dernier est divisé en deux parties séparées par des barres de reprise, il débute par un admirable thème très étendu exposé par le piano, le violon reprend le début du thème et le continue par une extension très expressive accompagnée par les arpèges modulants du clavier. Les deux parties s'achèvent avec un noble mouvement de la basse du piano scandé par des accords majestueux de la main droite. Le mouvement qui suit est un allegro en sol mineur, fougueux, fiévreux, de forme un peu particulière car il s'agit d'une structure sonate sans développement. Le premier thème très étendu est remarquable par un court motif de trois brèves et une longue que l'on retrouve dans maintes œuvres de caractère semblable: premiers mouvements du quatuor en fa # mineur opus 50 n° 4 et de la sonate n° 59 Hob XVI.49 en mi bémol majeur de Joseph Haydn, de la 5ème symphonie en do mineur de Beethoven. Le second thème aussi passionné et véhément que le premier consiste en imitations serrées entre le violon et la main gauche du piano au milieu d'octaves brisés à la main droite. Lors de la réexposition profondément remaniée, le premier thème donne lieu à une extension très dramatique ponctuée par des points d'orgue tandis que le second thème transposé en mineur voit son intensité décuplée. Une magnifique coda pleine de feu met un point final à ce morceau. Le troisième mouvement Andantino cantabile 2/4 est un thème varié. Le thème très mélodieux et empreint de gravité au pianoforte est accompagné ar un beau contrechant du violon. Dans la première variation le violon se tait. Ecrite dans un beau style contrapuntique à trois voix, cette variation offre un mélange de grâce et de sérieux très attachants. Dans la deuxième variation, le thème tel un cantus firmus, est joué par le piano tandis que le violon dessine une délicate broderie de triolets de doubles croches. La variation mineure apporte un grand moment d'émotion. Le piano joue une superbe mélodie, une étonnante transformation du thème initial avec un bel accompagnement en triolet de doubles croches à la main gauche tandis que le violon joue un pathétique contrechant. La cinquième variation Adagio est confiée au piano tandis que le violon accompagne avec des pizzicatos. Après un retour presque textuel du thème, une coda termine l'oeuvre tout doucement dans un climat serein.
Un carrefour à l'Hermitage Pontoise, 1876, Le Havre, musée d'Art Moderne |
La sonate en fa majeur K 377 débute ex abrupto avec un Allegro dont le thème au piano est caractéristique avec ses appogiatures (9) et son rythme pointé. Le violon accompagne avec la plus grande énergie par d'incessants triolets puis s'empare du thème principal tandis que les triolets passent au piano. Il n'y a pas de pont ou de transition pour reprendre son souffle. La hâte fébrile qui règne dans cette exposition ne laisse pas de place à un second thème. Le développement est un des plus longs, intenses et puissants de Mozart à cette période de sa vie. Entièrement construit sur le thème initial, il combine ce dernier avec des motifs apparus lors de l'exposition: les appogiatures du début du thème et un trille qui en orne la fin. Cette structure sonate monothématique est en même temps un mouvement perpétuel, forme exceptionnelle chez Mozart. L'andante en ré mineur est un thème varié.Le thème est remarquable par ses gruppettos (9) dramatiques, il est d'abord exposé par le piano et répété par le violon. On ne peut qu'être envoûté par le lyrisme de cette musique. La première variation débute au clavier par une broderie sur le thème tandis que le violon accompagne en doubles cordes. Dans la troisième variation, le thème débarrassé de ses gruppettos, adopte un rythme syncopé tandis que le clavier accompagne en triples croches. La grandiose quatrième variation a un caractère presque symphonique, les basses grondantes évoquent le mouvement de contrebasses tandis que les accords massifs de la main droite font penser à des trompettes et des timbales. La rêveuse et douce variation majeure offre un instant de répit. Le rythme change dans la dernière variation et le thème métamorphosé mais toujours aussi pathétique devient une sicilienne. L'analogie de cette variation avec le début du finale du quatuor en ré mineur K 421 de 1783 saute aux yeux. Lors de la coda, l'émotion est à son comble, le thème est murmuré pianissimo par le violon tandis que le clavier joue un lugubre accompagnement. Le Tempo di minuetto final est en fait un rondo. Le refrain, inoubliable par son caractère mélancolique et résigné, est joué tout doucement par le clavier puis répété par les deux instruments à l'octave. La simplicité de ce début contraste avec la complexité du premier mouvement. Dans le premier couplet, sorte de fantaisie, on retrouve le lyrisme passionné des mouvements précédents mais ce passage ne dure pas et s'enchaine sur un deuxième couplet en si bémol majeur d'une grande ingénuité. Le refrain reparaît avec de notables changements et une importante extension et le mouvement s'achève de façon poétique avec le début du refrain murmuré par les deux instruments.
