Libellés

vendredi 30 octobre 2020

Samson et Dalila à l'Opéra du Rhin

Dalila coupe les cheveux de Samson. Le Caravage. Musée de Tolède

 

Camille Saint-Saëns (1835-1921) n'est certes pas mon compositeur préféré, j'avoue que sa symphonie avec orgue, ses cinq concertos pour piano, son concerto pour violoncelle en la mineur, ses poèmes symphoniques me laissent froid, je ne saurais dire pourquoi. L'architecture de ces œuvres est d'une souveraine harmonie, la musique est admirablement composée, d'une clarté lumineuse, d'une concision exemplaire mais voilà, elle ne m'émeut guère. Curieusement je suis bien plus ému par les petites œuvres de Saint-Saëns : ses mélodies pour voix et piano ou bien quelques perles de musique de chambre comme ses sonates pour hautbois (opus 166), clarinette (opus 167), basson (opus 168) et piano (toutes trois datant de 1921).

Samson et Dalila, composé en 1877 sur un livret de Ferdinand Lemaire (1832-1879), constitue cependant une exception. Toutes les qualités que j'ai énumérées plus haut y sont présentes mais il y a quelque chose en plus dans cet opéra qui provoque l'intérêt et l'émotion: en fait une fusion parfaitement réussie entre une dramaturgie spectaculaire et une musique inspirée. Saint-Saëns est un homme de théâtre génial comme le montrent la grande scène de séduction de l'acte II et surtout l'air Mon cœur s'ouvre à ta voix qui sont devenus des tubes mondialement célèbres. Pour ma part je préfère le magnifique premier acte, une grande fresque à la fois épique, héroïque et religieuse de caractère cinématographique qui culmine avec la splendide exhortation de Samson: Israël! Romps ta chaine, O peuple, lève-toi..., reprise de façon grandiose par le choeur et avec la curieuse scène 5, Hymne de joie, hymne de délivrance où en lieu et place de la musique triomphale attendue, on entend une prière mystique faisant usage des modes anciens et du plain chant. Au troisième acte, la Bacchanale apparaîtra par contre bien sage si on la compare à celle bien plus subversive que Wagner composa pour Tannhauser trois décennies auparavant. Dans le domaine du charme, le gracieux choeur des Philistines du premier acte, Voici le printemps nous portant des fleurs... si joliment orchestré, est une merveille. Mais quel souffle dans cet opéra, quelle variété et pourtant il n'y a pas une note de trop. Malgré cette densité musicale exceptionnelle qui aurait pu dérouter certains, le succès ne s'est jamais démenti et Samson et Dalila est inscrit dans les répertoires de tous les théâtres du monde, il est d'ailleurs le seul sur les treize opéras du maître à bénéficier d'un tel honneur. En 2014 le Palazzetto Bru Zane et l'opéra de Saint Etienne ont remis en selle Les Barbares et il serait souhaitable que d'autres opéras (Phryné par exemple) fussent montés.


Samson et Dalila. Gérard van Honthorst, 1615. Cleveland Museum of Art

Traditionnellement les mises en scène de cet opéra sont de type Péplum biblique et font la part belle à l'orientalisme tellement à la mode en cette fin de 19ème siècle. L'option prise par Marie-Eve Signeyrole est essentiellement politique dans un univers résolument contemporain. Selon ses propres mots, la mise en scène met en parallèle l'Alliance fondatrice avec Dieu, mise à mal dans l'épisode biblique et la rupture du Pacte Social dans nombre de pays du monde contemporain (1).

Un scrutin politique est à la base de l'action. Cette dernière se situe dans une Démocrature dont le président est Dagon (1), le cadre est une campagne électorale noyautée par le parti conservateur de Dagon et orchestrée par Dalila, directrice de campagne et Abimelech, porte parole. En face des Philistins se tiennent les Hébreux et leur chef charismatique Samson. Ce dernier n'est pas un Hercule, il est sur une chaise roulante et s'apparente à un être de souffrance. Il ressemble plus au Serviteur du prophète Isaïe qu'à un surhomme. Sa force, avant tout est psychologique et morale. Ce n'est pas lui mais le peuple qui agit et se libère par les armes. Comme le dit la metteuse en scène, Samson vient du peuple, il est porté par le peuple, il tombera par le peuple.


Samson et Dalila. Photo Klara Beck

Ce message politique, aussi pertinent soit-il, a l'inconvénient d'occulter le message biblique qui est la relation du peuple hébreu avec son Dieu, relatée dans le Livre des Juges, 13-15 et explicitée dans l'excellent livret, relation perturbée en ces temps très anciens par l'attraction des divinités païennes au mépris du premier commandement, transgression précipitant en guise de châtiment, le peuple sous le joug des Philistins. On pouvait cependant s'accommoder de ce déplacement du centre de gravité de l'oeuvre vers la sphère politico-sociale pourvu que la mise en scène possédât la cohérence et accrochât l'intérêt voire la participation des spectateurs. Ce fut généralement le cas malgré certains passages où ce qui se passe sur scène ne correspond pas à ce qui est chanté. Cette mise en scène présente des points positifs et contient des trouvailles: les Hébreux et leur chef revêtent tous un même masque de clown. Ce masque indique que Samson fait corps avec le peuple et que ce dernier est totalement uni. Avec ce masque, Samson cache son visage. Ce dernier est le secret que Dalila veut connaître et que Samson finira par dévoiler ce qui causera sa perte. On notera une situation analogue dans Turandot de Puccini où c'est le nom du héros Calaf qui est masqué. Seule la connaissance de ce nom permettra à Turandot d'atteindre ses objectifs

La scénographie (Fabien Teignié) est sobre et use de grands panneaux gris ou bleus qui se déplacent pour figurer les différents lieux de pouvoir. Les costumes (Fabien Teigné) sont appropriés aux fonctions des uns et des autres: stricts costumes noirs pour les Philistins, tenues plus débraillées pour les Hébreux. Se détachent les magnifiques tenues de Dalila et notamment son costume deux pièces blanc du troisième acte d'une élégance superlative.


Photo Klara Beck

D'emblée, j'ai été conquis par le Samson de Massimo Giordano. Ce ténor avait chanté Werther à l'ONR en 2018. J'aime ces chanteurs enthousiastes qui n'ont pas peur de jouer leur va-tout. C'est un ténor généreux, sa voix possède un volume sonore impressionnant et de belles couleurs. Il s'est illustré dans de magnifiques aigus émis avec facilité et une intonation de qualité. A la fin tonitruante du deuxième acte, Samson susurre un dernier Dalila, je t'aime avec une délicatesse infinie, preuve qu'il possède plusieurs cordes à son arc et que dans certains passages, il sait mettre en valeur un beau timbre et un phrasé élégant.

