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mardi 2 avril 2024

Haydn 2032 - Volume 5 - Joseph Haydn et Joseph Martin Kraus - Giovanni Antonini



L’Homme de Génie, tel est le titre du volume 5 du projet Haydn 2032. Au programme, trois symphonies de Joseph Haydn (1732-1809) et une symphonie de Joseph Martin Kraus (1756-1792) interprétées par Il Giardino Armonico-Kammerorchester Basel sous la direction de Giovanni Antonini. L’intérêt de ce volume réside principalement dans la juxtaposition de deux parmi les plus belles symphonies composées entre 1783 et 1784, la symphonie en do mineur VB 142 de Kraus et la symphonie en ré mineur Hob I.80 de Haydn. Le maître d'Eszterhàza fut tellement impressionné par la symphonie de Kraus qu'il qualifia ce dernier d'homme de génie.

Marguerite Gérard (1761-1837) L'Elève intéressante (1786) Musée du Louvre

Symphonie en ré majeur  Hob I.19 

Cette symphonie en trois mouvements, à l’italienne, a été probablement composée entre 1758 et 1761, c’est-à-dire avant l’installation de Haydn au service de Paul Anton II Eszterhazy. Le premier mouvement, Allegro molto ¾, débute avec un thème qui comporte trois parties: successivement un accord parfait ascendant de ré majeur, un court trait "horizontal" formé de quatre doubles croches et deux croches et un motif descendant riche en appoggiatures. Plus loin une dissonance fugitive (mesure 14) est suivie par une marche harmonique sur la deuxième partie du thème. Le développement débute avec le thème successivement à la dominante puis à la tonique; après des trémolos modulants, un travail thématique donne lieu à des imitations très ingénieuses sur les trois parties du thème. Les hautbois, présents en plus des cors dans cette symphonie se contentent généralement de doubler les premiers violons.

L'andante en ré mineur 2/4 pour les cordes seules est très expressif; il débute par un accord parfait descendant de ré mineur, pendant symétrique du début de l'allegro initial. Les nombreux passages syncopés sont typiques des mouvements lents de cette époque. Après un petit développement, la transposition du discours musical en ré mineur lors de la réexposition accroît encore l'émotion du morceau et tout se termine pianissimo avec des triolets de doubles croches. 

Le presto final 3/8 est remarquable par son caractère dansant conféré par un rythme aux basses composé d'une croche, de deux doubles croches et d'une croche répétés obstinément. L’utilisation d’instruments d’époque et la direction nerveuse de Giovanni Antonini confère beaucoup de charme et de punch à cette symphonie de « jeunesse » de Haydn.


Marguerite Gérard, La Lecture (1795), Collection particulière


Symphonie en sol majeur Hob I.81

La symphonie n° 81 en sol majeur fait partie d'une série de trois (comportant la n° 79 en fa majeur et la n° 80 en ré mineur) composées durant l'année 1784, peu de temps probablement après la création d'Armida, dernier opéra composé par Joseph Haydn à Eszterhaza. Haydn n'ayant plus d'opéra en chantier, peut se consacrer à la musique instrumentale et sa production symphonique augmente de façon significative avec pour l'année 1785 la composition des trois premières symphonies Parisiennes. La symphonie n° 81 est écrite pour le quintette à cordes, une flûte, deux hautbois, deux bassons et deux cors.


Le premier mouvement Vivace 4/4 est très original. Après un accord sabré par tout l'orchestre, le thème principal piano débute avec un fa becarre étrange tenu au dessus de batteries de croches des basses. La suite très brillante, conformément à cette lumineuse tonalité de sol majeur, comporte des motifs tournoyants aux violons ainsi que des rythmes pointés caractéristiques. Le second thème insouciant et spirituel aboutit aux barres de reprises. Le développement, très long et varié, met en jeu plusieurs motifs de l'exposition et en particulier les premières notes du thème initial auquel Haydn ajoute des dissonances singulières (secondes mineures) dont l'effet est amplifié par une orchestration subtile. Après cette démonstration d'originalité impliquant le premier thème, Haydn, symphoniste génial, évite ce dernier lors de la réexposition qui est profondément modifiée par rapport à la première partie. Le premier thème revient cependant de façon très spirituelle dans la coda et le mouvement s'achève tout doucement.


Un thème varié, Andante 6/8, tient lieu de second mouvement. Le thème au rythme de sicilienne, a un caractère gymnique très émouvant. La première variation ne s'écarte pas beaucoup du thème. La variation mineure surgit brusquement et le thème est réduit à l'essentiel, une série d'accords puissants, afin d'obtenir un maximum d'intensité expressive. La quatrième variation est une délicate broderie du premier violon. Dans la cinquième variation, l'orchestration est somptueuse, le thème est principalement à la flûte, les hautbois interviennent par de poétiques échos et les cordes accompagnent par des pizzicattos.


