Dramma per musica en trois actes de Georg Friedrich
Haendel (1685-1759) sur un livret de Nicola Francesco Haym
(1686-1758) d'après un texte de Giacomo Francesco Bussani pour le
dramma in musica d'Antonio Sartorio (1679).
Création en 1724 au King's Theater Haymarket de
Londres.
Christopher Lowrey, contre-ténor, Giulio Cesare
Karina Gauvin, soprano, Cleopatra
Ann Hallenberg, mezzo-soprano, Sesto
Eve-Maud Hubeaux, mezzo-soprano, Cornelia
Kacper Szelazek, contre-ténor, Tolomeo
Ashley Riches, basse, Achilla
Les Talens lyriques
Gilone Gaubert, Christophe Robert, Josepha Jégard,
Josef Zak, Giorgia Simbula, violons I
Charlotte Grattard, Jean-Marc Haddad, Bérangère
Maillard, Pierre-Eric Nimylowicz, Myriam Mahnane, violons II
Emmanuel Jacques, Julien Hainsworth, Marjolaine Cambon,
violoncelles
Marjolaine Cambon, viole de gambe
Ondrej Stajnochr, contrebasse
Jocelyn Daubigney, flûte traversière
Vincent Blanchard, Jon Olaberria, hautbois et flûtes à
bec
Catherine Pépin, Philippe Grech, bassons
Jeroen Billiet, Yannick Maillet, cors
Bérengère Sardin, harpe
Emmanuel Jacques, violoncelle
Karl Nyhlin, luth/guitare
Stéphane Fuget, clavecin
Christophe Rousset, clavecin et direction
Représentation donnée le 28 septembre 2019 à
l'abbatiale d'Ambronay dans le cadre du Festival d'Ambronay 2019,
Musique baroque et métissée.
Un Jules César
inoubliable
Composé par Georg
Friedrich Haendel en 1723 sur un livret de Nicola
Francesco Haym,
Giulio Cesare in Egitto a plusieurs titres de gloire, il est l'opéra
de Haendel le plus joué, il bénéficie aussi d'un livret riche en
action et en sentiments, enfin les deux personnages principaux sont
prestigieux voire mythiques. En tout état de cause, Giulio Cesare
fait certainement partie des chefs-d'oeuvre de son auteur dans ce
genre musical avec Rinaldo (le préféré de votre serviteur),
Alcina, Agrippina, Tamerlano, Rodelinda.... Créé le 20 février
1724 au King's Theater Haymarket de Londres, il obtint d'emblée un
vif succès et fut repris en 1725, 1730 et 1732. Cet opéra bénéficia
au jour de sa création d'une prestigieuse distribution avec le
contralto Francesco Bernardi dit
Il Senesino (1686-1758)) dans le rôle titre, la prima donna
Francesca Cuzzoni (1696-1778) dans le rôle de Cleopatra et
Margherita Durastanti (?-1734) dans le rôle travesti de
Sesto. Cette dernière dont Haendel avait fait la connaissance en
Italie fut sans doute son interprète la plus fidèle durant sa
carrière de compositeur d'opéras. On lira avec intérêt
l'excellent article publié dans Wikipedia sur Cleopatra VII
Philopator (1), la revue
Avant Scène Opéra, numéro 97, consacrée à Giulio Cesare (2) et
Giulio Cesare - Raffaele Pè (3).
Le
présent article est issu en grande partie d'une chronique publiée
dans BaroquiadeS au lendemain du concert (4).