Katarina Bradic que j'avais eu le plaisir d'admirer dans le rôle de Bradamante dans l'Alcina de Haendel, a incarné Dalila. De prêtresse de Dagon dans le livret, elle est devenue directrice de campagne du chef d'état éponyme dans la mise en scène. Son élégante silhouette la plaçait constamment au centre de l'image et sous le feu des projecteurs. Par sa voix corpulente toujours bien projetée, son medium velouté, sa ligne de chant harmonieuse, elle avait les moyens vocaux dignes d'un des plus beaux rôles de mezzo-soprano du répertoire comme le montrait, au premier acte, un remarquable Printemps qui commence. La mezzo-soprano troque son rôle de séductrice vénale de la Bible pour un rôle plus complexe incluant, outre son désir de vengeance, une attirance sincère pour sa victime. En tout état de cause, elle formait un superbe duo avec Samson notamment dans le magistral Mon cœur s'ouvre à ta voix, pierre angulaire de l'oeuvre.

Jean-Sébastien Bou, prodigieux Atar dans le Tarare de Salieri produit récemment par Christophe Rousset, est devenu ici le conseiller politique du président Dagon (grand prêtre dans le livret). Il jouait parfaitement le rôle du politicien technocrate d'une très belle voix de baryton aux belles couleurs et aux mille nuances.

Patrick Bolleire, basse, a interprété remarquablement le rôle du Commandeur dans Don Giovanni donné en 2019 à l'ONR. Dans le rôle d'Abimelech, chef de guerre des Philistins, il a chanté au premier acte avec la méchanceté de tradition, Qui ose élever la voix....Dommage qu'il disparaisse au deuxième acte car sa voix de basse profonde était superbe.

Le vieillard hébreu, celui qui veille sur Samson et se désespère de voir ce dernier tomber dans les rets de Dalila, était superbement interprété par Wojtec Smilek avec une voix noble aux inflexions très émouvantes.

Les rôles de messagers philistins étaient tenus excellemment par Damien Arnold, Nestor Galvan et Damien Gastl, tous trois membres de l'Opéra Stdio.

Dans le rôle muet du Président Dagon, l'excellent Alain Weber.


La Liberté guidant le Peuple. Photo Klara Beck

J'ai été enchanté par l'orchestre symphonique de Mulhouse placé sous la direction d'Ariane Matiakh. Du fait des contraintes sanitaires, cet orchestre de 60 exécutants voulu par Saint-Saëns était réduit de moitié. Les coupes concernaient surtout les cordes car plusieurs pupitres de vents sont incompressibles. Ce point a été argumenté dans un passionnant entretien de la cheffe avec Patrick Schneider. Cet effectif réduit a fait montre de clarté et de nervosité supplémentaires sans déficit de puissance notamment chez les violoncelles très présents et chaleureux. Les bois ressortaient d'avantage notamment les belles flûtes dans le choeur féminin, Voici le printemps nous portant des fleurs, joliment accompagnées par la harpe, de même que les cuivres (beaux trombones dans Gloire à Dagon). Les bois interviennent aussi de façon subtile et délicate dans le deuxième couplet de l'air Mon cœur s'ouvre à ta voix. J'ai beaucoup aimé la direction sobre, efficace et sensible d'Ariane Matiakh révélant une culture musicale d'exception.

Les choeurs de l'ONR dirigés par Alessandro Zuppardo ont manifesté leur talent dans la force (Israël, romps ta chaine...) comme la douceur (Hymne de joie). Le choeur joue un rôle capital dans cet opéra qui s'apparente dans tout l'acte I à un oratorio et peut être considéré comme un personnage à part entière. Par sa voix s'exprime le peuple, seul héros de ce drame (2).


  1. Samson et Dalila, Dossier pédagogique. Dagon, dieu des Philistins dans la Bible. https://www.operanationaldurhin.eu/files/7a25e368/samsonetdalila_dossierpedagogique_def_light.pdf

  2. Cette chronique est une version légèrement remaniée de mon compte rendu effectué le lendemain de la représentation du 20 octobre : https://www.odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=23023

mercredi 30 septembre 2020

Trio pour piano, violon, violoncelle n° 1 en ré mineur de Robert Schumann

Edvard Munch. Nuit à Saint Cloud (1890)

 Robert Schumann (1810-1856), un des compositeurs romantiques majeurs, n'étant pas présent dans ce blog, il fallait remédier à cette lacune avec une œuvre hors du commun. Le concerto pour piano en la mineur opus 54 (1845), les études symphoniques pour piano opus 13 (1837), la symphonie n° 2 en do majeur opus 61 (1846), la musique de scène de Faust (1844-1853) étaient les candidats les plus sérieux jusqu'à ce que j'écoutasse le premier mouvement du trio pour piano, violon et violoncelle n°1 en ré mineur opus 63. Cette audition fut un choc pour moi tant Schumann se surpasse dans cette oeuvre et s'élève au dessus des normes musicales de son temps. Ce trio fut composé en 1847 à Dresde peu après la symphonie n° 2 en do majeur et exécuté en 1848 avec le trio n° 2 en fa majeur opus 80. Auparavant Schumann avait consacré l'année 1842 à la musique de chambre en composant trois remarquables quatuors à cordes (en la mineur, fa majeur et la majeur) opus 41, un quatuor avec piano en mi bémol opus 47 et un quintette avec piano en mi bémol opus 44. Ce dernier avait été critiqué par Hector Berlioz et Franz Liszt qui y voyaient l'influence bourgeoise et rétrograde de Leipzig. Peut-être est-ce en réaction à ces critiques que Schumann mit en chantier son premier trio, une œuvre dont la forme reste très classique mais le fond très audacieux notamment dans son premier mouvement. Cette œuvre est relativement méconnue et souffre des poncifs dont est victime la musique instrumentale de Schumann en général (1,2).

