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vendredi 3 mai 2024

Guercoeur d'Albéric Magnard à l'Opéra National du Rhin

© Photo Klara Beck, Stéphane Degout et Antoinette Dennefeld


Composé entre 1897 et 1901 en même temps que Pelleas et Mélisande (1898) de Claude Debussy et de La Lépreuse de Silvio Lazzari (1899), Guercoeur se situe à une période charnière de l’opéra français. Albéric Magnard, peu attiré par l’impressionnisme, s’engagea résolument dans la voie tracée par Ernest Chausson avec Le roi Arthus, Vincent d’Indy, son maître, avec Fervaal, Ernest Reyer avec Sigurd ou César Franck avec Hulda. La démarche était claire: - sortir définitivement du Grand Opéra Français à numéros; - créer une musique traitant de sujets métaphysiques ou religieux, plus grave, plus solennelle, débarrassée du clinquant de nombre des oeuvres précédentes. Tous ces musiciens, y compris Silvio Lazzari, ayant fait le pèlerinage à Bayreuth, l’empreinte de Richard Wagner se fait immédiatement sentir chez Magnard et ses confrères précités dès la première écoute. Cette tendance se poursuivra après Guercoeur dans deux opéras très importants: Salomé de Antoine Mariotte (1904) et Ariane et Barbe bleue de Paul Dukas, créé en 1907.

Guercoeur dont le livret est d’Albéric Magnard, se distingue par l’originalité de son sujet. Quand l'opéra commence, le héros Guercoeur qui auparavant a rencontré la femme de sa vie et qui a libéré son peuple de l’esclavage, vient de mourir et va dans un paradis laïque. Se sentant inutile dans ce lieu, il demande à revenir sur terre, demande acceptée par les déesses Vérité, Bonté, Beauté et Souffrance. Rien ne va plus sur terre, Giselle est tombée amoureuse de Heurtal, disciple de Guercoeur et le peuple regrettant ses vieux tyrans, s’apprête à tomber de nouveau sous leur joug et lynche Guercoeur. L’âme d’un juste a quitté la terre et Guercoeur retourne au paradis; il s’exclame: Louange à toi Souffrance, tu m’as dévoilé les vanités de l’être. L’opéra se termine avec un aphorisme: Gloire à ceux qui devancèrent l’heure et un seul mot: Espoir!


© Photo Klara Beck, Eugénie Joneau et Catherine Hunold

Musicalement, l’opéra déroule un flux continu de mélodie; les récitatifs encore présents chez Wagner, ont complètement disparu et on est submergé par l’intensité passionnée de la musique. Si l’influence wagnérienne est prédominante du fait de la présence de nombreux leitmotiv, on ne saurait négliger d’autres sources d’inspiration, comme la tragédie lyrique des 17ème et 18ème siècles et tout particulièrement celles de Christoph Willibald Gluck. Le grand monologue de Vérité, A moi, forces de la nature, évoque singulièrement l’auteur d’Armide. L’oeuvre regorge de passages magnifiques; s’il ne fallait qu’en citer un, ce serait à l’acte III, le sublime quatuor de Vérité, Bonté, Beauté et Souffrance, Oublie à jamais l’angoisse passagère. L’orchestration est riche et pleine, le son est nourri par des cordes généreuses et des cors qui soutiennent constamment le son. Les cuivres (trompettes, trombones, tubas)  sont utilisés avec mesure en fonction des besoins. On est loin des cornets à piston, de la grosse caisse et des cymbales intempérants du grand opéra français d’un passé récent. Disons déjà que l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg effectua sous la baguette très engagée de Ingo Metzmacher une prestation d’anthologie.  