Tolomeo (Ptolemée XIII
de la dynastie des Lagides), frère de Cleopatra, a fait assassiner
Pompeo, rival de Cesare. Ce dernier qui était prêt à faire la paix
avec Pompeo, éprouve une violente animosité vis à vis du roi
d'Egypte tandis que Cornelia et Sesto son fils ne rêvent qu'à
venger la mort d'un époux et d'un père. De son côté, Cleopatra
est décidée à reprendre à son frère le trône d'Egypte. Déguisée
en servante, elle séduit Cesare, mais tombée amoureuse, elle révèle
son identité au conquérant romain. Entre temps Tolomeo ne reste pas
inactif, il tend une embuscade à Cesare à l'issue de laquelle, ce
dernier est déclaré mort. Tolemeo qui a sequestré sa sœur, peut
alors jouir d'un pouvoir sans partage mais c'est sans compter sur le
courage de Cesare qui ayant survécu au complot et, surgissant
inopinément, délivre Cleopatra. Le lubrique Tolomeo, fort occupé à
harceler Cornelia ne voit pas le glaive que tient le bras vengeur de
Sesto et périt transpercé. Cesare qui a conquis Cleopatra et
l'Egypte, voit désormais ses rêves impériaux se réaliser.
Buste présumé de César trouvé dans le Rhône, Flickr, fr.zil. Musée d'Arles |
D'aucuns estiment que
Giulio Cesare surpasse les autres opéras de Haendel en beauté
musicale et au plan dramatique (5). A son actif, Giulio Cesare, plus
que d'autres opéras du Caro Sassone, représente, selon
Christophe Rousset, une synthèse équilibrée du goût français
(ouverture et danses), allemand (contrepoint et harmonie) et
évidemment du bel canto italien. Dans un contexte historique
très tourmenté (rivalité entre Cesare et Pompeo, entre Cleopatra
et Tolomeo), l'opéra ne se complaît pas tout le temps dans le
drame, une forme d'humour y est aussi présente, y compris dans la
version de concert de ce soir. Cleopatra est un personnage comportant
des aspects légers et séducteurs. Selon une anecdote rapportée par
Plutarque dans sa Vie de César, elle apparaît devant ce dernier
emballée dans un tapis. Cesare n'est pas seulement un héros
tragique et certaines interprétations lui donnent un visage avenant
sans altérer toutefois la grandeur du personnage qui doit pouvoir à
la fin se proclamer roi du monde. Pour résumer, on peut dire que
Cesare et Cleopatra sont des personnages essentiellement héroïques
pouvant au gré de l'action montrer des traits de caractère plus
légers tandis que Sesto et Cornelia sont plus monolithiques et
typiques de l'opéra seria que les réformateurs du début du 18ème
siècle ont voulu mettre sur pied.
Après une dernière
exécution en 1738 à Hambourg, Giulio Cesare va disparaître de
l'affiche pendant près de deux siècles. A partir de 1922 il est de
nouveau représenté mais dans une forme fortement condensée, les
reprises da capo sont supprimées et les rôles de soprano ou
alto masculins sont confiés à des barytons ou des basses ce qui
dénature en grande partie l'oeuvre. René Jacobs en 1991 est un des
premiers à proposer une version sur instruments d'époque et
respectueuse de la partition au festival de Beaune. Giulio Cesare est
aujourd'hui un des plus représentés parmi les opéras de Haendel
avec de remarquables réalisations comme par exemple une version
complète exécutée à l'opéra Garnier en 2011 sous la direction
musicale d'Emmanuelle Haïm. La distribution était prestigieuse
avec Natalie Dessay dans le rôle de Cleopatra et Lawrence Zazzo dans
celui de Cesare, elle a révéle la mezzo-soprano Isabel Leonard dans
le rôle de Sesto.
En raison de sa richesse
mélodique exceptionnelle, cet opéra se prête bien à une exécution
en concert sans mise en scène. Ce fut le choix de Christophe Rousset
et les Talens Lyriques au festival d'Ambronay 2019, option qui
permettait au public de se concentrer sur la musique.
De gauche à droite, Ashley Riches, Kacper Szelazek, Christopher Lowrey, Karina Gauvin, Ann Hallenberg, Eve-Maud Hubeaux, photo Bertrand Pichène |
Giulio Cesare offre une
galerie de personnages hauts en couleurs. Il
Senesino,
attributaire du rôle titre, était bien pourvu en airs magnifiques.