Edvard Munch. Mélancolie (1893) Musée Munch d'Oslo

Le premier mouvement, Mit Energie und Leidenschaft, débute par un thème d'une dimension et un souffle inouïs dont la littérature musicale offre peu d'exemples. Le début du 3ème concerto pour piano de Serguei Rachmanninov ou encore le thème initial du trio unique opus 120 de Gabriel Fauré, deux œuvres dans la même tonalité que le trio de Schumann peuvent lui être comparés. Ici le thème asymétrique, syncopé et ponctué de chromatismes est exposé par le violon tandis que le piano accompagne d'arpèges au dessus d'une basse grondante. Ce thème n'est pas d'un abord immédiat, il déroute même par sa métrique irrégulière et son ignorance des barres de mesure mais au bout de quelques auditions, il se grave dans la mémoire et ensuite la hante. Le deuxième thème en fa majeur, également syncopé et encore plus chromatique, est exposé par le piano en octaves à la main droite puis repris en canon par le violon et le violoncelle. Enfin ce dernier instrument s'empare du premier thème en fa majeur et chante éperdument avec un élan et une exaltation extraordinaires. Cette exposition ne comporte que 57 mesures. La reprise est obligatoire, en l'omettant, on se prive de 13 mesures de musique et ici le matériau musical est tellement concentré qu'elle se justifie pleinement. Arrive un développement d'une longueur de 117 mesures soit le double de l'exposition ce qui est exceptionnel chez Schumann et dans la musique classique et romantique en général. Le second thème revient en si bémol majeur au violon en canon avec la basse du piano puis c'est le violoncelle qui le reprend avec une intensité encore accrue. Un thème plaintif, fragment du thème principal, apparaît et fait l'objet d'échanges entre les trois instruments, enfin une série de rythmes pointés très énergiques termine la première partie du développement. Survient ensuite un passage fantastique et mystérieux: le violoncelle joue sur le chevalet (sul ponticello) un thème nouveau à nette saveur modale, il est accompagné d'accords en triolets du piano dans l'extrême aigu, le tout ppp (triple piano). Le son produit est magique, on croit entendre un carillon lointain (3). Le même thème est repris en la bémol cette fois dans les profondeurs du violoncelle. Ce nouveau thème est ensuite combiné avec le fragment plaintif du premier thème aux cordes tandis que le piano reprend ses accords en triolets de façon insistante. Le second thème entre en jeu et on observe une combinaison de trois thèmes précédents. La musique de plus en plus touffue, les harmonies de plus en plus hardies et chromatiques de cette fin du développement évoquent nettement le Gabriel Fauré du trio en ré mineur ou du quatuor avec piano en sol mineur opus 45 et on aboutit à la rentrée. La réexposition très brève est semblable à l'exposition mais avec un surcroit d'intensité. Une longue coda survient et on y retrouve les harmonies torturées de la fin du développement. Contrairement à d'autres œuvres de Schumann, le piano n'est pas prépondérant et le discours musical est partagé équitablement entre violon, violoncelle et piano ce qui donne à ce mouvement toute sa plénitude. Un morceau aussi dense et élaboré me semble sans équivalent dans l'oeuvre de Schumann. On retrouvera cependant une ambiance similaire dans un autre chef-d'oeuvre, le premier mouvement de la deuxième sonate en ré mineur pour piano et violon opus 121 (1851).


Edvard Munch Le baiser (1892) Collection privée

On revient sur terre avec le deuxième mouvement, Lebhaft, doch nicht zu rasch (Vivace mais pas trop vite). Certains exécutants (célèbre version historique de Jacques Thibaud, Alfred Cortot, Pablo Casals) avaient pris l'habitude d'exécuter prestissimo ce scherzo et d'en faire un morceau de concours, en dépit du tempo mesuré indiqué par Schumann. C'est de toutes manières un morceau d'une grande violence, plein de hargne dans lequel violon et violoncelle sont à l'octave ce qui donne de la corpulence au groupe des cordes qui ainsi joue à force égale avec le piano. Pendant tout le scherzo les deux groupes échangent un motif ascendant en rythmes pointés agressifs (double croche-croche pointée) sans aucune baisse d'intensité. Le thème du trio ressemble beaucoup à celui du scherzo, mais l'atmosphère est bien plus calme et sereine. Les trois instruments jouent ce thème en canon et de belles modulations donnent à ce trio beaucoup de charme et de séduction.


Avec le sublime troisième mouvement, Langsam mit inniger Empfindung, en la mineur, nous retrouvons les sommets du premier. Il me semble que ce mouvement présente une ressemblance spirituelle avec une œuvre totalement inconnue, l'adagio du trio n° 37 pour la même formation et dans la même tonalité de ré mineur HobXV.23 de Joseph Haydn (4). Tous les deux adoptent la forme Lied et présentent une inspiration angoissée teintée de mystère. Dans le mouvement de Schumann, le thème principal hésitant, à la métrique irrégulière, est exposé par le violon tandis que les autres instruments lui donnent une assise harmonique tourmentée, ponctuée d'appoggiatures et de retards créateurs d'incertitudes tonales. La métrique 4/4 tient lieu de repère mais la ligne mélodique va bien au delà de ce cadre, vibre à l'unisson des sentiments du compositeur et exprime les tourments d'une âme angoissée au bord de la dépression. La partie centrale en fa majeur, plus mélodique, est plus apaisée mais cette pause ne dure pas et le retour de la première partie s'accompagne de nouveaux contrepoints qui assombrissent encore cette descente dans les ténèbres.


Edvard Munch. L'enfant malade (1895) Musée d'Art National

Comme cela arrive souvent chez Schumann dans ses œuvres écrites dans le mode mineur, le dernier mouvement adopte le mode majeur. Après un mouvement lent désespéré, la démarche de Robert Schumann, consistant à composer un finale optimiste, est identique à celles de Wolfgang Mozart dans son dramatique quintette en sol mineur K 516 ou de Ludwig van Beethoven dans son onzième quatuor à cordes en fa mineur, Serioso, et peut être considérée comme un sursaut d'énergie exprimant un retour à la vie (5). Ces saines manifestations de vitalité font toujours l'objet de critiques de la part des commentateurs qui y voient une concession à la facilité voire à la trivialité. Ce mouvement adopte la forme du rondo sonate. Le refrain est un thème vigoureux et plein d'ardeur dans lequel on peut voir un écho du thème principal du premier mouvement mais ici la métrique est carrée et le thème s'encadre clairement dans les huit mesures classiques. Plusieurs thèmes ensuite peuvent tenir lieu de couplets notamment un joli thème en mi mineur exposé par le piano en octaves brisés et le violoncelle. L'abondance des thèmes témoigne de la richesse de l'inspiration de Schumann. Un intermède central tient lieu de développement. On n'y trouve pas d'élaboration contrapuntique, les thèmes (refrain et couplets) reparaissent dans diverses tonalités et avec des habits chatoyants et possèdent un caractère ludique et une joie de vivre retrouvée. Lors du retour du refrain, le thème principal fortissimo est devenu conquérant. Une coda constituée d'accord massifs au piano et aux instruments par mouvements contraires, termine l'oeuvre dans l'exaltation.


