Libellés

dimanche 25 octobre 2015

Le Trame Deluse, l'art vocal selon Cimarosa

Le Trame Deluse (Les complots déjoués) de Domenico
 Cimarosa est un des plus importants ouvrages lyriques du dix huitième siècle finissant. 
De ce dramma giocoso composé en 1786, Gioachino Rossini disait le plus grand bien et 
trouva dans le quintette du premier acte des sources
 d'inspiration pour ses propres oeuvres (1). L'opéra, représenté en décembre 1786 au Teatro Nuovo de Naples, est le dernier d'un groupe de trois composés la même année: Le Trame Deluse, L'Impresario in Angustie (L'impresario dans les ennuis) et Il Credulo, tous trois à partir de livrets de Giuseppe Maria Diodati. Les deux derniers furent montés et dirigés par Joseph Haydn à Eszterhàza mais pas Le Trame Deluse qui pourtant est le meilleur des trois. Ce texte me donne l'occasion d'insister sur la contribution exceptionnelle de Joseph Haydn à la diffusion de l'oeuvre de Cimarosa avec plus d'une douzaine d'opéras révisés et montés au théâtre d'Eszterhàza.
Le Trame Deluse obtint un succès durable et fut représenté au Burgtheater de Vienne en 1787 ainsi que dans de nombreuses capitales européennes (2). Il est probable que Wolfgang Mozart assista à une des représentations donnée à Dresde en juin 1789 en langue allemande, exécution que Mozart qualifia de misérable dans une lettre à Constance (3).




Domenico Cimarosa (1749-1801) 

Le livret est bâti sur une intrigue classique: Don 
Artabano, un notable napolitain d'âge mûr attend une 
jeune romaine qu'il doit épouser. Un couple d'escrocs 
Don Nardo et Ortensia profitent de la situation pour 
échafauder un complot: Ortensia doit se substituer à 
la fiancée pendant que Don Nardo subtilise les 
économies de Don Artabano. La machination est déjouée
 par Dorinda, la jardinière du domaine et par Glicerio
 et Olimpia, un couple d'amoureux qui dans le passé 
eurent des déboires avec les deux aventuriers. Après 
diverses péripéties et quiproquos, l'arrivée de la 
vraie fiancée apporte la lumière et permet 
l'arrestation du couple infernal.

Le livret très 
conventionnel est moins subtil que celui du Matrimonio Segreto (Mariage Secret), de Giovanni Bertati. La plupart des personnages me semblent sans grande épaisseur: Don Artabano est le barbon crédule et ridicule de l'opéra bouffe, Olimpia et Glicerio, le couple d'amoureux traditionnels, par contre les escrocs Don Nardo et Ortensia sont bien plus intéressants et complexes. 

L'absence d'un héros ou héroïne occupant le devant de la scène, a sans doute nui au succès durable de l'oeuvre. A noter que Don Nardo s'exprime en dialecte napolitain tandis que les autres personnages conversent en toscan. Dans Le trame deluse, Cimarosa revient à une formule
 archaïque en 3 actes alors que la division en deux 
actes s'était imposée dans l'opera buffa au cours des 
années 1780. Toutefois l'opéra fut remanié et condensé par la suite en deux actes comme on peut le voir dans l'édition de 1818 du livret.

Cet opéra présente une caractéristique 
unique: il contient peu d'arias et un nombre  inhabituel de morceaux d'ensembles (duos, trios,
quatuors etc...). Les airs sont le plus souvent dépourvus de
 virtuosité vocale. Chaque acte se termine par des
 ensembles à la chaine d'une longueur inusitée ce qui 
donne à l'action une vie extraordinaire. En dehors de
 ces considérations formelles, l'auditeur est comblé 
par la richesse de l'inspiration musicale. Le langage 
musical est ici plus hardi que dans les operas précédents, le génie mélodique de Cimarosa est à son 
zénith, un chant sublime parcourt l'oeuvre du début à
 la fin.

Voici quelques temps forts de la version en trois actes: (4)
Les airs et duos:
-le duo du premier acte en sol majeur entre Ortensia et Don Nardo, Nel mirar quel caro caro occhietto...une barcarolle exquise qui nous plonge dans l'opéra 
italien romantique du temps de Vincenzo Bellini! Un admirable motif du hautbois sert de transition entre les couplets. La suite plus conventionnelle nous replonge dans l'opéra bouffe.
-l'air plein de verve
 en mi bémol majeur de Don Nardo au deuxième acte, A mme 'sto vico in faccia...chanté en dialecte 
napolitain. Don Nardo s'exprime dans un air qui se veut comique mais qui révèle de la frustration et de la rancoeur comme le montrent une rudesse inattendue de la ligne mélodique et les harmonies acerbes de la deuxième partie de l'air.
-l'air d'Olimpia en la majeur Andante grazioso du troisième acte, Le donzellette che sono amanti … est une mélodie
 envoûtante sur un rythme ternaire.

Les ensembles:
Les ensembles qui parcourent les trois actes sont des polyphonies vastes et 
complexes.
-L'ensemble situé à la fin du premier acte acte, Che tremore ho nelle vene! 
en mi bémol majeur, est le plus remarquable de tous au plan musical avec des tournures mélodiques et des harmonies que l'on ne retrouvera que dans le Cosi fan Tutte de Wolfgang Mozart, composé trois ans après. Cet ensemble se termine dans un tourbillon de mots et de musique. Ce quintette suscita l'admiration de Gioachino Rossini.
-L'énorme finale du deuxième acte, est le plus remarquable au plan dramatique. 
Il est constitué de plusieurs numéros enchainés. Il débute en ré majeur par un allegro giusto, Esci fuori bifolchetta..
 mais module ensuite en mi bémol majeur dans un Larghetto con moto, Zitto, zitto, piano, piano.., remarquable par la beauté du chant et un accompagnement admirable de l'orchestre avec sourdines tout à fait indépendant des chanteurs. Dans cette section l'orchestre devient un “personnage” à part entière de l'action. Ensuite le mouvement va s'accélerer avec un allegro en do majeur puis un presto où tous les protagonistes se déchainent. A la fin la confusion est à son comble et tous les personnages unissent leurs voix dans une conclusion endiablée. Si le finale du premier acte évoque Cosi fan tutte, par contre celui du deuxième acte annonce clairement ceux du Matrimonio segreto composé cinq ans plus tard.
-les ensembles dominent dans le troisième acte, notamment un vaste terzetto Larghetto con moto en fa majeur Scendi, o cara, adagio, adagio...qui ne le cède en rien aux précédents question splendeur vocale. 

