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lundi 2 décembre 2024

Haydn 2032 - volume 4 - Il distratto


Jean Siméon Chardin (1699-1779), Nature morte avec une tasse blanche (1769)


Le théâtre est peut-être le lien qui unit les symphonies de l’album n° 4 de la série Haydn 2032 par Giovanni Antonini et Il giardino armonico. La symphonie n° 60 a servi de musique de scène pour la comédie, Le Distrait, de Régnard. Le mouvement lent de la symphonie n° 12 a un caractère marqué de musique théâtrale et la symphonie n° 70 a un profil épique,  stimulant l’imagination, dans ses quatre mouvements, il ne lui manque que la parole. Le choix du Maestro di Capella de Domenico Cimarosa (1748-1801) pour compléter l’album est judicieux étant donné que Cimarosa était le compositeur dont Haydn monta et dirigea le plus d’opéras (douze en tout) entre 1775 et 1790 à Eszterhaza..

Symphonie n° 12 en mi majeur Hob I.12

La symphonie n° 12 de Joseph Haydn (1732-1809) daterait de l'année 1963 et serait donc postérieure aux trois symphonies n° 6 Matin, n° 7 Midi et n° 8 Soir de 1761 (1). Cette symphonie est en trois mouvements, coupe que Joseph Haydn avait déjà utilisée dans la symphonie n° 9 en ut de 1762, qui, elle, était une véritable sinfonia à l'italienne, susceptible d'ouvrir un opéra. Ici ce caractère est moins évident bien que l'adagio évoque bien une musique de scène. 

Le premier mouvement Allegro 2/2, écrit souvent en valeurs longues, donne à l'écoute l'impression d'un tempo plus lent que celui indiqué sur la partition. D'emblée la tonalité de mi majeur, la plus sensuelle de toutes ainsi que les deux thèmes très mélodieux donnent à l'exposition une allure séduisante. Le premier thème exposé piano aux cordes est inoubliable. Le développement assez court débute mystérieusement par des unissons impressionnants et se termine avec le second thème qui fait l'objet de modulations expressives. Lors de la ré-exposition le premier thème reparaît cette fois pianissimo. Par sa structure plus aérée, son charme mélodique et la hardiesse de ses modulations, ce mouvement se démarque de beaucoup de premiers mouvements précédents et semble même avoir été composé à une date plus tardive que 1763.

L'adagio en mi mineur 6/8 pour les cordes seules est une sicilienne. L'alternance de passages piano du premier violon et d'unissons forte de tout l'orchestre évoque un récitatif ou du moins le théâtre. Cet adagio très dramatique et relativement développé est le pivot central de l'oeuvre entière et lui donne beaucoup de caractère.

Le presto final 2/4 offre un intéressant contraste avec les mouvements précédents par son dynamisme et son caractère musclé. Curieusement le second thème à la dominante mineure (si mineur), trait archaïque, contraste avec le modernisme de la symphonie dans son ensemble.


Raisins et Grenades (1763), Paris, Musée du Louvre.

Symphonie n° 60 en do majeur, Il distratto, Hob I.60

La symphonie n° 60, Il distratto, a été composée par Joseph Haydn en 1774. Elle servit de musique de scène pour la comédie, Le Distrait, adaptée par la troupe de Carl Wahr à partir de la pièce de théâtre écrite par Jean François Régnard (1655-1709) en1697. L'analyse très poussée faite par Marc Vignal montre clairement la relation existant entre la musique de la symphonie et le texte de la comédie (2). L'effectif instrumental comporte le quintette à cordes, deux hautbois, deux cors alto, timbales et selon certaines sources, deux trompettes en renfort des cors. Anthony Hodgson recommande l'usage du continuo. Ce dernier n'est certes plus indispensable pour asseoir l'harmonie mais produit un bel effet (3).