Ce trio a-t-il eu une postérité ? Les deuxième et troisième trios en fa majeur opus 80 et sol mineur opus 110 respectivement, de Schumann, en dépit de leur éminentes qualités, ne retrouvent pas l'esprit du premier. Les trois magnifiques trios en si majeur opus 8, do majeur opus 87 et do mineur opus 101 de Johannes Brahms traitent à mon avis un autre sujet. C'est dans la musique de chambre française post-romantique, celle de César Franck, d'Emile Chausson et surtout de Gabriel Fauré que je retrouve l'esprit qui règne dans ce trio de Robert Schumann (5).


  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Robert_Schumann

  2. Brigitte François-Sappey, Robert Schumann, Paris, Fayard 2000.

  3. Ce passage m'évoque la partie centrale du développement du premier mouvement de la sixième symphonie de Gustav Mahler

  4. https://haydn.aforumfree.com/t228-trio-n-37-en-re-mineur-hobxv-23-sublimi-angustie https://piero1809.blogspot.com/2019/01/les-trios-avec-pianoforte-chefs-doeuvre.html

  5. Le flux continu de musique du trio de Schumann se retrouve dans les deux premiers mouvements du trio opus 120 de Gabriel Fauré, un des chefs-d'oeuvre de la troisième manière du compositeur, terminé en 1923.

  6. Les clichés, libres de droits, proviennent de l'article de Wikipedia consacré au peintre Edvard Munch: https://fr.wikipedia.org/wiki/Edvard_Munch

mercredi 9 septembre 2020

Gismondo, re di Polonia de Leonardo Vinci

 O vinci, o mori
Quinzième opéra seria de Leonardo Vinci (1690?-1730), Gismondo, re di Polonia, fut composé en 1727 à partir d'un livret de Francesco Briani et créé à Rome la même année. Le livret de Briani avait été écrit en 1707, soit 20 ans auparavant, pour un opéra d'Antonio Lotti (1667-1740), Il vincitor generoso et avait été créé en présence du roi Frédéric IV du Danemark. Grâce à l'action de Max Emanuel Cencic, concrétisée par l'enregistrement d'Artaserse puis de Catone in Utica, les opéras seria de Vinci commencent à être connus du grand public. Vinci a commencé sa carrière en composant des opéras bouffes en dialecte napolitain pour la plupart perdus. L'exécution de Li zite 'n galera, un opéra bouffe désopilant par La Capella Turchini (Antonio Florio) a révélé au public le don mélodique et l'humour de ce compositeur originaire de Calabre mais installé depuis l'adolescence à Naples. Le présent enregistrement de Gismondo, re di Polonia est une nouvelle étape dans la reconnaissance d'un compositeur original tenant une place importante dans l'évolution de l'opéra à Naples (1).

Leonardo Vinci

Primislao, duc de Lithuanie juge dégradant d'être le vassal de Gismondo (Sigismond II, roi de Pologne entre 1548 et 1572), attitude qui empoisonne les relations entre les deux hommes. Ernesto, duc de Livonie et Ermano, duc de Moravie sont en principe alliés à Gismondo car ils sont tous deux amoureux de la fille du roi, Giuditta. Cette dernière est secrètement éprise de Primislao. A l'acte I Gismondo se réjouit du mariage envisagé entre son fils Ottone et Cunegonda, fille de Primislao, mariage qui augure une ère de paix. Malheureusement Pimislao refuse de prêter serment de fidélité à Gismondo. Ottone et Cunegonda tentent de réconcilier leurs parents respectifs et arrivent à leurs fins puisque Primislao accepte de prêter serment sous certaines conditions. A l'acte II la chute de la tente royale au moment de la signature du traité provoque un incident diplomatique, Primislao ridiculisé rompt son serment et Cunegonda se sent trahie par Ottone. Gismondo et Cunegonda demandent à Ottone de renoncer à son projet amoureux et exhortent ce dernier à combattre au champs d'honneur. La guerre éclate entre la Pologne et la Lithuanie et la victoire revient aux polonais. Cunegonda affronte Ottone au combat. Ce dernier la maitrise et lui laisse la vie sauve mais elle l'accable de récriminations car elle croit que son ex-fiancé a tué son père Primislao. Ce dernier qui n'est pas mort mais blessé, a renoncé à ses prétentions c'est pourquoi Gismondo lui accorde son pardon tandis que Primislao consent au mariage de sa fille avec Ottone. Entre temps, Ermano avoue qu'il est l'auteur de la chute de la tente et se suicide, Ernesto, se sacrifiant aux intérêts supérieurs de la nation et au bien commun, renonce à Giuditta et cette dernière peut épouser Primislao.

Frédéric IV du Danemark par Hyacinthe Rigaud, Statens Museum  for Kunst, Copenhagen

Pour qu'une intrigue aussi politique, se déroulant dans des terres très éloignées de la lagune vénète, ou des collines de Rome, intéressât le public, il fallait que ce dernier se sentît concerné et qu'un certain nombre de conditions fussent remplies. La plus marquante d'entre elles fut la visite que le roi Frédéric du Danemark fit à Venise en 1707 et qui frappa les esprits comme en témoigne la dédicace du livret d'Il vincitor generoso dans laquelle Briani loue Frédéric IV comme un souverain idéal et un parangon dans l'art de gouverner. Selon Boris Kehrmann (2), Il vincitor generoso est un instrument de propagande pour le roi du Danemark. La louange des vertus du souverain idéal était dans l'air du temps. Parmi les qualités requises pour régner, la raison, la constance, la clémence et la vaillance étaient les plus fréquemment citées. Le souverain danois avait fait preuve de toutes ces qualités dans le conflit qui l'opposa à la Suède à partir de 1700 et jusqu'en 1720 (Guerre du Nord). Il est évident que le caractère de Gismondo, personnage titre du livret, était calquée sur celle de Frédéric IV. Il représentait le bon souverain qui agissait selon le principe de la pensée rationnelle et faisait preuve de constance, vertu la plus haute dans l'opéra seria et bien sûr de clémence. Par antithèse, son rival Primislao était le mauvais souverain qui ne possèdait aucune des vertus susdites, à l'instar du Duc Frédéric de Holstein-Gottorp qui refusa de prêter serment à Frédéric IV et mit le Holstein, province danoise, dans le giron de la Suède. Il était même possible que Briani eût pensé au roi de Suède, Charles XII dont la politique aventureuse de conquêtes mit à mal l'Europe du nord et notamment la Pologne et la Lituanie. Quelques années après la représentation d'Il vincitor generoso, Frédéric IV et ses alliés triomphaient des troupes suédoises (Paix de Frederiksborg, 1720) et donc le livret de Briani prenait un relief nouveau, fort utile pour le succès de Gismondo, re di Polonia..