Dans l'extraordinaire récitatif accompagné, Alma del gran
Pompeo, Cesare médite sur la
condition humaine. Cette page admirable est écrite dans la tonalité
improbable de sol # mineur et se termine en la bémol mineur,
enharmonique du précédent. Le texte me semble citer la Bible avec
une allusion (Ti forma un soffio e ti distrugge un fiato)
au Psaume 103 (L'homme...., il est comme la fleur des
champs. Quand un vent passe sur elle, elle n'est plus),
étonnante dans la bouche de Cesare. Plus loin Cesare récidive et
cite à deux reprises la fleur des champs. L'aria di
paragone, Va tacito e
nascosto (Le chasseur se taisant
et se cachant...), décrit un chasseur animé de mauvaises intentions
et contient une flamboyante partie de cor. C'est aussi un Cesare
brillant et joyeux que l'on entend dans Se in fiorito ameno
prato (Si, dans un pré fleuri
et accueillant...). Il est accompagné par une partie de violon solo
virtuose, très italienne. Avec Christopher
Lowrey, nous avions la
chance d'entendre un Cesare quasiment idéal. Le contre ténor a tout
pour lui, une voix à la projection puissante mais en même temps un
timbre doux et brillant. Cette voix aux couleurs changeantes
s'adaptait parfaitement au caractère des airs, héroïque dans l'air
avec cor, Va tacito e nascosto,
ou bien dans l'aria di guerra,
Al lampo dell'armi,
elle trouvait des accents inattendus et rendait pleinement justice à
la profondeur du récitatif accompagné Alma del gran
Pompeo. Une pointe d'humour
anglo-saxon était tout à fait de mise dans la pastorale, Se
in fiorito ameno prato, réponse
du berger à la bergère.
Karina Gauvin, photo Bertrand Pichène |
Francesca
Cuzzoni, soprano (Cleopatra), était la reine du
spectacle avec huit airs et un duo. Tutto puo, donna vezzosa
(Une jolie femme a tous les pouvoirs) apporte une touche de légèreté,
de charme et d'esprit. Trois airs sont écrits en mi majeur et deux
en la majeur, tonalités qui jusqu'à la Salomé de Richard
Strauss, en passant par Cosi fan tutte, sont les plus
sensuelles de toutes. Da tempeste il legno infranto (le navire
brisé par la tempête arrive au port) est une aria di paragone
éblouissant. Entre catastrophes et évènements heureux, l'héroîne
ne sait pas s'il faut pleurer ou se réjouir ce qui fait de ce rôle
un des plus complexe de l'opéra. Karina Gauvin était
parfaitement appropriée pour le mettre en valeur et l'exalter. La
cantatrice trouvait le ton juste pour chanter les nombreux airs de
charme de son personnage mais elle ne se cantonnait pas dans un rôle
de séductrice ou de combattante, elle s'appropriait un des airs les
plus émouvants de la partition, Se pieta di me non senti (Si
de moi tu n'as aucune pitié), un lamento d'une beauté déchirante
dans lequel l'orchestre dispute à la voix la palme de l'émotion.
Captivé par la splendeur du timbre, l'harmonie de la ligne de chant
et la douceur du legato, le temps semblait s'arrêter. Après un
récital de mélodies françaises à l'Opéra National du Rhin, la
présente prestation confirmait l'incomparable culture musicale de la
cantatrice québecoise.
Le
rôle de Sesto était taillé sur mesure pour la mezzo-soprano
Margherita Durastanti qui bénéficia de quatre airs somptueux. Ann
Hallenberg avait la tâche redoutable d'incarner un des rôles
les plus acrobatiques de la partition. Elle chante à l'acte I une
aria di furore, Svegliatevi nel core (Eveillez-vous
dans mon coeur) dont la partie centrale est très dramatique,
puis à l'acte II un air spectaculaire, L'angue offeso mai riposa
(Le serpent n'a pas de repos tant que son venin ne coule pas dans le
sang de l'agresseur), sur un texte générateur d'images fortes. Il
s'agit d'une aria di paragone qui illustre par une métaphore,
la soif de vengeance du fils de Pompeo. La mezzo-soprano, d'abord
majestueuse puis de plus en plus emportée est accompagnée d'une
tempête orchestrale. On ne sait ce qu'il faut admirer le plus, des
vocalises flamboyantes ou de la polyphonie de l'orchestre. En tous
cas Ann Hallenberg était formidable !