A la fin de l'opéra, chacun retrouve sa chacune, les méchants Ortensia et Nardo en prison, les bons Artabano, Olimpia et Glicerio devant l'autel, mais une agitation identique les anime, les fait ressembler à des pantins désarticulés et nous questionne. Tout cela a-t-il un sens? Une chose est certaine, la musique de Cimarosa donne miraculeusement unité, signification et harmonie à un texte qui semble en être dépourvu.

Il Castello Nuovo di Napoli

La Molinara de Giovanni Paisiello qui date de 1788, a fait l'ojet d'un article dans ce Blog (5).
 La comparaison entre Cimarosa et Paisiello, deux 
musiciens napolitains est inévitable à travers ces
 oeuvres contemporaines. Paisiello est plus varié, plus
 contrasté, son tempérament dramatique me semble plus 
intense, son orchestre est plus coloré
 avec une participation plus active des vents. Ces qualités sont particulièrement évidentes dans Il Re Teodoro in Venezia. A son 
passif, Paisiello n'évite pas toujours la facilité voire une certaine vulgarité.
 Chez Cimarosa on observe au fil de ses 70 oeuvres dramatiques une lente évolution vers un art toujours 
plus expressif, raffiné et élégant. Son orchestre, d'abord assez rudimentaire à la manière d'une grande
 guitare comme le dit si bien Emile Vuillermoz à propos des accompagnements orchestraux de Vincenzo Bellini, gagne en épaisseur et en subtilité pour
 empiéter même sur le chant dans Il Fanatico Burlato (1787) et Il matrimonio segreto (1792). Stendhal regrettait cette évolution car il appréciait par dessus tout que les chanteurs soient placés au devant de la scène et que l'orchestre se montre discret. Grétry lui, s'amusant à comparer Cimarosa et Mozart, déclarait que Cimarosa met toujours sa statue sur la scène et le piédestal dans l’orchestre, alors que Mozart place la statue dans l’orchestre et le piédestal sur la scène (1).

Compte tenu de la splendeur de cette musique, il est
 scandaleux que Le Trame Deluse ne soit jamais joué et
 enregistré. D'autre part étant donné les analogies entre les ensembles du Cosi fan Tutte de Mozart datant de 1789-90 et ceux de cet opéra composé, rappelons-le en 1786, il me semble que tout exposé sur Cosi fan Tutte devrait désigner Le Trame Deluse comme source d'inspiration pour le Salzbourgeois.


La seule version existante est 
référencée ci-dessous (6), il s'agit d'un enregistrement microsillon datant de 1969 avec les qualités et les défauts de l'époque. Le premier et le deuxième actes de cette version peuvent être intégralement écoutés sur You tube. La barre a été placée très haut par les chanteurs, en particulier Sesto Bruscantini incarne un Don Nardo exceptionnel et il sera difficile de réunir aujourd'hui une palette comparable. Par contre, on fera beaucoup mieux pour le style en faisant appel aux instruments anciens et une perspective historiquement informée comme savent si bien le faire les Christophe Rousset, René Jacobs ou Antonio Florio.

  1. Nick Rossi and Talmage Fauntleroy, Domenico Cimarosa, His life and his operas, Greenwood Press, Westport Connecticut, London, 1999.
  2. Daniel Heartz, Mozart, Haydn and Early Beethoven: 1781-1802: 1781–1802, W.W. Norton and Company, New York, 2009, pp. 220
  3. http://javanese.imslp.info/files/imglnks/usimg/0/0b/IMSLP272054-PMLP441307-AA_Cimarosa_Le_trame_deluse.pdf
  4. Vittorio Gui; Coro e Orchestra Sinfonica della
RAI. Adriana Martino/Alberta Valentini/Giuseppe
Baratti/Sesto Bruscantini/ Carlo Badioli/Luisella
Ciaffi Ricagno Voce 79 (2 LP) (live) (1969).
Les propos ci-dessus sont issus
 de l'écoute attentive de cet opéra et d'une réflexion personnelle. Les informations provenant de la littérature sont citées comme il se doit, en particulier dans la référence (2).
 Ce texte a été publié sous une forme très abrégée dans le forum ron3 consacré à Mozart: http://www.ron3.fr/phpBB3/viewtopic.php?f=16&t=408&start=15 post du 10 juin 2007.






mercredi 23 septembre 2015

Il Re Teodoro in Venezia de Paisiello

Il Re Teodoro in Venezia (Le Roi Théodore à Venise) fut composé en 1784 suite à une commande de l'Empereur Joseph II faite à l'abbé Giovanni Battista Casti (1724-1803) pour le livret et à Giovanni Paisiello (1740-1816) pour la musique. L'opéra, représenté à Vienne au Burgtheater le 23 août 1784, eut un grand succès avec pas moins de 60 représentations en sept ans. Wolfgang Mozart assista à l'une d'entre elles en 1784 et tomba gravement malade, victime d'un refroidissement. Marc Vignal rapporte que, selon certains documents, Joseph Haydn travaillait à la révision et au montage d' Il Re Teodoro in Venezia, en vue d'une représentation au théâtre d'Eszterhazà, labeur interrompu par la mort de Nicolas le Magnifique en septembre 1790.

L'entrée de l'Arsenal de Venise par Canaletto, 1732

Le contexte musical
Quand il entreprit la composition de cette œuvre, Paisiello, âgé de 44 ans, venait de quitter la Russie où il avait séjourné de 1776 à 1783 au service de Sa Majesté l'Impératrice Catherine II. Très actif à Saint Petersbourg, Paisiello y avait composé des œuvres remarquables : Gli Astrologi imaginari (1779), La serva padrona (1781), Il Mondo della Luna (1782) et surtout Il Barbiere di Sevilla en 1782. Cette dernière oeuvre avait obtenu un succès international et avait marqué les esprits notamment Wolfgang Mozart qui s'en inspira notablement dans ses Noces de Figaro (1786). Fort de ce succès, Paisiello voulut frapper un grand coup en composant Il Re Teodoro, une œuvre très ambitieuse par ses dimensions : avec trois heures de musique, c'est l'opéra le plus long de Paisiello, à ma connaissance. Appelé dramma eroicomico, une appellation assez rarement utilisée, il se démarque passablement de ses œuvres antérieures en combinant très habilement des éléments comiques et dramatiques, et par ses deux grandioses fins d'acte. Ces deux finales sont beaucoup plus développéIl barbiere di Sevilla, Sarti, s que ceux de ses opéras précédents. Il ne s'agit pas d'une innovation du compositeur napolitain, d'autres avaient déjà procédé ainsi notamment Giuseppe Haydn en 1780 dans son magnifique opéra La Fedelta Premiata. Comme à son habitude, Haydn avait innové en composant des finales d'actes comportant jusqu'à dix numéros enchaînés dont les rapports tonaux subtils et hardis soulignaient avec force les péripéties dramatiques (1). Il est peu probable que Paisiello ait connu La Fedelta Premiata avant de composer Il Re Teodoro car l'opéra de Haydn, victime de sa diffusion confidentielle à Eszterhàza en 1781 (2), ne fut donné au Kärntnertortheater de Vienne que le 5 novembre 1784 et en langue allemande par dessus le marché, donc après la première de l'opéra de Paisiello le 23 août 1784. Par contre il est possible que Paisiello ait connu Fra i due litiganti il terzo gode, opéra de Giuseppe Sarti représenté au Burgtheater en 1783 avec succès qui possède également des finales d'actes très développés (3).