Charles XII de Suède par Hyacinthe Rigaud, Musée National de Suède.

Une autre raison de l'intérêt que pouvait trouver le public romain, fut la dédicace que Leonardo Vinci fit à Giacomo II, re della Gran Brettagna, c'est-à-dire James Edward Stuart (1688-1766), prétendant catholique au trône d'Angleterre que le Saint-Siège soutenait dans l'espoir qu'il ramenât la Grande Bretagne dans le giron de l'église catholique.
Enfin une troisième raison du succès est l'excellence du livret. Ce dernier offre des situations très dramatiques, une action continue et spectaculaire et des personnages bien caractérisés.

La musique de Leonardo Vinci manifeste dans Gismondo, re di Polonia son originalité par rapport à celle de ses contemporains: Antonio Vivaldi (1678-1741), Georg Friedrich Haendel (1685-1759) ou Nicola Porpora (1686-1768) et est une bonne illustration de l'école napolitaine. Moins hardie au plan harmonique que celle de Vivaldi, moins polyphonique que celles de Haendel ou Porpora, elle donne à la voix et à la mélodie la place principale. L'orchestre plus léger et plus transparent, abandonne les figures de contrepoint au profit d'un accompagnement non motivique consistant souvent en de simples batteries des cordes. Les instruments à vents (bassons, cors, flûtes, trompettes) se voient confiés des rôles concertants dans neuf numéros sur trente et un. 

La structure de cet opéra est typique de l'opéra seria issu de la première réforme avec essentiellement des airs séparés par des récitatifs secs (3). Le premier acte se termine par un grand air (Quell'usignolo), le second par un duetto (Dimmi una volta addio) et le troisième qui contient un superbe terzetto (Dolce padre e re pietoso), se termine par un choeur. Mis à part quelques ariosos de forme libre, les airs sont presque tous de forme da capo, ils sont généralement courts et les tempos très animés. On note aussi dans l'opéra un décalage entre un texte très dramatique et une musique souvent guillerette, parfois proche de celle de l'opera buffa comme c'est le cas avec la plupart des airs attribués à Giuditta. Les passages dramatiques n'en ressortent que mieux par effet de contraste. Les arie di paragone (airs basés sur une comparaison ou une métaphore) sont nombreux. Le comparant (navire en perdition par exemple) se trouve dans la première strophe et le comparé (le protagoniste généralement) dans la seconde. Chose rare, on trouve même un air (Se l'onde corre al mare) basé sur une double métaphore, la rivière qui ne peut retourner à sa source dans la première strophe et la flamme qui ne peut s'unir à l'éther dans la deuxième (3,4). Cette musique de Leonardo Vinci annonce la naissance d'une sensibilité nouvelle, développée en même temps que lui à Naples par Johann Adolphe Hasse (1699-1783), conduisant au style préclassique de Nicolo Jommelli (1714-1774) et de Johann Christian Bach (1735-1782) (5).



Contrairement à Artaserse où la distribution entièrement masculine respecte les conditions existant dans la Rome du temps de Vinci où les papes interdisaient aux femmes de chanter, le choix qui a prévalu dans l'enregistrement de Gismondo, re di Polonia, est plus équilibré. Les deux personnages féminins sont chantés par des femmes et le rôle de Primislao, écrit pour un castrat, est ici chanté aussi par une femme.

Le rôle de Gismondo était chanté par Max Emanuel Cencic. Toute la carrière de ce contre ténor est dédiée à l'opéra baroque, soit en tant que chanteur, soit en tant que producteur. J'ai eu la chance de voir à l'opéra national du Rhin, une de ses plus belles prises de rôle dans Farnace de Vivaldi. Avec quatre airs, le rôle titre n'est pas le mieux pourvu mais ses airs sont très mélodieux et respirent la modération et l'humanité. Au premier acte, Gismondo use de la métaphore de la colombe ballotée par la tempête (Se soffia irato...) pour décrire le trouble qui l'envahit à la pensée des conflits à venir. Il ne s'emporte que dans Torna cinto il crin... au moment où il exhorte son fils à combattre, O vinci, o mori...(Sois vainqueur ou bien meurs !). Comme d'habitude, la voix de Max Emanuel Cencic est puissante et bien timbrée et son intonation parfaite. La personnalité de ce chanteur est tellement forte qu'elle emplit l'opéra de sa présence.

Avec cinq airs, Aleksandra Kubas-Kruk (Primislao) est avec Cunegonda la mieux dotée. Cette chanteuse que j'ai déjà vue dans le rôle de Morgana dans l'Alcina de Haendel (6), fait preuve ici d'une personnalité surprenante par son engagement intense et sa tendance à prendre des risques, notamment à attaquer fortissimo, sans préparation, une note suraigüe, spécialité dans laquelle elle excelle, notamment dans l'air belliqueux Va, ritorna... de l'acte I où son contre ré jaillit au dessus de timbales déchainées. Sa voix corsée et agile et son ornementation lors des reprises da capo d'une grande liberté m'ont beaucoup séduit. Son interprétation m'a paru correspondre parfaitement au caractère instable et vindicatif de Primislao notamment dans son spectaculaire aria di guerra avec trompettes de l'acte III, Vendetta, o ciel..., particulièrement réussi. Mais elle ne s'est pas cantonnée dans le registre de la fureur, elle a su émouvoir dans son arioso, Sento di morte il gelo...avec un superbe cantabile.

Giuditta, fille du roi Gismondo, est un personnage bien caractérisé qui apporte une note de fraicheur dans le contexte militaro-politique de l'oeuvre. Ses interventions sont parfois comiques comme dans son air de l'acte II, Tu sarai il mio diletto, où elle s'adresse alternativement à ses deux amoureux, Ernesto et Ermano dans un style proche de celui du vaudeville. Dans cette scène VIII, les ruses de la princesse et la maladresse des deux benêts forment un tableau réjouissant. Avec sa voix de type colorature au timbre cristallin et ses vocalises aériennes, Dilyara Idrisova colle parfaitement à son personnage et chacune de ses interventions est un moment de bonheur, notamment la délicieuse ariette, S'avanza la speranza. A la toute fin, la soprano russe chante avec beaucoup de charme et d'esprit un air basé sur une double métaphore Se l'onda corre al mare.

