Henri Fantin-Latour (1836-1904), Vase aux pommes et feuillage. Foundation Bemberg |
Après les trois dernières sonates pour pianoforte et violon de 1781, K 379, 377 et 380 de Wolfgang Mozart (1756-1791), la production dans ce genre musical va se raréfier. En 1784 paraîtra la sonate en si bémol majeur K 454, l'année suivante, la sonate en mi bémol majeur K 481 verra le jour et en 1787 la sonate en la majeur K 526 terminera en beauté cette trilogie. Ces trois sonates ont en commun des dimensions plus vastes, un esprit plus indépendant que ceux des sonates précédentes. Ce sont les premiers grands duos pour violon et piano de l'histoire de la musique. En 1798 Ludwig van Beethoven (1770-1827) n'aura plus, dans ses trois sonates opus 12, qu'à emprunter le sillon creusé par Mozart.
La sonate en si bémol majeur K 454 fut composée pour la violoniste mantouane Regina Strinasacchi qui l'interpréta le 21 avril 1784, Mozart étant au pianoforte, devant l'empereur (1). Les œuvres contemporaines sont le concerto pour pianoforte en si bémol majeur K 450, le concerto en ré majeur K 451, en sol majeur K 453 et le quintette pour pianoforte, clarinette, hautbois, cor et basson K 452. Quelque temps après Mozart fut victime d'un grave refroidissement après la représentation du dramma eroicomico Il re Teodoro in Venezia de Giovanni Paisiello (1741-1816) et s'arrêta de composer pendant quatre mois.
La sonate s'ouvre par un portique solennel Largo d'une grande noblesse. L'allegro qui suit, débute par un thème exposé à l'unisson par le pianoforte et le violon. Ce thème à la fois énergique et chantant, donne à la sonate un ton joyeux et nous rappelle qu'en cette année 1784, Mozart connait le succès. Le deuxième thème en fa est aussi exubérant que le premier mais c'est le troisième thème qui tient la vedette. Très chantant, il est exposé par le violon au dessus d'un souple accompagnement du pianoforte et conclut l'exposition. Dans le développement très court, apparaît un thème nouveau pathétique en sol mineur au violon tandis que le piano accompagne de gammes chromatiques. Lors de la réexposition, le premier thème va faire l'objet d'imitations serrées entre les deux voix du piano et celle du violon, passage contrapuntique qui contraste avec l'homophonie de ce mouvement. Enfin une poétique coda reprend les trois accords entrecoupés de silences qui terminaient l'exposition et tout se termine doucement par des rythmes lombards au violon (2).
L'andante en mi bémol majeur est le sommet de l'oeuvre. Ce mouvement de structure sonate débute par un thème hymnique au violon, richement accompagné par le piano et se continue avec un nouveau chant très expressif du violon qui débouche sur le deuxième thème, d'abord au piano avec ses curieux accords arpégés puis repris par le violon avec une riche ornementation. Les chromatismes qui suivent sont tout à fait typiques de Mozart et ce passage mélancolique aboutit aux barres de reprises. Lors du développement, le thème est repris en si bémol mineur et donne lieu à d'extraordinaires modulations enharmoniques (3), c'est ainsi qu'on passe de si bémol mineur à si mineur et de cette tonalité à celle de do mineur. Ce passage est d'une puissance expressive dont on trouverait guère l'équivalent dans la production antérieure du maître. La réexposition est notablement modifiée et tout se termine pianissimo de la manière la plus recueillie.
C'est un rondo allegretto 2/2 particulièrement développé qui termine cette sonate. Le refrain successivement exposé par le pianoforte et le violon est particulièrement original et piquant avec ses chromatismes. Le premier couplet comporte au moins deux motifs nouveaux et se termine par un rappel du refrain qui avec un accompagnement nouveau est plus charmeur que jamais. Le couplet central débute par de brillantes gammes descendantes du piano tandis que le violon marque le rythme avec de violents accords de triples cordes. Un nouveau thème très chantant apparaît et la première mesure de ce thème donne lieu à de mystérieuses imitations entre le clavier et le violon. Le thème monte dans les hauteurs du violon tandis qu'il s'enfonce dans les profondeurs du pianoforte. Après un dernier retour du refrain, une coda très substantielle fait alterner des figurations en triolets du violon avec de brillants traits de doubles croches au piano et la sonate s'achève avec une formule conclusive qui avait déjà servi pour clore le premier et le troisième couplet d'où un sentiment très satisfaisant d'unité.