Le livret
Teodoro s'est autoproclamé roi de Corse; criblé de dettes, il s'enfuit et se réfugie à Venise incognito, accompagné par son ministre Gafforio. Dans la locanda de Taddeo, il tombe amoureux de la jolie Lisetta, fille de l'aubergiste. Pour subsister et tenir son rang, il se livre avec Gafforio à de minables manoeuvres frauduleuses. Sa situation de roi est finalement révélée et le crédule Taddéo, impressionné, est prêt à lui donner Lisetta. Cette dernière, croyant que son fiancé Sandrino la trompe avec Belisa, soeur de Teodoro, accepte la main du prétendu roi. Lorsque la table est mise en vue des noces, le chef de la police vient arrêter l'aventurier après avoir déployé le catalogue de ses dettes. Teodoro est incarcéré et la compagnie défile devant sa cellule pour le consoler.

Ce bref résumé ne peut rendre compte de l'intérêt de ce livret: spirituel, amusant, parfois grave et même dramatique à la fin. Une critique parfois acerbe des moeurs économiques, financières et morales du temps y est omniprésente (4). Les éléments bouffes sont harmonieusement intégrés aux aspects plus sérieux. Il n'est pas question ici de distinction entre personnages bouffes et d'autres sérieux, car en fait chaque personnage adapte constamment son caractère et son comportement aux péripéties. La personnalité complexe de Teodoro domine celle des autres protagonistes; la moralité de l'aventurier est certes douteuse, mais son amour pour Lisetta est sincère et il souffre des indélicatesses qu'il est bien obligé de commettre. A la fin il tombe dans une demi-neurasthénie. Sa condamnation et son emprisonnement sont une délivrance et son ultime intervention a même une certaine grandeur.

La musique
Sur ce livret, Paisiello écrit une musique atypique, en nette rupture avec ses oeuvres précédentes. Dans son remarquable Socrate Immaginario (1775) et son Barbier de Séville (1782), pour ne citer qu'eux, les contrastes étaient vifs, de brillants morceaux de bravoure foisonnaient, au prix parfois d'une touche de vulgarité. Rien de pareil ici, il y a certes moins de contrastes mais plus de rigueur, plus de retenue, une caractérisation plus poussée et nuancée des personnages et surtout une plus grande unité qui, à mon avis, font de cette oeuvre (avec Nina ossia la pazza per Amore) un des plus parfaits chefs-d'oeuvre de Paisiello. La musique est certes moins hardie que celle de Giuseppe Haydn ou Wolfgang Mozart à la même époque. En effet la musique de Paisiello module peu et reste souvent confinée dans un confortable mode majeur mais le don mélodique généreux du napolitain compense largement cette relative pauvreté harmonique. L'orchestre est très fourni avec les bois au complet par deux, deux trompettes, deux cors et timbales s'ajoutant aux cordes; c'est celui des dernières symphonies de Mozart et de Haydn et Paisiello en use avec beaucoup d'habilité.


Les sommets
Les trois airs de Teodoro
Le personnage de Teodoro est omni-présent et domine la distribution, il a au moins trois airs magnifiques à son actif, plus sa participation dans les ensembles. Tous les airs de Teodoro sont des sommets dramatiques de l'opéra:
-le très beau récitatif et l'air de la scène 3 de l'acte I: Io re sono e sono amante... avec ses acerbes dissonances sur ma la solita paura....
-le terrible songe de Teodoro , scène 11 : Non era ancora...qui utilise un motif ternaire déjà pratiqué par Gluck dans les scènes infernales d'Orfeo ed Euridice ou Paisiello lui-même dans des scènes analogues de Socrate immaginario.
-l'aria di disperazione de la prison, scène 19 : "Questo squaloso soggiorno...".
Les finales des actes I et II.
Paisiello concentre l'intérêt dramatique de l'opéra dans deux grands ensembles de 17 et 26 minutes pour les actes I et II respectivement.
-Le finale de l'acte I met en scène tous les protagonistes, c'est un feu d'artifice de vie, d'invention, assorti d'une orchestration très délicate. Comme souvent chez Paisiello, une formule rythmique aux violons est répétée jusqu'à l'obsession pendant la plus grande partie de ce finale. L'immense crescendo sur les paroles "Che sussurro! Che bisbiglio..." est impressionnant de puissance et fait penser irrésistiblement aux effets de Gioachino Rossini.
-Le finale du 2ème acte ne le cède en rien au précédent. La scène ultime ,dans laquelle l'orchestre intervient avec puissance, est particulièrement dramatique lorsque Teodoro avec dignité ordonne à ses compagnons de le laisser méditer dans sa cellule: In pace lasciatemi. Udir non vo piu.
L'oeuvre se termine par un choeur qui tire la morale de l'histoire: Come una ruota è il mondo....Le monde est comme une roue....Ceux qui étaient au sommet, se retrouvent en bas quand la roue tourne et vice versa. Ce choeur splendide étonne par sa densité polyphonique digne d'un madrigal de la Renaissance et termine en apothéose cet étonnant opéra.

Le théâtre San Carlo de Naples où furent créés plusieurs opéras de Giovanni Paisiello

Après cette réussite éclatante, Giovanni Paisiello quittera rapidement Vienne pour prendre le chemin de Naples où il composera de nombreux chefs-d'oeuvre dont La Molinara (1788) et Nina (1789). Les temps deviennent plus troublés avec une révolution, l'exil du roi de Naples Ferdinand IV et la création de l'éphémère République Parthénopéenne. Invité par Napoléon Bonaparte, Paisiello séjournera à Paris de 1802 à 1804, le temps d'écrire une tragédie lyrique Proserpine. De retour à Naples, il tombe en disgrâce avec le retour de Ferdinand IV au début de 1816 qui ne lui pardonne point son soutien à la défunte république et à Napoléon Bonaparte, mais son étoile avait déjà commencé à pâlir bien avant, tandis que celle de Gioachino Rossini s'apprêtait à rayonner. Il mourra en 1816 dans la pauvreté (5).