C'est Sophie Junker qui incarnait Cunegonda, personnage très attachant par son courage, sa rigueur intellectuelle frisant toutefois l'inflexibilité. Avec deux remarquables récitatifs accompagnés et les airs les plus pathétiques, elle est la véritable héroïne de l'opéra. Dans le magnifique Tu mi tradisci ingrato, l'intensité des sentiments exprimés balaye le côté mécanique et répétitif de la forme da capo si bien qu'on a l'impression d'écouter une musique durchcomponiert. Le timbre charnu de la voix est envoûtant et possède de belles couleurs, la ligne de chant est harmonieuse dans toute l'étendue de la tessiture, l'intonation parfaite. A la fin elle chante une aria di furore de forme curieuse, Ama chi t'odia..., compromis d'aria da capo et de chaconne, formé par la répétition d'une basse obstinée une dizaine de fois sur lequel la soprano s'élance et brode une suite de variations avec une fougue impressionnante. C'est le sommet dramatique de l'opéra. Sophie Junker m'avait déjà beaucoup plu dans son interprétation sensible et expressive du rôle de Vénus dans La divisione del mondo de Giovanni Legrenzi (1626-1690) à l'opéra du Rhin (7).

Yuriy Minenko (Ottone) est le prince sur lequel repose l'avenir du royaume et qui est amoureux de la fille de l'ennemi. Les airs d'Ottone sont centrés sur la beauté mélodique et en phase avec une convention de l'opéra seria baroque consistant à donner à l'amant un caractère doux et peu martial. Ses airs bénéficient souvent d'un instrument obligé. L'acte I se termine avec Quel usignolo, aria pastorale dans lequel la voix est accompagnée par une petite flûte, une rareté dans l'opéra baroque. L'oiseau chanteur tout heureux d'avoir trouvé sa compagne vocalise éperdument tandis qu'elle trille de bonheur. Yuriy Minenko fait admirer son beau legato et les couleurs variées de son chant. Deux bassons dans leur registre aigu interviennent dans Vuoi che io mora. Dans cet air très expressif, Ottone désespéré se rend au combat comme le veulent ceux auxquels il tient le plus, son père Gismondo et son amante Cunegonda. Le contre ténor a une voix puissante et brillante, propre à exprimer les sentiments amoureux mais non dénuée d'héroïsme notamment dans Assaliro quel core, air conquérant accompagné de deux valeureux cors.

Jake Arditti a commencé sa carrière très jeune en jouant le rôle du petit Yniold dans Pelléas et Mélisande de Debussy. Nerone très remarqué dans l'Agrippina de Haendel, il possède une tessiture étendue vers l'aigu, appropriée pour chanter le rôle d'Ernesto, duc de Livonie, fidèle allié de Gismondo et amoureux malheureux de Giuditta. Jake Arditti éblouit par sa technique remarquable dans les trois airs qui lui sont dévolus et est très émouvant dans D'adorarvi cosi, air très délicat où sa voix se mêle harmonieusement à un violon et un violoncelle solos.

Le rôle du traître Ermano était interprété par Nicholas Tamagna. Avec un timbre de voix plus sombre que celui des trois autres contre-ténors, Nicholas Tamagna apportait de la variété dans ce quatuor. Il ne chantait que deux airs mais le second, Son come cervo misero, de l'acte III, sortait vraiment de l'ordinaire. C'est une aria di paragone où le comparant est un cerf entouré par les chiens qui l'assaillent et le mordent à mort, métaphore cruelle de la situation morale d'Ermano après sa trahison. Une basse obstinée de neuf mesures est répétée huit fois en comptant le da capo et le chanteur varie autant de fois un thème baroque riche en rythmes pointés. En tous cas le contre ténor américain rend justice à cet air magnifique avec beaucoup d'engagement et d'intensité.

L'orkiestra Historyczna a du punch à revendre. Quelle nervosité, quelle fougue et quelle précision! La direction est assurée conjointement par Martyna Pastuszka au premier violon et Marcin Swiatkiewicz au clavecin. Avec eux, on ne s'ennuie pas une seconde et les trois heures trente de l'opéra passent comme l'éclair, on aimerait même que le temps s'arrêtât quelquefois mais Leonardo Vinci n'est pas Haendel et c'est ce qui fait son charme. La gestuelle de Martyna Pastuszka que l'on peut apprécier dans une version de concert mise en ligne (9), est très expressive et on peut admirer comment ses mouvements corporels se transmettent à l'orchestre tel un fluide vital. D'un collectif superbe se détachent un violon et un violoncelle solos à la sonorité très suave, deux petites flûtes virevoltantes, deux bassons moelleux, deux vaillants cors naturels, deux trompettes guerrières et un continuo très efficace (superbe clavecin parfois doublé dans quelques airs comme Quel usignolo, basse d'archet et guitare).

Un opéra seria passionnant et une distribution superlative, que demander de plus? Cet article est une extension d'une chronique publiée plus tôt dans BaroquiadeS (8).

  1. Kurt Markstrohm,The operas of Leonardo Vinci, Napoletano, Pendragon Press, Hillsdale, N.Y., 2007.
  2. Boris Kehrmann, Gismondo, re di Polonia, Un opéra baroque comme opéra du présent. Réflexions sur le Gismondo de Francesco Briani et Leonardo Vinci, Parnassus, 2019.
  3. Isabelle Moindrot, L'opéra seria ou le règne des castrats, Fayard, 1993.
  4. Xavier Cervantes, Les arias de comparaison dans les opéras londoniens de Haendel. Variations sur un thème baroque. International review of the Aesthetics and Sociology of music, 26(2), pp 147-166, 1995.
  5. Laurine Quétin, L'opéra seria de Johann Christian Bach à Mozart, Editions Minkoff, 2003.
  6. http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/alcina-haendel-karlsruhe-2019
  7. http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/divisione-del-mondo-legrenzi-rousset-onr-2019
  8. https://www.youtube.com/watch?v=4k8lR0XQOVM











samedi 29 août 2020

La fedelta premiata de Joseph Haydn

Diane de Versailles, copie romaine d'un original grec (IVème siècle avant J.-C.), musée du Louvre.