Henri Fantin-Latour Les Roses, Musée des Beaux Arts de Lyon |
Parmi les sonates pour pianoforte et violon de Mozart, la sonate en mi bémol majeur K 481, achevée le 12 décembre 1785, est une des plus grandes. D'emblée l'allegro ¾ initial présente une sonorité douce et puissante, oxymore qui vient à l'esprit quand on veut décrire les œuvres composées dans la chaude tonalité de mi bémol majeur. Il n'y a pas moins de trois thèmes dans l'exposition de ce mouvement, le premier est plein de hâte passionnée, le second doux et fluide, le troisième consiste en tierces onctueuses de la plus flatteuse sonorité. Curieusement le développement n'utilise aucun de ces trois thèmes, alors que le premier se prêtait admirablement au développement thématique, mais introduit un thème nouveau. Il s'agit textuellement du thème qui sera immortalisé dans le finale de la symphonie n° 41 Jupiter. Ce thème est exposé par le violon et passe par des modulations incessantes tandis que le piano accompagne avec des octaves à la main gauche et d'aériennes doubles croches à la main droite. Dans la coda Mozart reprend le thème Jupiter une dernière fois ce qui unifie harmonieusement ce mouvement.
Le sublime adagio 2/2 est écrit dans la tonalité de la bémol majeur, une tonalité rare chez Mozart qui annonce toujours de grandes choses. En effet ce morceau fait partie, à mon avis, du cercle restreint des cinq ou six plus grands mouvements lents de Mozart où il met à la fois tout son cœur et toute sa science (4). Ce morceau adopte la structure du rondo. Le refrain, encadré par de doubles barres de reprises, appartient uniquement au pianoforte, le violon accompagnant dans le grave en doubles cordes. Le premier couplet débute en fa mineur et est chanté par le violon avec un accompagnement très riche et modulant du piano qui nous plonge dans une atmosphère romantique. Après un retour du refrain, le second couplet consiste en un chant admirable du violon en ré bémol majeur que Georges de Saint Foix qualifie de digne de figurer parmi les plus belles et les plus émouvantes lignes musicales qui aient jamais été tracées (5). Cette mélodie d'un souffle inépuisable passe par enharmonie en ut dièze mineur et pendant quelques instants l'auditeur plongé dans le royaume des dièzes, se trouve dépaysé (3). Après un développement d'une cellule issue du thème du refrain, marquée par un dramatique crescendo, c'est la rentrée dans le ton principal avec le retour du refrain ou plutôt d'une variation de ce dernier. On assiste ensuite au retour du premier couplet suivi immédiatement par l'ineffable thème du couplet central. Tandis que la partie de piano est écrite avec quatre bémols à la clé, étrangement la partie de violon indique trois dièzes, débute en sol dièze mineur et se termine en la majeur. Cette merveilleuse coda s'achève tout doucement avec recueillement dans le ton du morceau et dans une ambiance apaisée.
Le finale, allegretto, est un thème varié. Le thème, inclus dans de doubles barres de reprises, a un caractère populaire et primesautier lui conférant beaucoup de charme. Dans la première variation, Mozart propose une version toute nouvelle du thème, l'épure très simplifiée de ce dernier au violon a un caractère presque lyrique, accentué par l'accompagnement fougueux du piano en doubles croches. La deuxième variation appartient au piano qui renouvelle le thème de ses gammes chromatiques sensuelles. Toute l'énergie latente du thème s'exprime pleinement dans la troisième variation très beethovénienne confiée essentiellement au piano. La main droite propose une version simplifiée du thème en accords massifs au dessus d'un accompagnement tumultueux de la main gauche. Le thème est méconnaissable dans la quatrième variation remarquable par l'opposition des puissants accords du violon et du piano et la réponse timide du violon. Le thème revient à son état initial dans la cinquième variation, il passe alternativement du piano au violon et est soutenu par un orageux accompagnement en triolets de doubles croches puis en triples croches. Le rythme et le tempo changent dans la sixième variation allegro 6/8 qui termine l'oeuvre dans un climat joyeux et insouciant (6).
Henri Fantin-Latour, Un plat de pommes, National Gallery Londres |
La réponse du salzbourgeois aux critiques de la Musikalische Realzeitung lui reprochant, à propos de la sonate K 481, d'écrire une musique insuffisamment serrée, ne s'est pas fait attendre. Au printemps 1787, il écrit une nouvelle sonate en la majeur (K 526) que de nombreux érudits considèrent comme le chef-d'oeuvre de Mozart dans ce genre musical. Dans cette œuvre contemporaine de Don Giovanni (K 527), les deux instruments expriment les humeurs ou les émotions qui traversent le compositeur dans cette période cruciale de sa vie.
Le premier mouvement allegro molto 6/8 nous emmène dans un tourbillon musical. On est sidéré par la richesse mélodique de ce mouvement et l'harmonie de l'enchainement des thèmes. Il n'y a pas de ritournelles ou de ponts mais une succession de chants. Parmi eux on peut citer le premier thème d'un élan et d'une vigueur exceptionnelles, une mélodie particulièrement étendue d'une grâce divine qui joue le rôle de deuxième thème et juste avant les barres de reprises, un motif chromatique doux et insinuant. Le développement, court mais très intense, est construit autour du premier et du troisième thème qui se répondent ou se combinent de la façon la plus naturelle.