La musique de Giovanni Paisiello a une couleur bien spécifique. Ses tournures mélodiques sont très personnelles. Il ne faut pas chercher dans sa musique des influences mozartiennes car il n'y en a probablement pas dans ses oeuvres composées avant la création des Noces de Figaro de Mozart en 1786. Paisiello était en effet déjà célèbre en Europe alors que le salzbourgeois était quasiment inconnu en Italie et même dans son pays. Par contre Mozart a sans doute été influencé par Paisiello, son quatuor en la majeur avec flûte K 298 utilise en effet une mélodie de Paisiello pour Le Gare generose, un opéra datant de 1786. La parenté existant entre les Noces de Mozart (1786) et Le Barbier de Séville de Paisiello (1782) est évidente pour les oreilles les moins exercées. Cela dit les deux grands artistes sont profondément différents et ne poursuivaient pas les mêmes objectifs.

Discographie
Elle est exsangue avec deux enregistrements.
Un spectacle live, produit par le Théâtre La Fenice, monté par le Théâtre de Ludwischaffen et le Festival de Dresde a été publié en 1998 par le label Mondo Musica. Le rôle titre est tenu par André Cognet dont la voix noble, un peu rocailleuse donne au personnage de Teodoro une grande présence. Stuart Kale interprète remarquablement le courtisan Gafforio.Très bonne direction musicale de Isaac Karabtchevsky. On peut écouter intégralement cet enregistrement désormais introuvable sur You Tube.
Un enregistrement datant de 1962 par I Virtuosi di Roma et Sesto Bruscantini dans le rôle titre, handicapé par de nombreuses coupures et sa prise de son, est encore disponible.
Cette situation frise le scandale ! Va-t-on enregistrer encore un millième médiocre Don Giovanni ? On a pratiquement tout dit sur ce dernier et peut-être plus que nécessaire. Vraiment Il Re Teodoro in Venezia qui a fait l'objet d'une édition critique par Michael Robinson, offre des situations scéniques et dramatiques passionnantes et mériterait le détour.


  1. H.C. Robbins Landon, Mozart en son Âge d'Or, Fayard, 1996, pp.196-199.
  2. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988.
  3. Ronald J. Rabin, in Opera buffa in Mozart's Vienna, Edited by Mary Hunter and James Webster, Cambridge University Press, 1997, p.238.
  4. Notice de l'enregistrement de Il Re Teodoro in Venezia, Teatro La Fenice, 1998 Mondo Musica.
  5. http://www.larchivio.org/xoom/paisiello.htm Il est difficile de trouver une biographie sérieuse de Giovanni Paisiello. Les ouvrages du spécialiste Michael Robinson sont introuvables. L'article cité, en italien, donne des informations intéressantes mais aucune référence bibliographique..




lundi 17 août 2015

Mozart est mort trop tard

Mozart peint par Doris Stock

Lors d'une discussion avec des journalistes, Glenn Gould
regrettait que Wolfgang Mozart (1756-1791) fût mort trop tard, propos quelque peu provocateurs qui ne sauraient étonner de la part d'un artiste coutumier du fait. Plus tard, lors d'un entretien avec Bruno Monsaingeon et dans un document écrit (1), Glenn Gould a expliqué que ses goûts le portaient d'avantage vers la musique baroque dont il retrouvait encore quelques accents dans la musique du jeune Mozart mais plus du tout dans celle postérieure à l'installation à Vienne en 1781. A partir de cette date, selon Glen Gould, l'opéra, le drame s'emparant de la musique du salzbourgeois, aurait fait perdre à cette dernière sa fraicheur et sa spontanéité.

Et si Mozart était mort à 24 ans!

En restant dans le domaine de l’absurde et en prenant au mot les propos du grand pianiste, supposons que, dans un monde parallèle, Mozart soit mort en 1780, à 24 ans, avant la première d'Idomenée à Munich et son installation à Vienne. Il aurait certes déja composé les deux tiers de son oeuvre (près de 400 numéros du catalogue de Köchel), mais aucun de ses 7 grands opéras (Idoménée, le premier d’entre-eux sera représenté au début de 1781 et la Flûte enchantée, le dernier, fin 1791), aucun des six quatuors dédiés à Haydn, composés entre 1783 et 1785 et de ses quatre superbes quintettes à deux altos, K 515 ,516, 593 et 614 composés après 1787. Il aurait écrit une quarantaine parmi les cinquante symphonies qui lui ont été attribuées mais pas les quatre dernières en ré majeur K 502 Prague, mi bémol majeur 543, sol mineur 550 et do majeur 551 Jupiter. Dix sept concertos pour piano n’auraient pas vu le jour dont le concerto en mi b majeur K 449 qui inaugure une glorieuse série d'oeuvres jalonnée par le mythique concerto en do majeur K 467 ou le profond concerto en do mineur K 491. L'oeuvre concertante pour clarinette: trio K 498, quintette K 581 et concerto K 622 n'existerait pas. Enfin, la presque totalité de sa musique religieuse aurait été écrite mais pas la messe en do mineur K 427, l’ode funèbre K 477 en do mineur et la messe de Requiem en ré mineur K 626. En fait les œuvres qui font aujourd'hui de Mozart la superstar de la musique classique, n'auraient pas été composées (2).


Carl Ditters von Dittersdorf, Mozart, Vanhall et Haydn

Notoriété de l'oeuvre de Mozart antérieure à 1780.