L'adagio qui ouvre la symphonie est suivi d'un allegro di molto ¾. Le thème aux cordes staccato possède un grand dynamisme conféré en partie par son ambiguïté rythmique (3/4 ou 6/ 8). Ce thème est sujet à des échanges continus entre violons et basses et fait aussi l'objet d'ingénieuses modifications qui conduisent au second thème. Ce dernier répète, semble-t-il à l'infini, un même motif. La mention perdendosi (en se perdant), pouvant indiquer que le compositeur/héros de la pièce ne sait plus très bien où aller ou du moins a un moment d'absence, est une marque de l'humour de Haydn. On arrive tout de même aux barres de reprises puis au développement basé essentiellement sur le premier thème mais également sur un arpège descendant en notes pointées staccatissimo rappelant fortement l'allegro initial de la symphonie n° 45 Les Adieux. La ré-exposition n'apporte pas de changements importants. Ce magnifique mouvement d'essence très symphonique est particulièrement novateur et n'a pas d'équivalent chez Michel Haydn ou Mozart dans leurs symphonies contemporaines ou passées.

L'andante en sol majeur 2/4 est basé sur un thème de marche lente. Ce thème est exposé calmement par les violons. Son exposé est troublé par l'irruption fort indiscrète des hautbois et des cors accompagnés par les altos divisés (4). Après plusieurs essais, les violons peuvent continuer sans obstacle leur chemin et les vents colorent agréablement le chant des cordes. Après les barres de reprise, la marche évolue vers les tons mineurs et la partie de violon est hérissée de trilles puis se signale par des intervalles de plus en plus larges et sauvages pour atteindre deux octaves. La réexposition est semblable à l'exposition et le morceau se termine abruptement par une marche aux résonances hongroises.

Le magnifique menuet témoigne de l'évolution impressionnante de ce type de mouvement au cours de l'année 1774. On a affaire pratiquement à un morceau de sonate: la deuxième partie s'ouvre en effet par un court développement contrapuntique. A propos du trio en ut mineur qui commence avec un thème aux cordes puis se continue avec une curieuse gamme du hautbois, Marc Vignal cite la gamme bulgare chère à Bela Bartok (dans son 5ème quatuor à cordes par exemple) (2).

Le quatrième mouvement Presto en do mineur démarre comme un finale de symphonie Sturm und Drang (Cf symphonie n° 52 en do mineur) (5). Un torrent musical très agité, presque frénétique, se poursuit jusqu'au barres de reprises. Après le développement une lourde danse paysanne surgit brusquement et termine ce mouvement très contrasté en do majeur.

Les contrastes sont encore plus vifs dans le cinquième mouvement Adagio en fa majeur dit "di lamentatione". Cet adagio débute par un thème magnifique aux premiers violons accompagnés par les arpèges des seconds violons et les pizzicatos des altos et des basses. Cet adagio est très émouvant et serait digne d'ouvrir une "symphonie d'église" (6). La merveilleuse cantilène est brusquement interrompue par une fanfare guerrière, mais la douce mélodie reparait avec de belles modulations. Un thème nouveau sans aucun rapport avec la cantilène surgit d'abord adagio puis allegro et s'enchaine avec le finale.

C'est dans le prestissimo en do majeur 2/4 que la distraction du musicien/héros atteint son paroxysme. Les musiciens jouent d'abord des accords désordonnés puis une sorte d'accompagnement en triolets qui n'accompagnent rien en fait car le thème principal semble avoir été oublié. En plein mouvement les musiciens s'arrêtent brusquement et les violonistes entreprennent d'accorder leurs violons (7), trait de génie qui ne pouvait que déclencher l'hilarité générale. Les violons une fois accordés, la musique semble reprendre ses droits, un bref passage en do mineur rappelle le début du trio du menuet et l'oeuvre s'achève sur un rythme endiablé (8).


Nature morte, Fleurs dans un vase (1760-3), Edimborough, Galerie Nationale d'Ecosse.

Symphonie n° 70 en ré majeur Hob I.70

Le Vivace con brio initial est une des structures sonates les plus concentrées que Haydn ait composées. Rien de joli dans ce mouvement: un premier thème asymétrique et agressif, débutant par un intervalle de quarte puis de tierce majeure, sera répété pendant presque toute l'exposition et le développement. Il laisse cependant un peu de place à un second thème timidement chuchoté par les violons. Le développement consiste en énergiques imitations entre violons et basses sur les quatre notes initiales. Le caractère heurté de ce mouvement est encore accentué par les accords des cuivres dans leur registre aigu.