Un drame pastoral à grand spectacle
Le 18 novembre 1779, le théâtre du château d'Eszterhàza fut détruit par un incendie. Peu après on entreprit de construire un nouveau théâtre. Un peu plus d'un an plus tard, la nouvelle salle était prête à accueillir un spectacle, en l'occurrence un opéra de Joseph Haydn (1732-1809), La fedelta premiata (La fidélité récompensée).

La Fedelta premiata, drame pastoral joyeux, fut crée en février 1781 à Eszterhàza et cette première coïncidait à un mois près avec celle d'Idoménée de Wolfgang Mozart (1756-1791) à Munich. Le livret de Gianbattista Lorenzi (1721-1807) avait déjà servi à Domenico Cimarosa (1749-1801) sous son titre original l'Infedeltà fedele (Naples, juillet 1779). L'opéra de Cimarosa, d'abord prévu pour être monté à Eszterhàza, est arrivé dans ce lieu en partition, mais Haydn, au lieu de le faire représenter, décida de mettre lui-même en musique le livret de Lorenzi (1). D'après une étude comparée récente, il apparait que Haydn se serait inspiré de la musique de Cimarosa (2). Faute d'enregistrement disponible de l'opéra de Cimarosa, il est impossible d'évaluer l'importance de l'influence du compositeur napolitain. Toutefois, l'Italiana in Londra (1779) de quelques mois antérieure à l'Infedeltà fedele peut donner une idée du style de Cimarosa à cette époque de sa vie (3). On a vu que dans l'Italiana in Londra, Cimarosa écrivit deux très longs finales d'actes, celui du premier acte durant plus de dix sept minutes. Haydn avait déjà dans La vera costanza (1778) écrit des finales d'actes très importants (4).

Au début de l'opéra, Melibeo, grand prêtre du culte de Diane, rappelle qu'une malédiction règne sur la population de Cumes. Chaque année un couple d'amoureux doit être donné en pâture à un monstre jusqu'au jour où un coeur pur se sacrifiera volontairement. Tel est le pivot de l'action dramatique. Amaranta, femme vaniteuse et égoïste, est courtisée par Perruchetto, un noble volage et couard. Fillide (Celia) aime et est aimée par Fileno, berger courageux et fidèle. Ces amours vont à l'encontre des intérêts de Melibeo, de Lindoro, frère d'Amaranta et serviteur du temple et de la nymphe Nerina. En effet Melibeo convoite Amaranta, Lindoro est amoureux de Celia et Nerina est amoureuse de Lindoro. Melibeo, avec la complicité plus ou moins active de Lindoro et Nerina, va désigner Perruchetto et Celia comme victimes destinées à être sacrifiées. Au moment où les victimes vêtues de blanc sont données en pâture au monstre, Fileno s'offre en sacrifice. La prophétie s'est donc réalisée: Diane émue par le geste de Fileno, lève la malediction, chasse Melibeo et désormais le peuple de Cumes pourra vivre en paix. Les unions de Celia et Fileno et d'Amaranta et Perruchetto sont célébrées dans la liesse.

La sybille de Cumes, Le Dominiquin (1617)

L'opéra est intitulé Dramma pastorale giocoso et ce titre décrit précisément l'oeuvre, qui comporte plusieurs scènes typiquement bouffes équilibrant harmonieusement de grandes scènes dramatiques. Le livret offre une galerie de personnages intéressants. Tandis que Perruchetto, Lindoro et Nerina sont des personnages d'opéra bouffe, le comportement de Celia et de Fileno ne prête jamais à rire et les airs qu'ils chantent reflètent les passions et les affections de l'âme. Melibeo qui détourne le culte de Diane pour réaliser ses objectifs personnels est le personnage le plus intéressant et le mieux caractérisé. Manipulateur, immoral, il arrive par sa faconde à tromper son monde comme Axur dans Axur re d'Ormus d'Antonio Salieri (1752-1823) ou bien Falstaff dans l'opéra éponyme du même compositeur. La fedelta premiata est aussi une oeuvre de plein air, mettant en scène des bergers, des bergères, des nymphes, des dryades, des satyres dans un cadre naturel, on y voit même un combat de taureaux! La chasse, sous la protection de Diane est omniprésente, on assiste en particulier à une homérique chasse au sanglier. On voit que Haydn, à l'occasion de la restauration du théâtre d'Eszterhàza a voulu frapper fort et offrir un grand spectacle panoramique (5). Dans ce contexte, Haydn écrivit un opéra muni de récitatifs secs courts, d'airs nombreux, concentrés et très variés permettant une caractérisation subtile et nuancée des personnages et surtout de deux finales d'actes étourdissants.

Le principal défaut du livret provient de la durée très inégale de ses trois actes (6), le troisième acte est en effet réduit à la portion congrue puisqu'il ne dure que quinze minutes. Avec deux vastes finales à la fin des deux premiers actes, le ressort dramatique est presque totalement épuisé quand commence le troisième. Après un beau duo d'amour entre Fileno et Celia et un bref choeur de réjouissances générales, la messe est dite! Ce découpage en trois actes va perdurer dans nombre d'opéras seria et bouffes de Cimarosa (Le trame deluse, L'Olimpiade), Giovanni Paisiello (1741-1816) (La Molinara) mais la structure en deux actes finira par s'imposer notamment chez Mozart (Don Giovanni, Cosi fan tutte, La clemenza di Tito) ou Salieri (Falstaff).

Eszterhàza, la palais, photo Civertan Grafikal Studio (8)

Il est courant de rapprocher cette œuvre des opéras de Mozart qui verront le jour à partir de 1786. Il faut dissiper ici un malentendu. Si des analogies formelles et compositionnelles peuvent être trouvées entre La fedelta premiata et les dramme giocosi du salzbourgeois, par contre la musique de Haydn est profondément différente de celle de Mozart. Haydn utilise des tournures mélodiques qui lui sont propres, ses finales de phrase et ses cadences sont différentes de celles du salzbourgeois et un auditeur exercé le sent immédiatement. On pourrait dire la même chose de Salieri et de Paisiello dont la musique est aussi très typée si on voulait les rapprocher de celle de Mozart. A mon humble avis, les seuls compositeurs qui ressemblent à Mozart au point de les confondre parfois sont Johann Christian Bach (1734-1783) et dans une moindre mesure Domenico Cimarosa.