Toits rouges, coin d'un village, hiver, 1877, Musée d'Orsay |
Contrairement au premier mouvement de la sonate en fa K 377, bâti sur une seule idée, l'Allegro initial de la sonate en mi bémol majeur K 380 ne compte pas moins que quatre thèmes. Les deux accords massifs au piano par lesquels débute le premier thème, confèrent à ce dernier une très grande énergie et une noble majesté. Le magnifique deuxième thème très étendu et passionné, a un caractère quasiment beethovénien, il s'enchaine à un troisième thème sautillant auquel de nombreux trilles donnent un aspect pittoresque. Comme si cette prodigalité ne suffisait pas, Mozart trouve le moyen de faire commencer le développement avec un nouveau thème, un motif modulant au piano accompagné par les triolets du violon. Ensuite le piano et le clavier vont s'opposer plus vigoureusement que jamais sur les premières mesures du thème initial et enfin Mozart reprendra la nouvelle idée qui commençait le développement pour amener la rentrée, unifiant ainsi le discours musical. L'Andante en sol mineur est le sommet émotionnel de l'oeuvre. Il est bâti sur un thème unique, une plainte pathétique ornée de gruppettos, énoncée deux fois par le clavier avec des basses d'Alberti (9) puis un accompagnement du violon sur la corde sol. Le thème sera ensuite répété dans diverses tonalités et avec des accompagnements d'une grande richesse jusqu'aux barres de reprises. Apr ès une assez courte transition, la réexposition est profondément modifiée dans l'expression en raison de la transposition du discours musical en sol mineur mais aussi du fait d'une extension très dramatique du thème principal. La concentration de ce morceau n'a d'égale que son intensité expressive. C'est un vaste et splendide rondo sonate Allegro qui termine l'oeuvre. Le thème très gracieux est joué par le clavier et répété par le violon. Lors du premier couplet, un thème nouveau est joué par le violon avec un accompagnement très brillant du piano. Après un retour du refrain notablement écourté, commence ex abrupto le couplet central en do mineur qui est en fait un développement sur le thème du refrain . Le violon s'empare du thème avec la plus grande énergie tandis que le piano accompagne avec de furieuses gammes montantes puis descendantes. Quand le thème est repris en octaves par la main gauche du pianiste, l'effet est saisissant et d'une puissance beethovénienne. Un dernier retour du refrain s'enchaine avec la coda très poétique comportant des échos piano de ce dernier et la sonate s'achève brillamment par deux accords conclusifs aux deux instruments.
A l'écoute des œuvres présentées ici, on peut dire que Mozart a inventé le duo piano, violon moderne. Fini le temps où le violon était inféodé à la main droite du pianoforte, violon et piano sont devenus deux entités indépendantes qui dialoguent ou s'affrontent d'égal à égal.
Bertrand Dermoncourt, Dictionnaire Mozart, Fayard 2005, pp 877-890.
Georges de Saint Foix, W.-A. Mozart, tome III Le Grand Voyage, Desclée de Brouwer,1937.
Florence Badol-Bertrand, Notice du coffret: Isabelle Faust, Alexander Melnikov, Mozart's sonatas for fortepiano and violin, volume 1, Harmonia Mundi, 2018.
Joseph Schuster, Maître de Chapelle à Dresde, Voici ce qu'écrit Wolfgang à Leopold dans une lettre datée du 6 octobre 1777. J'envoie ici à ma sœur Nannerl six duos pour clavecin et violon de Schuster que j'ai souvent joués ici. Ils ne sont pas mal. Comme ils sont très populaires ici, j'en écrirai moi-même six dans le même style. En vous les envoyant, mon but principal est que vous vous amusiez bien en les jouant en duo.
Richard Englaender et Georges de Saint Foix, Les sonates de violon de Mozart et les duetti de Joseph Schuster, Revue de Musicologie, 20 (69), 6-19, 1939.
Grâce à la bibliothèque du baron Gottfried van Swieten, Mozart aura accès à plusieurs partitions de Jean-Sébastien Bach à partir de son installation à Vienne en 1781.
Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 1041-1042.
Alfred Einstein, Mozart, sa vie et son œuvre, Desclée de Brouwer, 1954, pp 309-310.
Appoggiatures, gruppettos, basse d'Alberti, https://www.musicologie.org/sites/sites.html
Les illustrations libres de droit proviennent de l'article de Wikipedia consacré à Camille Pissarro.
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