En somme, si Mozart était mort avant 1781, il aurait laissé une oeuvre imposante au plan quantitatif mais dont on peut se demander quelle aurait été la notoriété future. Parmi la quarantaine de symphonies de jeunesse, un petit nombre sont régulièrement jouées de nos jours, il en est de même pour les multiples sérénades, cassations ou divertimentos. Pour ce qui est de la musique religieuse, un nombre restreint d'oeuvres figurent régulièrement dans les programmes de concerts. Tandis que l'oeuvre postérieure à 1781 émerge facilement au dessus de celle des contemporains, Joseph Haydn (1732-1809) excepté, l'oeuvre antérieure à 1781 a eu plus de mal à s'imposer de son vivant et de nos jours (3). Pour la production symphonique, on sait que dans les années 1770, le maître d'Eszterhàza était au sommet de son art avec une production d'une densité, d'une variété et d'une profondeur exceptionnelles culminant avec des œuvres aussi fortes que la symphonie en mi mineur, Funèbre (1771) ou la symphonie en la majeur, Temporae mutantur (1773) et qu'il laissait peu d'espace à ses contemporains, Mozart compris. Dans le domaine de la musique de chambre et tout particulièrement du quatuor à cordes, Joseph Haydn avait déjà à son actif une longue série d'oeuvres: les opus1, 2, 9, 17, 20. Les six quatuors de l'opus 20, HobIII.31-36 de 1772 sont incontestablement un sommet de la musique de chambre de tous les temps auquel Mozart n'avait que ses six quatuors Milanais K 155-160 de 1773 à opposer (4), œuvres remarquables à plus d'un titre mais formellement moins avancées et harmoniquement moins hardies que les quatuors contemporains de Haydn. Bien que Mozart ait été très actif dans le domaine de la musique religieuse, la production de Michel Haydn (1737-1806), auteur dans l'année 1771 d'une magistrale messe Pro Defuncto en do mineur MH 133 pour ne citer que son œuvre la plus connue, me paraît harmoniquement plus riche, plus monumentale et plus conforme aux convenances religieuses. Mozart se défend beaucoup mieux dans l'opera seria et on peut convenir que des œuvres comme Mitridate (1770) ou Lucio Silla (1773) font preuve d'un tempérament dramatique étonnant et peuvent affronter sans trop trembler les merveilles contemporaines que sont le Temistocle de Johann Christian Bach (1772) ou l'Antigona de Tommaso Traetta (1771).

Johann Christian Bach, portrait par Thomas Gainsborough en 1776, National Portrait Gallery

Si Mozart était mort en 1780, sa musique la plus significative, celle qui a fait de lui une légende, n'aurait pas été composée et sa notoriété post mortem aurait été celle d'un Hyacinthe Jadin (1776-1800), mort à 24 ans, ou au mieux, d’un Johann Christian Bach (1735-1782) ou un Michael Haydn ce qui n’est déjà pas si mal! Ainsi les propos de Glenn Gould mettent le doigt sur un point très important: l'importance capitale des dix dernières années sur la production musicale du salzbourgeois.

Mozart était-il aussi précoce qu'on l'a dit ?

Cette intrusion dans un univers parallèlle où la vie du jeune Mozart aurait été fauchée à 24 ans, nous amène à d'autres considérations. Tandis que Franz Schubert (1797-1828) est tout entier dans Marguerite au Rouet, D 118, Lied d'une puissance et d'une profondeur extraordinaire, composé à l'âge de quinze ans, je ne crois pas qu'on puisse dire la même chose pour aucune œuvre composée à cet âge par Mozart (5). En fait, ce dernier n'est pas un compositeur aussi précoce qu'on l'a dit, son évolution est lente et son pouvoir créateur s'affirme au fur et à mesure que se développent sa connaissance du métier de compositeur, son expérience artistique et humaine, et qu’il assimile des styles nouveaux (6): révélation des quatuors opus 20 et des symphonies Sturm und Drang de Joseph Haydn ou Jean Baptiste Vanhal (1739-1813) en 1773, voyage douloureux à Paris en 1778, découverte de Jean Sébastien Bach et des maîtres d'Allemagne du nord à partir de 1781, rencontre avec l'univers pianistique de Muzio Clementi (1752-1832) en 1782 (7)...etc...Dans ce contexte, l'année 1780 est une année charnière à la fin de laquelle Mozart s'attèle avec enthousiasme à la composition d'Idomenée, une œuvre qui domine de haut toute sa production antérieure et qui est son Eroica. A partir de là, le style de sa musique va changer, le nombre des thèmes va diminuer et leur élaboration croître dans sa musique instrumentale pour aboutir au monothématisme strict des œuvres ultimes (ouverture de La Flûte enchantée, finale de la symphonie en mi bémol K 543), les développements naguère le plus souvent inexistants deviendront plus longs et plus complexes (mouvements extrêmes de la sonate pour piano à quatre mains en fa majeur K 497). Son écriture deviendra plus chromatique et plus hardie comme en témoignent le rondo en la mineur K 511 ou bien l'andante de la sonate en fa K 533 dans lequel Georges de Saint Foix entend Jean Sébastien Bach et Richard Wagner (8).

Cette situation n'a rien d'original, la plupart des compositeurs atteignent la pleine possession de leurs moyens à un âge qui peut être relativement élevé. A trente cinq ans, âge de la mort de Mozart, Joseph Haydn n'avait pas encore écrit sa fascinante trilogie de symphonies n° 45 (Fa dièze mineur, Adieux), 46 (si majeur), 47 (sol majeur), toutes trois datant de 1772 ainsi que ses six quatuors du Soleil opus 20.


Glenn Gould n'aimait pas Mozart, pourtant il l'a souvent exécuté en concert. Il a de plus enregistré une intégrale de ses sonates pour pianoforte. Ces sonates laissent une impression curieuse. Jouées avec un minimum de legato et un maximum de notes piquées, elles s'avèrent à l'audition d'une grande clarté et toutes les notes ressortent. Cette conception convient très bien aux sonates Munichoises de 1774 mais pas du tout à la dramatique sonate en do mineur K 457 (1784) que le grand artiste réussit à rendre ennuyeuse, en dépit de nombreux ornements incongrus. On croirait presque que le pianiste canadien veut punir Mozart de ses débordements opératiques.


Références.

  1. http://www.dialogus2.org/GOU/mozart.html

  2. Parmi les œuvres antérieures à 1781 très populaires de nos jours, figurent la symphonie n° 25 en sol mineur K 183 (1773), le concerto pour violon en la majeur, K 219, le concerto en mi bémol n° 9 Jeunehomme K 271 (1777), la remarquable sonate en la mineur K 310 (1778) et la symphonie concertante pour violon et alto en mi bémol K 364 de 1779.

  3. La comparaison est un exercice périlleux. On ne peut comparer que ce qui est comparable, c'est-à-dire des éléments objectifs d'appréciation. D'autre part, du fait de l'évolution rapide dans le temps des styles musicaux, on ne peut comparer que des œuvres strictement contemporaines.

  4. Durant l'été 1773, Mozart, ébloui par les quatuors de Soleil de Haydn, compose une deuxième série de quatuors à cordes, les quatuors Viennois K 168-173. Je veux composer comme Haydn! Si Wolfgang avait pu s'exprimer sur les murs, il n'aurait pas écrit autre chose.

