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samedi 29 novembre 2025

Il trionfo del tempo e del disinganno de Haendel à l'Opéra National du Rhin

© photo Kara Beck.  Le quatuor vocal qui termine l'acte I : Plaisir, Beauté, la Vérité, le temps. 


 Il trionfo del tempo e del disinganno (1) est un oratorio composé par Georg Friedrich Haendel (1685-1759) sur un livret du cardinal Benedetto Pamphilj. L'oeuvre a été créée à Rome en juin 1707 au palais du cardinal Pietro Ottoboni. Dans une Italie catholique, le luthérien Haendel, âgé alors de 21 ans, se sentira bien vite comme un poisson dans l'eau. Très vite apprécié par les autorités ecclésiastiques romaines, il se lie d'amitié avec les cardinaux Pietro Ottoboni, Carlo Colonna et Benedetto Pamphilj. Encouragé à se convertir au catholicisme, il refuse poliment mais fermement, refus qui ne l'empêchera pas de faire une brillante carrière à Rome et à Naples. On reste pantois devant l'abondance et la qualité de la production musicale de Haendel pendant les trois années et demi qu'il passa en Italie. Il pratique presque tous les genres: la musique instrumentale, la cantate profane (cent vingt d'entre elles sont conservées), l'oratorio (Il trionfo del tempo e del disinganno et un autre chef-d'oeuvre, La Resurrezione, oratorio sacré, représenté en avril 1708 sous la direction d'Arcangelo Corelli), des psaumes (remarquable Dixit Dominus composé en 1707). Mais c’est l’opéra qui passionne Haendel. Il ronge son frein à Rome où l'opéra était interdit par décret papal. Arrivé à Naples, il entre vite dans les bonnes grâces du cardinal Vincenzo Grimani, vice-roi de Naples. Ce dernier écrit pour Haendel le livret d'un opéra dont le titre est Agrippina et qui sera représenté avec succès à Venise le 29 décembre 1709 au théâtre San Giovanni Grisostomo.


Le Temps, la Désillusion, la Beauté et le Plaisir sont les quatre allégories dont l'affrontement forme l'essentiel de la trame de l'oratorio. Beauté qui a juré fidélité à Plaisir est interpellée par le Temps et par la Vérité ou Désillusion qui lui rappellent la fragilité et la brièveté de sa nature et que tout est voué à se faner puis mourir. Le même miroir que Beauté utilisait pour contempler ses charmes, est désormais baptisé Vérité, il est brandi par le Temps et Désillusion et convainc Beauté que les plaisirs terrestres sont finis pour elle et qu'il lui faut préférer ceux infinis du ciel. Beauté revêt le cilice et décide de se retirer dans un couvent « là où les larmes semblent être viles mais au ciel ce sont des perles ».


L'oratorio consiste donc en une succession de débats moraux aboutissant à une conversion. Comme le suggère René Jacobs dans un entretien, le cardinal Pamphili a peut-être cherché à représenter le personnage biblique de Marie-Madeleine dans celui de Beauté. La morale qui sous-tend ce texte est limpide et conforme à celle d'une époque marquée par le pontificat austère du pape Innocent XI (1611-1696). Elle prône la délivrance, par la foi et la grâce divine, de l'asservissement aux désirs terrestres et souligne que la voie qui mène au bonheur éternel est étroite et peut passer par de sévères mortifications.


Par sa théâtralité toute baroque, cette œuvre s'apparente bien plus à un opéra qu'à un oratorio ce qui n'est pas étonnant puisque pendant toute sa vie, le compositeur saxon a montré que la frontière entre les deux genres était très perméable. Il est donc normal qu'elle ait tenté des metteurs en scène dont Krzysztof Warlikowski, qui, au moyen d'une audacieuse transposition, en a proposé une lecture passionnante (2). Les allégories sont en principe des entités abstraites mais la musique de Haendel en fait des personnages de chair et d'os grâce à une caractérisation poussée. La musique épouse donc les affects des protagonistes et leur affrontement est admirablement rendu par des duos (Il bel pianto dell'aurora...) et surtout le remarquable quatuor vocal qui termine l'acte I, Se non sei piu ministre di pene.... L'imagination du jeune musicien semble inépuisable par sa variété, ses contrastes et nous offre des morceaux exceptionnels comme par exemple le fameux Lascia la spina qui sera réemployé dans l'air d’Almirena, Lascia ch'io pianga, dans Rinaldo ou encore l'air avec hautbois obligé, bourré de chromatismes et de dissonances, chanté par Beauté, Io sperai trovar nel vero il piacer. Encore plus exceptionnel me paraît être le formidable Tu giurasti di non lasciarmi chanté par Plaisir, aux harmonies sauvages et agressives, audace d'un musicien de 22 ans qui ne sera peut-être plus renouvelée dans son œuvre future. Enfin le compositeur réserve une surprise en terminant son œuvre avec un chant ineffable, Tu del ciel ministro eletto, envoyant les auditeurs dans les plus sublimes hauteurs.


