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dimanche 24 mars 2024

Ottone de Haendel au Staatstheater Karlsruhe

© Photo Felix Grünschloss.  Teofane et Ottone


 Un opéra héroïque et romanesque

Ottone, re di Germania HWV 15, est un opéra seria en trois actes dont la musique est de Georg Friedrich Haendel (1685-1759) et le livret de Nicola Francesco Haym (1678-1729) d’après Teofane (1719) de Stefano Benedetto Pallavicino (1672-1742). Il fut créé à Londres le 10 janvier 1723 au Kings Theater de Haymarket.


Les dix plus grands opéras italiens de Haendel, sont pour beaucoup de musicologues et d’amateurs, dans l’ordre chronologique, Agrippina, Rinaldo, Ottone, Giulio Cesare, Tamerlano, Rodelinda, Orlando, Ariodante, Alcina et Serse. Si maintenant on demande de citer les trois plus grands, le choix devient beaucoup plus difficile. Musicalement et dramatiquement, Ottone pourrait figurer sur le podium mais il est un peu desservi par une baisse de tension à partir de la deuxième moitié de l’acte III ce qui n’est pas le cas de Giulio Cesare, de Rodelinda ou d’Alcina dont l’intérêt se maintient du début jusqu’à la fin. C’est pourquoi ces trois derniers opéras sont souvent plébiscités par les amateurs.


A Rome au 10 ème siècle après J.-C., Ottone a hérité le royaume d’Italie  de son père, l’empereur Othon 1er d’Allemagne. Gismonda et son fils Adelberto contestent cette décision et poursuivent le combat. Ils accueillent à Rome la princesse byzantine Teofane, promise à Ottone. Gismonda fait passer Adelberto pour Ottone afin qu’il épouse Teofane. Celle-ci n’est guère séduite par celui qu’on lui présente. Pendant ce temps, Ottone aborde l’Italie par la mer et vainc les pirates conduits par Emireno qu’il fait prisonnier. Ottone et Matilda autrefois fiancée à Adelberto, marchent sur Rome. Ottone vainc et capture Adelberto et se fait reconnaître par Teofane. Cette dernière se méprenant sur les liens qui unissent Ottone et Matilda, est désespérée. Adelberto que Matilda a libéré afin qu’il échappe à une mort certaine, en profite pour enlever Teofane avec l’aide d’Emireno qui les accueille sur son vaisseau pirate. Ottone est désespéré d’avoir perdu Teofane. Apprenant l’identité de Teofane, Emireno lui révèle qu’il est son frère, Basile, prince de Byzance. Emireno se retourne contre Adelberto qu’il capture et ramène à Ottone. Sur la prière de Matilda, Ottone épargne son prisonnier, il est alors uni à sa fiancée.


Il y a dans ce récit des pirates, un monarque byzantin déguisé en corsaire, un rebelle romain qui se fait passer pour l’empereur et bien d’autres personnages hauts en couleurs dont trois héroïnes à forte personnalité. L’intrigue est riche en actions d’éclat, en combats sur terre et sur mer, en rebondissements, en trahisons au point qu’Olivier Rouvière dans son ouvrage, Les opéras de Haendel, un vade-mecum, Van Dieren, 2021, utilise la formule d’opéra de cape et d’épée (1). Sur cette trame, le Saxon a composé une musique constamment inspirée qui caractérise avec finesse et sensibilité tous les protagonistes. Teofane n’est pas la princesse écervelée des contes de fée, elle sait ce qu’elle veut ou plutôt ce qu’elle ne veut pas c’est-à-dire Adelberto. Ce dernier un peu mollasson est cependant loin d’être antipathique. Ottone est un chevalier ardent mais impulsif. Le personnage le plus marquant est peut-être Gismonda, une lionne qui défend, unguibus et rostro, sa progéniture. Cet opéra très spectaculaire a fait l’objet de nombreuses représentations. Une des plus séduisantes est celle donnée à Einbeck dans le cadre du festival de Goettingen 2021, commentée dans ces colonnes par notre confrère Bruno Maury (2).