Cornelia
a fait aussi l'objet d'une caractérisation poussée, notamment dans
son air, Prima son d'ogni conforto, aria di disperazione
et déploration sur la mort de Pompeo. Elle chante aussi un superbe
arioso très dramatique, Nel tuo seno, amaro sasso. On
regrette qu'un personnage aussi intense et héroïque dispose
seulement de quatre airs dont deux ariosos très courts. En tous cas
Eve-Maud Hubeaux a merveilleusement servi ce rôle. Je l'avais
entendue, formidable Armida de Rinaldo et émouvante Isis de l'opéra
éponyme de Lully avec la même équipe mais j'ai encore été plus
captivé par son interprétation de Cornelia. D'abord sa tessiture
vocale qui se rapproche beaucoup de celle d'une contralto ensuite son
timbre si chaleureux sont uniques et parfaitement mis en valeur dans
le sublime duetto en mi mineur, Son nata a lagrimar (Je suis
née pour pleurer) auquel Sesto répond, Son nato a sospirar
(Je suis né pour me lamenter). Quelles émotions et quelles
artistes!
Tolomeo,
à la fois frère et époux de Cleopatra, est décrit dans le livret
comme un souverain débauché et pervers. Mort à l'âge de 14 ans,
on lui a attribué sans doute les travers de son père Ptolémée
XII. C'est peut-être le rôle le plus virtuose de l'opéra pour
lequel il fallait un contre ténor à la fois agile et puissant.
Kacper Zselazek a déclaré présent ! Ce magnifique
contre ténor fut une révélation dans ses quatre airs et notamment
dans cette aria di furore, L'empio sleale indegno (L'impie, le
traître, l'infâme...). Tolomeo, soutenu par un orchestre survolté
dans lequel on peut voir la foule de ses troupes, attribue à Cesare
ses propres vices.
Achilla,
âme damnée de Tolomeo au début de l'oeuvre, se retourne contre son
roi à la fin. Ce rôle est chanté depuis la création de l'opéra
par un baryton basse. Le plus bel air, Tu ferma il piede se
trouve à la fin de l'acte I, air énergique et nerveux qui trouve en
Ashley Riches un interprète incomparable par l'étendue de sa
tessiture, ses beaux graves, sa superbe intonation.
Christophe Rousset, photo Bertrand Pichène |
Une fois de plus, j'ai été émerveillé par les
qualités de l'orchestre des Talens Lyriques et notamment par une splendeur sonore qui ne
m'avait pas semblé aussi évidente naguère. Les violons emmenés
par Gilone Gaubert avaient ce 28 septembre 2019 un soyeux
particulièrement flatteur. La violoniste en chef nous régala aussi
d'un solo brillantissime dans Se in fiorito ameno prato.
L'enchanteresse sinfonia qui ouvre l'acte II est un prodige
d'orchestration dans lequel on entend de subtiles combinaisons
instrumentales entre le théorbe (remarquable Karl Nihlin), de
la basse de viole, des hautbois, de la harpe. Ce fut fut un moment
d'extase sous la direction particulièrement inspirée de Christophe
Rousset. Toujours respectueux
du texte avec la plus grande rigueur, le maestro insuffla à cette
musique un caractère original et unique.
Avec six voix merveilleuses et un orchestre d'exception
le public était comblé. Qu'aurait donné une conjonction de talents
aussi heureuse dans une mise en scène ? On ne le saura sans
doute jamais. En tous cas il est heureux que ce concert ait été
enregistré car il restera dans les annales une des plus mémorables
versions de ce chef-d'oeuvre de Haendel.
- Giulio Cesare, Avant Scène Opéra, 97, 5-68, 2010.
- Piotr Kaminski, Haendel, Purcell et le baroque à Londres, Le Livre de Poche, Fayard, 2010, p 112-121.
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