  5. Certains citent Mitridate, composé en 1770 par Wolfgang Mozart à l'âge de 14 ans. Selon Victor Hocquart (L'Avant Scène opéra, n° 54, 27-73, 1983), en dépit de quelques fulgurances, l'air d'Aspasia de l'acte I, Nel sen mi palpita dolente, le duetto Aspasia, Sifare, Se viver non degg'io,etc..., Mozart a du se plier à une forme musicale bornée qui ne correspondait pas à son génie dramatique.

  6. Je peux écrire toutes sortes de musiques et dans tous les styles écrit fièrement Wolfgang à son père. Contrairement à Haydn qui dans sa tour d'ivoire d'Eszterhàza est contraint d'inventer sa musique, Mozart a besoin de grain à moudre.

  7. Notre perception des relations entre Mozart et Clementi est faussée par une lettre écrite par Wolfgang à son père dans laquelle il critique vertement la technique du pianiste romain, une vraie mécanique.... En fait la réalité est probablement différente. Au contact de Clementi, Mozart eut la révélation d'une écriture pianistique beaucoup plus solide et complexe qui l'influença considérablement dans ses œuvres postérieures à leur rencontre en 1782 et notamment dans la sonate pour pianoforte à quatre mains K 497.

  8. Georges de Saint Foix, Wolfgang Amadeus Mozart, L'Epanouissement, Desclée de Brouwer, 1939, pp. 312-5

jeudi 16 juillet 2015

Destination cauchemar

Manhattan Bridge Loop  Edward Hopper 1928 The Addison Gallery of American Art

Isidore Haiblum est un auteur de Science Fiction américain, né à New York en 1935 et décédé à New York en 2012. Sa production littéraire est modeste mais de grande qualité. Parmi les romans traduits en français, Le Retour, Le Spectre du Passé, Mondes Frontières, Destination Cauchemar et Wilk sont typiques du style de cet auteur influencé par celui du roman noir. Comme souvent dans ce genre littéraire, l'action se déroule à toutes vitesse (...une rame de métro détournée par des martiens a dit Norman Spinrad à propos du Retour). A cela il faut ajouter une remarquable imagination et un humour sarcastique qui me font penser à la musique de Dmitri Chostakovitch. Ajoutons que l'enracinement d'Isidore Haiblum dans la culture yiddish lui a permis d'écrire un premier livre : le Tsaddik aux sept merveilles, livre qui a obtenu un certain succès aux Etats Unis mais qui ne m'a pas convaincu.

Le Spectre du Passé (Transfer to Yesterday), écrit en 1970, est par contre un des romans les plus aboutis de son auteur, il conte deux histoires au départ indépendantes qui se rejoignent à la fin.
La première se situe dans le passé, entre 1930 et 1940. Le héros, Eddy Fleisher, gangster ou détective, on ne sait pas trop, échafaude une action de représailles envers un collègue peu scupuleux afin de récupérer un beau magot. L'action se déroule de façon classique à la manière d'un roman noir. Toutefois, les intentions de Fleisher apparaissent plus complexes, il semble également vouloir mener une enquête qui le mène progressivement vers le cerveau d'une bande rivale. On voit se dessiner les ombres de Hitler et Staline et se dérouler des évènements tragiques qui conduisent le monde à une dictature germano-russe.
La seconde se situe dans le présent. Une guerre civile règne en Amérique. La notion d'état à disparu et des structures de petite taille (la Ligue Dorée, la Fédération Bleue, L'Alliance Verte, la Corporation Argentée, la Coalition Brune....) forment des factions rivales, avec à leur tête un chef. Un dictateur contrôle tout le système et une partie de son pouvoir réside dans le culte de l'inceste dont la pratique est encouragée. Ainsi sur les ruines de New York, se sont érigées des cités contigües, appelées tours, chacune protégée par une milice puissamment armée. Les combats sont quotidiens, les milices s'affrontent et les citoyens affamés se révoltent contre les milices. On se bat partout à l'arme lourde, dans les cités, à l'intérieur des bâtiments, dans les souterrains qui prolifèrent sous les tours. La guerilla urbaine est sanglante, les destructions énormes et les cadavres jonchent le sol. En dehors des cités, survivent les exclus du système : rançonneurs, esclavagistes, et au bout de la chaine, les bousards qui n'ont presque plus rien d'humain.
James Norton est professeur d'histoire de la Ligue. Déclaré hérétique, il est exclu de la Ligue Dorée mais tente d'y retourner afin de poursuivre ses recherches et d'expliquer comment on en est arrivé là. Ses travaux clandestins l'amènent à penser que le mal trouve sa source dans le passé et que le culte de l'inceste y est pour quelque chose ce qui l'amène à établir un contact avec Eddy Fleisher.
Agir sur le passé pour modifier le présent et surtout améliorer l'avenir, telle est le défi tenté par Norton et Fleisher...
En tous cas Haiblum réussit à passionner son lecteur. Le paradoxe temporel pose des problèmes à tout esprit cartésien mais ici ça passe très bien..

Nighthawks  Edward Hopper 1942 The Art Institute of Chicago

Dans Destination Cauchemar (Nightmare Express), le voyage dans le temps et les univers parallèles forment ici la base du récit. On retrouve dans cet ouvrage, le climat de violence du Spectre du Passé. Mark Craig n'arrive pas à se fixer à une époque et un lieu donné. Sa quête l'amène invariablement vers un lieu fixe, antichambre terrifiante d'un voyage temporel. Il navigue entre Old York, dans une Amérique fascinante, figée à une époque indéterminée, dans laquelle règne la corruption et où il affiche la profession peu reluisante d'intermédiaire dans la distribution de pots de vins (1), et York, une mégalopole du futur dans laquelle, amnésique, il est confiné dans l'Hopital d'Etat et où il s'avère être une non personne. Au terme d'épreuves constamment angoissantes, il atterrit à New York  en pleine prohibition où il travaille dans la logistique au service de Lou Fox, un associé d'Al Capone.
Une autre histoire se situe en 1935 et tourne autour d'un scientifique, le docteur Ingram dont les recherches visent à combattre une invasion d'extra terrestres et l'irruption d'un trou noir. Il disparaît le 15 mai 1935 dans l'explosion de son laboratoire.
A tout cela s'ajoutent : un troisième personnage, Alexis Rike, naviguant également dans l'espace-temps, successivement victime de l'inquisition au quatorzième siècle, espion communiste au temps de la guerre froide, et finalement, le Golem, figure en argile de la mythologie juive, matérialisé à partir du cimetière de Prague sous la forme d'un robot.
C'est alors que la fête, qui ressemble de plus en plus à une danse macabre, devient complète.
Le lieu commun de ces univers parallèlles c'est un monorail fou, venant, on ne sait d'où et dont la destination est Cauchemar (1).