© Photo Felix Grünschloss.  Raffaele Pe (Adelberto) et Lucia Martin-Carton (Teofane)

Avec 34 numéros dont 27 airs avec da capo, Ottone est une oeuvre très riche. Haendel aime beaucoup la sicilienne, une danse possédant une formule rythmique caractéristique. La plus célèbre est le duo des Sirènes dans l’acte II de Rinaldo (3). Pratiquement tous ses opéras en possèdent au moins une. Ottone en contient quatre dont trois dans une tonalité mineure. Il est difficile de faire une sélection des plus beaux passages d’Ottone car tous les airs des actes I et II sont splendides. Au premier acte, l’air d’Adelberto en ré mineur (I.2), Bel labbro, formato per farsi beato, a un caractère presque Monteverdien avec son thème magnifique de huit mesures répété douze fois avec des variations à la manière d’une chaconne. L’air de Teofane qui suit (I.3), Falsa imagine, tu m’ingannasti, est en la majeur. Cet air d’une délicatesse extrême est accompagné par un violone, la harpe, un théorbe et le clavecin. Un moment de pur bonheur! A l’acte II l’air de Gismonda (II.4), Veni, O filio, en mi majeur est l’expression la plus intense de l’amour maternel. C’est une superbe cantilène richement accompagnée par les cordes et par les bassons; sur les mots, mori almen in questo sen, la musique a des accents lyriques d’une puissance inusitée même chez Haendel. A la fin de l’acte II survient un duetto génial en fa majeur (II.12) entre Matilda et Gismonda dans lequel les deux femmes se réjouissent de la capture d’Ottone. Les rythmes syncopés donnent à cette musique des accents presque jazzy. Enfin la grande scène dramatique d’Ottone, qui comporte le récitatif accompagné, Io son tradito, et le lamento, Tanti affina ho in core, tous deux en fa mineur (III.2), est l’acmé de l’oeuvre entière.


© Photo Felix Grünschloss.  Raffaele Pe (Adelberto) et Olena Leser (Gismonda)

Ottone a été donné le 25 février 2024 lors du 47 ème Internationale Händel Festpiele Karlsruhe au Staatstheater. Le présent article est une extension d’une chronique publiée dans BaroquiadeS (4). La mise en scène (Carlos Wagner) joue sur trois tableaux. Le premier représente le palais de l’empereur à Rome. Le décor (Christophe Ouvrard) conjugue avec différents éclairages (Rico Gerstner) une architecture baroque toute blanche inspirée de l’antiquité. Le deuxième se passe sur un vaisseau avec une mer démontée très réaliste représentée en vidéo. Dans le troisième tableau, le vaisseau s’est échoué sur une plage et il n’en reste que des débris, des planches, des oculus et quelques rames. Les riches costumes (Christophe Ouvrard) sont d’époque Régence et visent plus à définir le statut social des protagonistes qu’un quelconque souci de vérité historique. Les plus riches sont ceux tout blancs des Romains ou celui scintillant de la princesse byzantine. Les combattants: Ottone, Matilda, Emireno et les pirates ont des costumes foncés ou noirs. Les éclairages de Rico Gerstner sont très contrastés, les scènes en intérieur sont bien éclairées à la différence des scènes marines ou évidemment nocturnes. Le livret a été adapté par le dramaturge Matthias Heilmann.


Yuriy Mynenko incarnait Ottone.  Les qualités de ce magnifique contre ténor éclatent aux yeux de tous. Il possède une voix au timbre riche et plein, une intonation parfaite. Il réussit les vocalises les plus acrobatiques sans effort apparent. Son jeu très sobre lui permet de donner plus de force lorsqu’il veut exprimer des sentiments exceptionnels comme dans son formidable lamento en fa mineur, Tanti affani ho in core, de l’acte III.