Les vents très actifs et la direction inspirée de Giovanni Antonini donnent au menuetto un caractère très piquant et beaucoup d'humour. Le trio est particulièrement original avec des effets de vielle par le violon, un vrai crin-crin de village accompagnant un joli thème de laendler aux bassons. 


Le finale allegro assai 2/2 débute par un thème partagé entre les basses et les violons. Ce thème est omniprésent pendant l'exposition mis à part un épisode en sextolets qui joue un peu le rôle de second thème suivi par d'amusants rythmes lombards aboutissant à une cadence. Le développement utilise le thème principal, un rythme issus du premier thème et le motif en sextolets. Ce dernier passe par des modulations dramatiques. Lors de la rentrée le premier thème fait l'objet d'un nouveau développement. Trois accords énergiques mettent un point final à ce mouvement très travaillé. Les cordes ultra-précises du Kammerorchester Basel ont donné beaucoup de nerf et de vivacité à la symphonie toute entière.



Marguerite Gérard, Le Déjeuner du chat, Grasse, musée Jean-Honoré Fragonard


Symphonie en ré mineur Hob I.80

Le premier mouvement Allegro spiritoso débute de la manière la plus spectaculaire qui soit par un thème dramatique cantonné aux basses sous des trémolos rageurs des violons (1). Le second thème, joué par le premier violon doublé par la flûte au dessus des pizzicatos des basses, offre un vif contraste par son caractère franchement humoristique. Dans le magnifique développements, les deux thèmes vont s'opposer sans cesse, le second passe par des modulations lointaines qui le changent complètement; de moqueur, il devient inquiet et semble poser une question; la réponse appartient au premier thème, encore plus véhément et agité, qui va donner lieu à des imitations entre violons et basses et passer par les modulations les plus hardies. La réexpédition est tronquée du double exposé du premier thème, initiative géniale car ce motif avait atteint un tel degré d'intensité dans le développement que sa répétition pure et simple aurait pu sembler presque mièvre en comparaison. Toute la fin du morceau est en ré majeur et ce mouvement se termine avec le second thème plus ironique que jamais.


Le superbe adagio en si bémol majeur est un des plus lyriques composé à cette époque; peut-être sous l’influence d’Armida, magnifique opéra seria.  On reste confondu par l'inventivité du compositeur dont l'imagination est inépuisable. Le premier thème d'abord piano est très beau et les rythmes lombards lui donnent un caractère très original, il est répété forte. La suite donne la chair de poule: des gruppettos (2) descendants précèdent un nouveau thème admirable chanté par les premiers violons doublés par la flûte au dessus des sextolets des seconds violons et des altos. La qualité des violons du Kammerorchester Basel donne à ce merveilleux passage toute sa puissance expressive. Ce passage débouche sur le second thème proprement dit qui oppose d'abord les violons aux basses puis donne lieu à un canon entre ces deux groupes. Le développement débute avec le premier thème transposé en mineur, rapidement suivi par le second thème donnant lieu à des imitations entre violons et basses, puis par l'épisode si expressif accompagné par des sextolets. A partir de là, la réexposition très abrégée s'effectue sans modification notables mis à part une très belle coda réservée aux vents..


Le menuetto est en ré mineur, épisode purement symphonique sans caractère dansant. Le ravissant trio est un laëndler remarquable par son ambiguité tonale. La ligne mélodique est franchement en ré majeur tandis que l'accompagnement joue un la dièze, sensible de la gamme de si mineur. 


Le finale Presto (ré majeur) débute piano avec un thème très syncopé joué "flautendo" par les violons qui, selon moi, a un caractère "turc" prononcé. Les sonorités étranges et exotiques abondent dans cette exposition monothématique. L'orchestration très subtile donne une grande importance aux instruments à vents et notamment à la flûte. Le développement basé sur le thème unique frappe par sa hardiesse harmonique, ses dissonances, ses chromatismes. Ce magnifique morceau plein d'humour quelque peu grinçant met un point final à une symphonie particulièrement contrastée et originale. L’interprétation du Giardino Armonico est idéale.


Marguerite Gérard,  Claude-Nicolas Ledoux (1787), Paris, Musée Cognacq-Jay


Symphonie en do mineur VB 142 Joseph Martin Kraus

Composée en 1783 à Vienne, la symphonie en ut mineur VB 142 est une refonte de la symphonie en ut # mineur VB 140 de l’année précédente. Elle est écrite pour deux hautbois, deux bassons, quatre cors, et le quintette à cordes avec deux parties d’alto indépendantes écrites sur deux portées. Comme plusieurs parmi les symphonies de Joseph Martin Kraus qui nous sont parvenues, elle comporte trois mouvements (3,4).