© photo Klara Beck.  Plaisir et beauté

Représentation du 14 septembre 2025 à l'ONR

Mélissa Petit incarnait Beauté avec une voix claire, pure, ductile et bien projetée. Elle a très bien traduit l’évolution du personnage ; légère et insouciante au début, Beauté est envahie par le doute dans le fantastique air avec hautbois obligé, Io sperai trovar il vero nel piacer, elle gagne enfin les célestes hauteurs dans l’air sublime qui clôt l’oeuvre, Tu del ciel ministro eletto, et on est ému jusqu’aux larmes. Elle maîtrise les contrastes dynamiques, passant du triple pianissimo au forte dans une même syllabe, enrichissant ainsi la palette des émotions.


Le rôle de Plaisir, écrit par Haendel pour un castrat soprano, a été confié à Julia Lehzneva. La soprano colorature russe s’est fait connaître en chantant Rossini. Désormais elle est très appréciée dans le répertoire baroque par ses interprétations souvent spectaculaires notamment dans le personnage de Gildippe dans Carlo il Calvo de Nicola Porpora (1686-1774). Sa voix s’est considérablement étoffée depuis ses débuts et elle a livré une interprétation magistrale, notamment dans le prodigieux aria di furore, Tu giurasti di non lasciarmi, où elle fait preuve d’un engagement exceptionnel. Elle maîtrise parfaitement la messa di voce (3) et vocalise de façon étourdissante dans l’aria di paragone, Come nembo che fugge. Elle a enfin relevé avec brio le défi de chanter un des airs les plus célèbres du répertoire, Lascia lo spina, où elle s’est avérée très émouvante dans une simplicité sans apprêts.


© photo Klara Beck. Le Temps et la Vérité

Le rôle de Désillusion que l’on peut aussi appeler Vérité, était attribué à Carlo Vistoli. Ce dernier m’a une fois de plus enchanté par sa voix au timbre fabuleux, unique selon moi, parmi les contre-ténors. Ce rôle comporte plusieurs airs centrés sur la beauté mélodique et notamment, Piu non cura Valle oscura, air où la ligne de chant envoûtante du chanteur est soulignée par deux savoureuses flûtes à bec. La ductilité de sa voix est impressionnante et il passe sans heurts du falsetto à des notes graves dignes d’un baryton. Quel fantastique chanteur !

Au ténor Krystian Adam était attribué le rôle du Temps. D’emblée j’étais subjugué par le timbre relativement sombre de sa voix, presque celle d’un baryton et sa superbe projection dans le medium de sa tessiture. Le ténor polonais a brillé dans l’aria di paragone, E ben folle quel nocchier, qui utilise la métaphore favorite des libbrettistes baroques du navigateur aux prises avec les éléments déchainés et dans lequel le chanteur impressionne par la hardiesse de ses vocalises et des intervalles (octaves et parfois plus) .


© photo Kara Beck. Thibaut Noally et les premiers violons

Lors de la sinfonia d’ouverture, Thibaut Noally, les premiers et seconds violons se sont livrés à une démonstration de virtuosité avec de délicieux bariolages très italiens dignes d’Antonio Vivaldi ou d’Arcangelo Corelli qui nous rappellent que ce dernier a même dirigé l’oratorio La Resurrezione du Saxon. Thibaut Noally donne même dans l’air final de Beauté un solo poignant de pureté et de simplicité. Le violoncelle solo (Elisa Joglar) a brillé dans plusieurs interventions remarquables avec un minimum de vibrato. J’ai été impressionné par le magnifique solo de hautbois d’Emmanuel Laporte dans, Io sperai trovar il vero….Les flûtes à bec ont agrémenté les passages les plus doux de leur ravissant gazouillis. Dans le continuo, on pouvait apprécier les jolies notes perlées du luthiste Marc Wolff. L’orgue joue un rôle important tout au long de cet oratorio et le compositeur y a intercalé une brillante sonate où l’organiste Mathieu Dupouy a pu montrer toute sa virtuosité. Le clavecin n’est pas en reste et Philippe Grivard, remarquable comme toujours, donnait beaucoup de densité à l’air du Temps, E ben folle quel nocchier. Enfin Thibaut Noally infusait sa vigoureuse personnalité dans cette oeuvre et notamment dans la sublime conclusion où il arrive à suspendre…le temps (4).


  1. Cet article est une extension d’une critique parue dans la revue Odb-opéra. https://odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=26758&p=458693&hilit=Il+trionfo+del+tempo...#p458693
  2. https://baroquiades.com/il-trionfo-haendel-haim-lille/
  3. Messa di voce : littéralement mise en voix. La chanteuse introduit l’air par une longue note tenue.
  4. Incidemment je rappelle au public que pour applaudir, il faut attendre que la note finale ait cessé de résonner dans l’éther et dans le coeur des auditeurs et que le chef ait accompli le geste final et abaissé le bras.


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