Lucia Martin-Carton a composé une figure de Teofane très attachante. On était loin de la princesse mièvre que l’on entend parfois, mais une femme angoissée très émouvante dans la magnifique sicilienne en fa mineur (I.9), Affani del pensier ou encore l’amoureuse trahie dans le dramatique récitatif accompagné en sol mineur, II.8, O grati orrori, qui débute avec un arpège très dissonant de septième majeure avec une tierce mineure qui traduit bien le trouble de la princesse. La voix de la soprano espagnole a plus de densité qu’attendu pour ce rôle qualifié souvent de léger, elle possède l’agilité et la ductilité requise pour chanter les mélismes qui abondent dans plusieurs airs de son rôle.


Adelberto n’est pas un personnage très attirant, volontiers pleurnichard, il passe la plupart du temps affalé sur un fauteuil ou par terre. Incarné par Raffaele Pe, tout change quand ce dernier chante. Son amour pour Teofane apparaît alors sincère dans Bel labbro (I.2). Sa peine l’est tout autant dans l’air magnifique en sol mineur (II.2), Lascia che nel suo viso, avec ses dissonances étranges. On en vient presque à le trouver sympathique et à le plaindre. Dans ces deux airs mélancoliques Raffaele Pe nous régale avec un chant très pur dépouillé de mélismes ou de vocalises. La virtuosité lui va très bien par contre dans le brillant air en do majeur, Tu puoi straziarmi (I.11).


Olena Leser donnait au personnage de Gismonda toute la force et la conviction qui s’imposent. La plus éclatante preuve de son talent se trouve dans l’air, Veni, o filio dans la tonalité sensuelle de mi majeur, Dans ce grand air solennel, largo e piano sempre, typiquement haendélien, Olena Leser se révèle une grande mezzo-soprano lyrique et nous émeut jusqu’à la moelle.


On ne présente pas Sonia Prina dont la voix au timbre unique lui permet souvent de chanter des rôles travestis. Ce n’est pas le cas ici dans le rôle de Matilda. Cette voix grave de mezzo-soprano tirant vers le contralto, est en même temps très ronde comme elle le montre dans le très bel air en la mineur (II.3), Ah! Tu non sai,  qu’elle chante accompagnée par un mouvement ondulant de l’orchestre du plus bel effet. Avec Olena Leser, elle formait un duo irrésistible dans le fameux, Notte, cara (II.12).


A Nathanael Tavernier (basse) était attribué le rôle d’Emireno, personnage dont les revirements font basculer le cours des évènements. Le caractère un peu fanfaron de ce dernier se manifeste dans son air énergique en ré mineur (I.4), Del minacciar del vento, où il se compare à un chêne à l’épreuve de la tempête. La voix est superbe, la projection parfaite et les vocalises très précises.


© Photo Felix Grünschloss.  Yuri Mynenko (Ottone) et Sonia Prina (Matilda)

Ottone est un opéra délicatement orchestré. On n’y trouvera pas d’effets spectaculaires faute de timbales et de trompettes. L’art est dans le détail. La fugue en si bémol majeur de l’ouverture à la française est écrite en contrepoint complexe qui demande à l’orchestre précision et solidité rythmique, besoins totalement assurés par l’excellent Deutschen Händel Solisten sous la direction sobre et efficace de Carlo Ipata. Hautbois et flûtes colorent agréablement le tissu orchestral mais ne donnent lieu à aucun solo du moins dans les airs. Par contre les bassons sont en dehors dans plusieurs airs à notre grande délectation. Le continuo (harpe, clavecin, théorbe et violone) joue seul dans le premier air de Teofane, un moment magique d’intense émotion.


Des solistes et un orchestre au sommet, une mise en scène raffinée et par dessus tout la divine musique d’un Haendel particulièrement inspiré, ont donné lieu à une standing ovation du public.



  1. (1)Olivier Rouvière, Les opéras de Haendel, Van Dieren Editeur, Paris, 2021, pp. 153-8.
  2. (2)https://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/ottone-haendel-goettingen-2021
  3. (3)https://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/rinaldo-halle2018
  4. (4)https://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/ottone-haendel-ipata-karlsruhe-2024

© Photo Felix Grünschloss.  Nathanael Tavernier (Emiren), Yuri Mynenko (Ottone), Raffaele Pe (Adelberto), Sonia Prina (Matilda), Olena Leser (Gismonda)


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