1er mouvement Larghetto Allegro. L’introduction lente évoque les symphonies Sturm und Drang de Haydn notamment le premier mouvement de la symphonie n° 49 La Passione (1769). Le style est polyphonique et sévère. On y remarque en son milieu une série d’accords dissonants très impressionnants soulignés par les cors fortissimo. Les harmonies sont souvent proches de celles présentes dans l’ode funèbre K 477 de Mozart composée deux ans plus tard en 1785. Le vaste allegro 4/4 qui suit est très ambitieux car l’exposition ne comporte pas moins de trois thèmes. Le premier groupe de thèmes commence par un motif très étendu très lyrique piano, un second motif consistant en un unisson des cordes tranche par son caractère énergique et martial. Le second groupe de thèmes est sur le même modèle d’abord assez élégiaque puis plus agité. Un troisième thème très chantant en mi bémol majeur clôt l’exposition qui s’achève par un rappel du second motif du premier groupe de thèmes. Le développement très véhément et relativement long est construit sur les deux premiers groupes de thèmes. La réexposition est notablement écourtée car le second groupe de thèmes ne reparaît plus. Le thème 3 est transposé en mineur ce qui change complètement son expression et le rend bien plus mélancolique. Coda très énergique.


2ème mouvement. Andante en mi bémol majeur 3/8. Son début en contrepoint à deux voix évoque le sublime mouvement lent de la symphonie n° 47 en sol majeur Hob I.47 de Joseph Haydn datant de 1772 (5). Un sentiment grave et solennel parcourt le mouvement entier. Suite à un beau solo des deux hautbois, on remarque à la fin du mouvement un passage triple pianissimo très mystérieux naviguant en ré bémol mineur.


3ème mouvement. Allegro assai 2/4. Le debut très emporté, très Sturm und Drang évoque encore les symphonies dans le mode mineur de Haydn ou de Vanhall écrites aux alentour de 1770. C‘est une forme sonate à deux thèmes très contrastés, le premier très énergique et le second en mi bémol majeur bien plus doux. Cette exposition débouche de façon abrupte sur un puissant développement construit sur le premier thème, on admire les effets dramatiques que le compositeur arrive à tirer du premier thème ainsi que le rôle des basses qui s’emparent de ce thème avec une détermination farouche. La coda extrêmement violente et passionnée clôt en beauté cette magnifique symphonie. La direction très engagée de Giovanni Antonini rend parfaitement justice à cette oeuvre exceptionnelle.


A l’écoute de la symphonie, on réalise qu’il s’agit d’une oeuvre très personnelle qui n’exclut pas toutefois de nombreuses influences, notamment celles de Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788) et de Joseph Haydn dans sa période Sturm und Drang. Compte tenu de sa date de composition, cette symphonie peut sembler assez primitive du point de vue de son orchestration: les cordes y sont prépondérantes et les bois généralement, soit doublent les cordes, soit procèdent par tenues. Les quatre cors bien que n’ayant pas un rôle thématique soulignent avec vigueur les passages les plus dramatiques. On notera aussi le rôle prépondérant des basses, trait typique des symphonies Sturm und Drang. Par son austérité et sa densité, cette symphonie est très différente de celles composées à la même époque par Joseph Haydn (symphonies n° 76-78 et n° 79-81) et par Wolfgang Mozart (symphonies n° 35 Haffner K 385 et 36 Linz K 425). On considère souvent Kraus comme le lien entre Haydn et Beethoven en prenant également la symphonie Funèbre VB 148 comme exemple. A mon humble avis, cette symphonie VB 142 n’a pas grand chose de Beethovénien, elle regarde surtout vers le proche passé mais n’en est pas moins passionnante par la beauté de ses thèmes, leur élaboration, la densité et l’audace des aggrégats harmoniques utilisés.



(1) Ce début me fait penser à celui du concerto pour piano n° 20 en ré mineur KV 466 de Mozart de février 1785. Cantonné aux basses sous les tenues syncopées des violons, l'allure générale du thème de Mozart (très différent au note à note) a, à mon humble avis, un air de famille avec celui de Haydn.

(2) http://it.wikipedia.org/wiki/Abbellimento

Article incontournable sur les ornements, gruppettos, rythmes lombards (en italien).

(3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Joseph_Martin_Kraus

(4) https://www.musicologie.org/19/rusquet_kraus.html

(5) https://haydn.aforumfree.com/t281-symphonie-n-47-en-sol-majeur-entre-ombre-et-lumiere

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