Avec Wilk (The Wilk are among Us), le style de Haiblum évolue et donne lieu à un livre plus léger, un space-opera imaginatif avec extra-terrestres très variés et en prime un humour ravageur. Trois histoires se déroulent en parallèle :
-l'histoire principale concerne les tribulations d'un extra-terrestre Leonard dont la forme native est celle d'une pieuvre munie de huit tentacules débarquée sur Terre qui prend la forme de l'espèce dominante ce qui entraine un conflit violent entre son esprit d'ET et sa forme humaine ainsi que la naissance d'une religion nouvelle;
-la seconde intervient quand Leonard s'assoupit, il se voit en rêve dans la peau d'un soldat revenu du Vietnam sans un sou en poche, chargé de porter à domicile pour une poignée de dollars, une lettre à un mystérieux destinataire, tâche qui le conduit dans des situations de plus en plus ténébreuses ;
-quand Leonard utilise son transmetteur, un appareil qui lui permet de passer d'un monde à un autre, il effectue une plongée onirique dans un monde improbable, espace clos organique où d'étranges créatures s'activent sans aucun repos sur de mystérieuses machines dont le sens leur échappe totalement.
L'ET réalise bientôt que d'autres concurrents galactiques sont à l'oeuvre sur Terre sous des formes variées. Certains parmi eux, les Wilks, ne peuvent être distingués des hommes par leur aspect physique nonobstant leur agressivité frénétique. Les situations hilarantes et cauchemardesques sont légion et l'action est constamment passionnante et intriguante. Bien que l'auteur s'emploie activement à brouiller les pistes, un fil tenu relie les trois histoires et ce fil d'Ariane permettra de résoudre les nombreuses enigmes (2).



Les livres d'Isidore Haiblum sont écrits dans un style percutant, ils foisonnent d'idées originales et sont toujours passionnants. Parfois l'auteur se perd en chemin (Mondes Frontières) mais malgré cette réserve, on passe toujours un excellent moment. Certes sa vision de l'avenir n'est guère réjouissante car le futur qu'il dépeint est généralement pire que le présent qui n'est pas toujours rose, c'est le moins qu'on puisse dire. Quant-au passé, n'en parlons pas ! En tout état de cause, l'auteur éprouve visiblement une certaine tendresse vis à vis des années 1930 et de la ville de New York (1).

Bibliographie. On peut trouver les romans d'isidore Haiblum traduits en français dans les collections Galaxie-bis et Club du livre d'anticipation (CLA). Ces collections sont épuisées depuis longtemps mais on peut les trouver assez aisément chez Amazon à prix très doux compte tenu de la valeur initiale de la collection CLA ou bien chez les bouquinistes.


  1. Dans beaucoup de romans d'Isidore Haiblum, les allusions ou clins d'oeil aux vedettes des années 1930 et 1940 sont nombreux et nécessitent une bonne connaissance de la culture cinématographique et musicale des Etats Unis. L'étrange cité d'Old York possède des aspects typiques de 1930, et d'autres antérieurs au vingtième siècle puisque des voitures à cheval y remplacent les tramways et les trains.
  2. http://www.charge-shot.com/2011/07/yellowed-pages-wilk-are-among-us-by.html

vendredi 19 juin 2015

La Molinara, délicieuse comédie de Paisiello

En cette fin du 18ème siècle, une pléiade de compositeurs plus talentueux les uns que les autres (Antonio Salieri, Vicent Martin i Soler, Domenico Cimarosa, Giovanni Paisiello, Giuseppe Sarti, Tommaso Traetta, Pasquale Anfossi....) règnent sur le monde musical de l'époque. Giovanni Paisiello (1740-1816) était considéré par Napoléon Bonaparte comme le plus grand compositeur d'opéras vivant. Avant de composer La Molinara (1788), Paisiello avait écrit déjà plusieurs opéras magnifiques. Les plus remarquables d'entre eux sont Socrate immaginario (1775), Gli astrologi immaginari (1779), Le Barbier de Séville (1782), Il Re Teodoro in Venezia (1784), La Molinara (1788). Nina, o sia La pazza per amore (Nina, ou La folle par amour), créée en 1789, suivra de peu La Molinara.

Giovanni Paisiello, portrait par Madame Vigée-Lebrun

La Molinara o l'Amor contrastato (La meunière ou l'amour contrarié), est le soixante huitième opéra de Giovanni Paisiello. Ce dramma giocoso fut crée à Naples en 1788 au Teatro dei Fiorentini et obtint un franc succès. Il fit ensuite le tour de l'Europe. C'est l'un des derniers opéras italiens montés et dirigés par Joseph Haydn dans le château d'Eszterhaza en 1790, quelques semaines avant la mort du maître des lieux, le prince Nicolas le magnifique. Ainsi les habitants de ce château, perdu dans ses marais de Hongrie, eurent le privilège de voir ce spectacle avant les Viennois. La première représentation de cet opéra au Burgtheater eut lieu en 1795 et Beethoven faisait partie des spectateurs (1).

Le spirituel livret de Giuseppe Palomba met en scène les principaux acteurs du corps social de l'ancien régime: le tiers-état en la personne de Rachelina (la meunière), la bourgeoisie (le notaire Pistofolo et le gouverneur Rospolone) et la noblesse (le baron Don Calloandro). La belle meunière est courtisée par le notaire, le gouverneur et le baron. Au terme d'amusantes péripéties, elle met à l'épreuve les prétendants en testant leur aptitude à moudre le grain. Le noble ne veut pas se salir les mains ; pris entre la farine et l'encre, le notaire admet que la belle vaut bien un petit sacrifice. C'est finalement le notaire qui l'emportera et épousera Rachelina.

En filigrane le livret se livre à une satire mordante de chaque catégorie sociale en dénonçant la fatuité et l'inculture avoisinant l'analphabétisme du noble, la morale sélective du notaire qui s'exprime en latin pour masquer son ignorance des lois (2) et les abus de pouvoir du gouverneur. La Rachelina n'a pour armes que sa beauté et un solide sens pratique; elle est la soeur de Serpina, la Serva Padrona (Servante maitresse) de Pergolèse, comédie reprise en 1782 par Paisiello lui-même. Toujours fraiche et naturelle , elle suscite innocemment les assauts galants de ses prétendants et en même temps leur réplique : Signor, conviene qu'io parto (Il vaudrait mieux que je parte, Monsieur...), comme le fera plus tard la malicieuse Norina dans Don Pasquale de Donizetti (3). Ce petit jeu s'avère dangereux et le pouvoir administratif, féodal et judiciaire de l'époque est bien prompt à remettre dans le droit chemin la popolana (femme du peuple) qu'elle est. Contrairement à de nombreux opéras bouffes de l'époque (Lo Speziale de Haydn, Il Matrimonio segreto de Cimarosa....), ce n'est pas le jeune premier désargenté qui triomphe, le gagnant n'est pas meilleur que les autres, il est même pire, mais c'est un homme d'expérience qui connait la vie.