Contrastant vivement avec la richesse thématique du premier mouvement, l'Andante en ré majeur 4/4 est bâti sur un thème unique. Ce dernier, exposé par le piano, les deux mains à l'octave, frappe par sa noblesse et sa profondeur. Le violon pendant ce temps s'exprime indépendamment avec des gruppettos très expressifs. Le thème s'oriente vers sol mineur avec des harmonies d'une grande puissance. Le violon et la main droite du pianiste échangent leurs motifs et le discours musical s'intensifie de plus en plus pour aboutir à un chant nouveau magnifique du violon débutant en la mineur et se poursuivant au piano. Le thème principal revient sur la scène et donne lieu à un étonnant canon entre les deux mains du pianiste, canon présentant un quart de temps de décalage. Après les barres de reprises débute un développement bâti sur le thème principal et opposant à travers de magnifiques modulations le thème aux deux mains du pianiste et les gruppettos du violon. Les modulations chromatiques assurant la transition vers la réexposition sont belles à couper le souffle. Lors de cette dernière, le thème principal est joué en canon avec un quart de temps de décalage et cet andante sublime se termine dans un climat serein.
Le presto final alla breve est un extraordinaire rondo de plus de 426 mesures qui donne une conclusion digne de couronner ce magnifique corpus de sonates pour pianoforte et violon (7). Le thème écrit en contrepoint à trois voix a une saveur baroque et aurait été emprunté au compositeur Carl Friedrich Abel (1723-1787) dont Mozart venait d'apprendre le décès. Le premier couplet est très étendu et ne compte pas moins de trois thèmes. Le deuxième est particulièrement mélodieux et donne naissance à un premier développement dans lequel des gammes rageuses du piano affrontent de vigoureux traits du violon. Ce couplet se termine par un troisième thème chromatique très charmeur (9). Le retour du refrain est très abrégé et l'intermède mineur débute très brusquement en fa # dièze mineur par un thème nouveau très expressif au violon. Ce thème est suivi par un développement sur le thème du refrain donnant lieu à d'énergiques modulations chromatiques et d'âpres dissonances. On passe brusquement de si majeur à do majeur et à un retour modifié du premier couplet. Un dernier retour du refrain aboutit à une coda chaleureuse et scelle l'unité de ce finale grandiose.
Comme cela a été dit maintes fois (5), cette sonate tient chez Mozart, par sa tonalité, ses dimensions et sa profondeur, le pathos en moins, la place qu'occupe la sonate n° 9 à Kreutzer de Beethoven mais il faut se dire qu'à l'époque de Don Giovanni, tout ce que Mozart entreprend est exceptionnel (5).
Henri Fantin-Latour, Vase de pivoines, Honolulu Academy of Arts (7) |
Mozart lui-même nous l'apprend dans sa lettre du 21 avril 1784 envoyée à son père. N'ayant pas eu le temps d'écrire la partie de clavier le jour du concert, il l'aurait improvisée au fur et à mesure que la violoniste jouait (2).
C. de Saint Foix, Mozart. IV L'épanouissement. Desclée de Brouwer, Paris, 1939, pp 43-46.
Il partage ce privilège avec l'andante con moto du quatuor en mi bémol majeur K 428, l'adagio non troppo en mi bémol majeur du quintette à cordes en sol mineur K 516, l'andante en fa majeur du concerto pour piano en do majeur K 467, l'andante en mi bémol majeur de la symphonie en sol mineur K 550, l'andante en si bémol de la sonate pour pianoforte en fa majeur K 533, l'adagio en la bémol majeur du divertimento en mi bémol majeur K 563...
Georges de Saint Foix, W.A. Mozart, tome IV, L'Epanouissement, Desclée de Brouwer, 1939, 115-118.
Ilan Gronich et Benjamin Perl. W.A. Mozart: Klavier- und Violin Sonate in Es Dur KV 481. Analyse und Interpretation. https://www.academia.edu/29206585/Perl_Gronich_W_A_Mozart_Sonate_KV_481_pdf
La sonate en fa K 547, dernière sonate pour pianoforte et violon, composée en 1788 à l'usage des débutants, est une œuvre beaucoup moins ambitieuse.
Les illustrations libres de droits proviennent de Wikipedia que nous remercions.
Cette idée apparaît aussi dans un merveilleux mouvement de quatuor à cordes en la majeur laissé inachevé K 464a. Ce mouvement devait probablement servir de finale au quatuor en la majeur K 464, cinquième de la série dédiée à Joseph Haydn, avant que Mozart ne l'abandonnât.
La discographie de ces sonates est pléthorique. Les versions sur instruments d'époque sont plus rares et le lecteur est prié de consulter une chronique récente de Eric Lambert http://www.baroquiades.com/articles/recording/1/sonates-pour-violon-et-pianoforte-mozart-faust-melnikov-hm
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