Le mouvement lent en ré mineur Specie d'un canone in contrapunto doppio. Andante (Sorte de canon en contrepoint double) est un des plus étonnant de toutes les symphonies de Haydn. D'après Carl Ferdinand Pohl (1819-1887) le thème du canon, une sorte de marche lente, rappelle le célèbre canon Bruder Martin (notre Frère Jacques), opinion relayée par Marc Vignal qui n'hésite pas à dire que « le début de ce mouvement annonce de près celui du troisième mouvement de la première symphonie de Mahler, crée en 1889, également en ré mineur, au rythme de marche lente et en canon (9) ». En tout état de cause, ce thème magnifique produit un effet extraordinaire. Haydn est un créateur d’images, il nous entraine vers de grands espaces et des épopées fantastiques. Le contrepoint double n’a ici rien d’archaïque et de contraint et ne fait qu'intensifier le sentiment épique exprimé par le thème. Ce dernier est suivi de variations majeures et mineures alternées. La première variation mineure est très impressionnante avec des basses grondantes spectaculaires, les doublures des vents procurent des sonorités caverneuses. Les variations majeures, sereines et homophones, offrent une détente bienvenue après la tension des passages mineurs.

Le menuetto Allegretto est brillant et dynamique. Comme il se doit, le trio est bien plus discret et populaire.

Le finale Allegro con brio en ré mineur condense avec le mouvement lent une grande partie de l'intérêt de cette oeuvre exceptionnelle. Il débute piano par une sorte d'introduction formée de cinq notes répétées qui ne laisse pas prévoir ce qui va suivre: en fait une fugue à trois sujets. Au cours de cette dernière, le motif à cinq notes, un des contresujets, sera répété inlassablement. Le discours, scandé avec violence par les timbales, va continuellement de l'avant et emporte tout sur son passage. On oublie qu'il s'agit d'un morceau de contrepoint hérité de formes anciennes pour ne ressentir que le modernisme stupéfiant de l'harmonie. Un unisson de tout l'orchestre sur cinq ré, tonalement ambigu, achève cette symphonie, une des plus originales de Haydn (10).


Cet album est l’un des plus réussis du projet Haydn 2032. Giovanni Antonini et Il giardino armonico réalisent ici un miracle d’harmonie et de bon goût. Les tempos sont parfaits, les instruments anciens donnent un cachet merveilleux aux oeuvres interprétées.  


La Brioche (1763), Paris, Musée du Louvre

  1. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 838.
  2. Marc Vignal, ibid, pp 1013-5.

(3) Anthony Hodgson, The Music of Joseph Haydn, The symphonies, The Tantivy Press, 1976.

(4) La division des altos en deux pupitres est exceptionnelle dans la musique symphonique de Haydn de l'époque.

(5) https://haydn.aforumfree.com/generalites-f14/sturm-und-drang-orage-et-passions-t425.htm

(6) https://haydn.aforumfree.com/les-symphonies-f1/symphonies-n-5-et-n-11-deux-symphonies-d-eglise-t335.htm#1646

(7) Il est demandé aux violonistes de baisser d'un ton leur corde sol avec la cheville correspondante, produisant ainsi un fa et avec la même cheville de rétablir progressivement un sol.

(8) En une simple phrase, Peter J. Pirie résume parfaitement l'essence même de la symphonie n° 60. « Supposons maintenant qu’il nous faille décrire une symphonie en six mouvements, dans un style riens moins qu’expressionniste, tour à tour ironique, sauvage, mélancolique et d’un humour insensé, avec de multiples audaces d’orchestration. Gustav Mahler  ? Non, la n° 60 de Haydn ».

(9) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 1101-2.

(10) Anthony Hodgson, The Music of Joseph Haydn, The symphonies, The Tantivy Press, 1976, pp 99-100.


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