La mise en scène de Christof Loy épouse assez fidèlement l’organisation du livret. Les actes I et III qui se situent au paradis sont traités dans une optique minimaliste avec pour tout décor, un fond noir agrémenté à l’acte III par une profusion d’étoiles. En l’absence d’action, les personnages, choristes et solistes adoptent des attitudes plutôt statiques ou contemplatives. L’acte II concentre toute l’action et est traité avec moult changements de décors grâce à d’immenses murs blancs lumineux se déplaçant au gré des péripéties; l’un d’entre eux, Paysage en figures de danse de Claude Gellée dit Le Lorrain, représente un admirable paysage arcadien qui exprime l’admiration de Guercoeur face à la beauté de la nature. Les tenues masculines sont de stricts costumes de ville. Les déesses Vérité, Bonté, Beauté et Souffrance sont vêtues de robes longues noires. Giselle contraste avec une robe blanche.


© Photo Klara Beck, Antoinette Dennefeld et Julien Henric

Stéphane Degout est présent sur scène quasiment tout au long de l’opéra. Le rôle est énorme, Dès les premières mesures, Degout s’approprie le rôle et s’identifie au héros. Il est Guercoeur. Ce dernier est révolté à l’acte I, effondré quand il constate la trahison de Giselle, désespéré quand il tente en vain de rallier la populace à sa cause, apaisé à l’acte III. La projection de la voix est phénoménale, les graves sont expressifs, les aigus renversants.  L’émotion est immense!


Catherine Hunold prêtait sa voix de soprano dramatique à Vérité. Dans une partition au registre assez tendu, elle fit une remarquable démonstration de beau chant. C’est elle qui au troisième acte tire la leçon de l’histoire dans un monologue solaire, Bien mon fils. L’orgueil a fui ton âme, qui se termine de façon bouleversante, Qu’ils (les hommes) s’endorment en paix, bercés par l’espérance. 


La mezzo-soprano Antoinette Dennefeld incarnait Giselle. Vêtue d’une robe d’un blanc virginal, elle remplit l’acte II de sa présence lumineuse. Elle formait avec Heurtal un duo amoureux de haut vol. Elle manifestait avec sincérité sa honte d’avoir trahi Guercoeur d’une vois puissante au timbre chaleureux. Julien Henric (Heurtal) était pour moi la révélation de la soirée. Sa voix de ténor héroïque donnait à son personnage une puissance et un dynamisme  enthousiasmants. Avec cette voix formidable ce jeune ténor est appelé à un avenir glorieux.


© Photo Klara Beck, Gabrielle Philiponet et Stéphane Degoiut

C’est Eugénie Joneau (mezzo-soprano) qui incarnait Bonté. J’ai été impressionné par cette chanteuse qui avait un rôle valorisant notamment à l’acte III où elle bénéficie d’un monologue magnifique. Elle domine même le choeur de sa voix au coloris superbe. Dans le rôle de Souffrance la contralto Adriana Bignagni Lesca fut gagnante à l’applaudimètre. Résultat amplement mérité tant son timbre de voix sortait vraiment de l’ordinaire et donnait à ce personnage toute sa dimension prophétique. Beauté (Gabrielle Philiponnet, soprano) était facilement reconnaissable par le pavot rouge sang qu’elle tenait entre ses mains tout au long du spectacle et par sa belle voix de soprano exprimée surtout lors du quatuor vocal du 3ème acte. De ce dernier les quatre déesses ont fait un sommet de pure splendeur. Les trois ombres (une femme, une vierge, un poète), étaient interprétées respectivement par Marie Lenormand (mezzo-soprano), Alysia Hanshaw (soprano) et Glen Cunningham (ténor) avec beaucoup d’engagement.


 Le choeur de l’ONR (chef de choeur Hendryk Haas) joue un rôle très important. Situé soit en coulisse soit sur scène, il fait preuve d’une puissance impressionnante dans la scène de guerre civile de la fin de l’acte II, climax sonore de l’oeuvre. Avec des pianissimos admirables, il donne à la conclusion de l’opéra un caractère extatique.


Une oeuvre d’une grande élévation spirituelle, un flambeau dans le paysage musical du début du 20ème siècle.


© Photo Klara Beck, Eugénie Joneau et Adriana Bignagni Lesca





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