Il est difficile de dégager des sommets dans un opéra qui en comporte tant.
Premier acte:
A la place d'une sinfonia sans grand rapport avec le contenu de l'opéra comme c'était le cas dans l'opéra seria (6), nous avons ici une splendide ouverture qui nous plonge en plein dans l'ambiance cynégétique de l'opéra et dans laquelle retentit une des sonneries de chasse qu'on entendra plus loin. Haydn devait apprécier cette ouverture car il la reprendra quelques mois plus tard avec de menus changements dans le dernier mouvement de sa symphonie n° 73 en ré majeur, La Chasse (1781).
Gia mi sento di sentire. Lindoro exulte car il s'imagine que Celia lui appartiendra bientôt. La musique vive, incisive, sensuelle exprime parfaitement l'excitation du jeune homme.
L'air de Melibeo, Mi dice, il mio signore. Melibeo compare sa rivalité avec Perruchetto à celle de deux taureaux amoureux qui font résonner la forêt de leurs mugissements parfaitement imités par deux cors déchainés. Dans cet air typiquement bouffe, on sent poindre la noirceur du personnage.
Dans la superbe cavatine, Placidi ruscelletti (Paisibles ruisseaux), Celia évoque une nature lumineuse, comparaison négative qui a pour but de faire ressortir les tourments de son âme. Les modulations mineures illustrent comme le ferait une caméra le paysage qui s'obscurcit quand les nuées voilent le soleil.
L'air le plus remarquable de l'acte I, Deh soccorri un' infelice... est chanté aussi par Celia. Cet air possède une beauté mélodique, un caractère bel canto sans pareil. Son orchestration est aussi exceptionnelle avec trois cors dont un concertant. Dans la deuxième partie de l'air débute un fabuleux solo de cor. Enfin lors de la troisième partie, le tempo s'anime et la musique prend une tournure héroïque comme en témoignent les ardentes vocalises qui annoncent celles des grandes héroïnes du futur, Fiordiligi ou Leonore par exemple.

Deuxième acte:
Sappi que la bellezza..., La beauté est éphémère et le charme d'une femme s'évanouit avec l'âge, nous dit Melibeo d'un ton sentencieux et curieusement charmeur compte tenu de la perfidie du personnage. La musique étincelle d'esprit.
L'air Di questo audace ferro... est un morceau de bravoure de l'inénarrable Perruchetto dont les rodomontades n'ont d'égales que la couardise. Devant le sanglier mort étendu à ses pieds, le comte se vante avec les mots "Non v'é animale bestiale piu di me" (il n'y a pas d'animal plus féroce que moi) et la minute suivante est pris de panique lorsque l'animal frémit. L'humour de Haydn est à son zénith.
Le sommet de l'acte et peut-être de l'opéra est le récitatif accompagné, Ah come il core mi palpita nel seno! (adagio en mi majeur), suivi de l'air Ombra del caro bene (adagio en mi bémol majeur). Celia croyant que son amant Fileno est mort par sa faute à elle, accepte d'être sacrifiée par Melibeo sur l'autel de Diane. La virtuosité est absente de cette scène dramatique, la voix est simplement accompagnée par un cor et une flûte et la musique vise à exprimer le plus fidèlement possible le désespoir de l'héroïne. Trois roulements de timbales fortissimo interrompent le chant, allusion possible aux Enfers évoqués lors du récitatif accompagné. Le récitatif et l'air sortis de leur contexte furent représentés sous forme d'une cantate italienne en 1784 avec grand succès.

Troisième acte


Le duo d'amour de Fileno et Celia, Ah se tu vuoi ch'io viva, est un des plus réussis de tous les opéras de Joseph Haydn, il ne sera dépassé que par le duo d'Armida et Rinaldo qui termine le premier acte d'Armida (1784).


Les deux finales des deux premiers actes sont grandioses, le premier dure près de 20 minutes et comporte 800 mesures. H.C. Robbins Landon (5) et Marc Vignal (7) insistent sur le fait que ces finales sont découpés en sections (pas moins de dix dans le cas du premier) et que des changements de tonalité marquent ces sections. La première section du finale du premier acte est en si bémol majeur, la seconde en sol majeur, la troisième en mi bémol majeur, la quatrième en ut majeur, la cinquième en la bémol majeur etc... soit un intervalle de tierce mineure ou de tierce majeure d'une section à l'autre. Mozart procèdera de même en 1790 dans les finales de Cosi fan tutte. Selon Marc Vignal, les procédés mis en oeuvre par Haydn dans ses opéras anticipent ses oeuvres futures. De telles modulations, rares encore en 1780 dans la musique instrumentale du maître, deviennent fréquentes à partir de 1784 dans les symphonies et les quatuors à cordes.

Parmi les six ou sept opéras de Haydn les plus connus,
Armida me semble être le plus homogène, le plus dramatique, le plus équilibré, Orfeo ed Euridice, le plus émouvant, La vera costanza, le plus solidement architecturé dans ses deux premiers actes, Orlando paladino, le plus riche en musique et le plus foisonnant, La fedelta premiata serait peut-être le plus spectaculaire à condition évidemment qu'une mise en scène ambitieuse sût le mettre en valeur. On peut toujours rêver d'une nouvelle production et, qui sait, d'un DVD. En tous cas, cet opéra le mérite cent fois.


Heureux possesseurs de l'enregistrement Philips par Antal Dorati (1976), vous pouvez dormir sur vos deux oreilles, il sera difficile de le détrôner vu la qualité exceptionnelle des chanteurs. Toutefois l'enregistrement de David Golub datant de 1999 n'est pas mal du tout avec Patricia Ciofi dans le rôle de Nerina, un Perruchetto chanté par Christopher Schaldenbrand, un baryton ce qui est plus conforme à la version originale de l'opéra et surtout la voix très expressive de Monica Groop dans le rôle de Celia (Fillide).


(1) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 1040.
(2) Friedrich Lippmann, Haydns "La fedelta premiata" und Cimarosa "l'infedelta fedele", Haydn-studien, 1982.
(3) https://haydn.aforumfree.com/haydn-directeur-musical-de-l-opera-d-eszterhaza-f12/l-italiana-in-londra-t266.htm
(4) https://haydn.aforumfree.com/haydn-directeur-musical-de-l-opera-d-eszterhaza-f12/la-vera-costanza-l-autre-mariage-secret-t203.htm
(5) Joseph Haydn: La fedelta premiata, Notice de H.C. Robbins Landon, Philips, 1976.
(6) Isabelle Moindrot, L'opéra seria ou le règne des castrats, Fayard, 1993.
(7) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 1039-1046.
(8) This picture is © copyright Civertan Grafikai Stúdió (Civertan Bt.), 1997-2006.; http://www.civertan.hu/