La musique est ravissante. Loin des profondeurs mozartiennes et haydniennes, le talent mélodique de Paisiello fait merveille. Le terme de dramma giocoso ne doit pas induire en erreur, ici c'est la comédie la plus débridée qui domine. Si quelques nuages apparaissent à l'acte II, ils seront vite dissipés dans la bonne humeur. Cette œuvre présente avec Il Barbiere di Seviglia les mêmes qualités : extrême concision (aucun air ne dépasse les trois minutes), concentration, charme. On sait que Le Barbier de Séville fut une des rares opéras dont Haydn ne changea pas une note et on peut imaginer qu'il en fut de même pour La Molinara. L'examen du matériel d'exécution dans les archives d'Eszterhàza devrait en décider.

Le premier acte est un chef-d'oeuvre de dynamisme et de concentration.
On notera l'air délicieux de la Rachelina La Rachelina molinarina..., une présentation subtile du caractère du personnage. Le baron s'est penché sur elle et elle en est toute retournée au point de perdre sa voix. 
Le duetto de Rachelina et du notaire, Per marito vossignoria... est une page ravissante.
Le quatuor vocal Dite in grazie... est une merveille d'écriture contrapuntique, les quatre parties vocales dessinent des imitations sur les paroles Ansioso e curioso..., tandis que le hautbois, le basson et les cordes jouent un motif tout différent en canons à trois voix. J'imagine que ce passage dut plaire à Haydn qui d'ordinaire ne se privait pas de fustiger la vacuité des opéras de ses contemporains italiens (4).

Dans les deuxième acte d'une écriture moins raffinée, à mon humble avis mais tout aussi efficace, on remarque :
Le magnifique air du notaire, Piano, un po' che fate…. C'est une aria typiquement bouffe dont le comique résulte du débit vertigineux de Pistofolo qui veut impressionner la belle meunière, procédé qui déclenche irrésistiblement le rire.
L'acte II se termine par l'ensemble le plus important de l'opéra. Rachelina, menacée d'être expulsée du fief administré par Rospolone, clame son désespoir Signora, a queste lacrime... dans une scène qui ressemble beaucoup à celle du Matrimonio segreto (1792) de Cimarosa quand Carolina est condamnée par son entourage à être exilée au couvent. Ce finale d'acte commence et se termine de façon endiablée avec un magnifique contrechant des violons qui imprime sa marque à cet ensemble.

Dans le remarquable troisième acte, on admire le célèbre duo Rachelina Caloandro Nel cor più non mi sento..., d'une beauté mélodique sans pareille, un vrai tube à l'époque de sa composition et encore de nos jours, repris par Beethoven dans ses variations pour pianoforte (WoO 70, 1796).
Le charmant quintette en forme de vaudeville Quant'e bello l'amor contadino..., scène rustique et nostalgique où les cinq protagonistes dansent au son du tambourin , est aussi une trouvaille délicieuse du compositeur napolitain.
Le récitatif accompagné et l'air de Caloandro Dunque la Rachelina..., est une brillante satire de l'opera seria. Dans le récitatif émouvant qui précède l'air, le baron, désespéré d'avoir perdu Rachelina, s'identifie au Roland furieux de l'Arioste et veut en découdre avec son rival Medoro (passage qui dut amuser Joseph Haydn, auteur d'un vaste dramma eroicomico sur le même sujet, Orlando paladino, 1782). A dix ans d'intervalle, Valentino Fioravanti composera une scène d'esprit analogue dans sa remarquable comédie de l'année 1796, Le Cantatrici villane.

L'oeuvre entière témoigne d'une sensibilité nouvelle par son langage simple et naturel influencé par le chant populaire napolitain et la commedia del arte, par l'absence complète de virtuosité vocale. Quelques mois plus tard Paisiello partira à la conquête d'un monde nouveau avec la création de "Nina o la Pazza per amore" (Nina ou la folle par amour), une oeuvre très inventive, représentative du style larmoyant de l'époque mais qui, par certains aspects, annonce de loin l'opéra vériste.



L'unique CD disponible à ma connaissance est un enregistrement live d'une représentation de 1959. Les plus grands chanteurs de l'époque furent mis à contribution : Graziella Sciutti, soprano dans le rôle titre, Sesto Bruscantini, basso buffo (le notaire), Franco Calabrese, basse (Rospolone), Alvinio Misciano, ténor (Caloandro), Agostino Lazzari, ténor (Luigino), Giuliana Raimondi, soprano (Eugenia) etc...C'est Franco Caracciolo qui dirige l'orchestre de chambre Alessandro Scarlatti de Naples (3). Cet enregistrement a la patine des choses anciennes et est très estimable malgré de nombreuses coupures.

On pourrait rêver qu'un artiste tel que Christophe Rousset reprenne l'affaire avec ses Talens Lyriques et nous donne une version historiquement informée de ce chef-d'oeuvre avec les excellents chanteurs de sa troupe.  René Jacobs qui vient de réaliser une version magnifique du Barbier de Séville de Paisiello, aurait également les moyens artistiques, vocaux et instrumentaux pour donner de La Molinara une exécution aussi authentique qu'il est possible.

On attend également Antonio Florio à la tête de la Capella della Pietà de' Turchini de Naples dans une telle oeuvre, lui seul serait capable de restituer l'opéra de Paisiello dans sa fraicheur originelle grâce à l'emploi du dialecte napolitain pour les caractères comme Rachelina et le notaire Pistofolo et d'une instrumentation incorporant les instruments traditionnels napolitains : chitarrino, colascione, zampognetta, tamburino.


(1) Entre 1775 et 1790, Joseph Haydn monta et dirigea une centaine d'opéras italiens différents au château d'Eszterhàza, à raison d'une représentation pratiquement tous les soirs. Il révisa les partitions, raccourcit les airs qu'il jugeait trop longs, élimina les parties qui ne lui plaisaient pas et inséra à leur place des airs qu'il composa exprès pour l'occasion que l'on peut aujourd'hui écouter et admirer (5).
(2) A la fin du 18ème siècle , le nombre d'avocats et de notaires à Naples était très élevé, environ un homme de loi pour 150 habitants.
(3) Piero Mioli, La Molinara o l'Amor contrastato, Incisione Cetra, 1994
(4) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, p. 207-340.