Une
histoire de folie et de fureur
Orlando HWV
31, dramma per musica en trois actes de Georg
Friedrich Haendel (1685-1759) sur un livret d'auteur
inconnu, fut créé le 27 janvier 1733 au King's Theatre,
Haymarket de Londres. Le rôle titre fut confié au célèbre
castrat alto Francesco Bernardi (1686-1758)
dit Senesino. Après un début prometteur, la carrière
de cet opéra fut ruinée au bout de dix représentations par la
maladie de Senesino avec pour conséquence l'interruption des
représentations. L'opéra quitta ainsi l'affiche pendant près de
deux siècles. Il fut redécouvert en 1922 à Halle et compte
aujourd'hui parmi les opéras du maître les plus souvent joués.
L'échec de cet opéra en 1733 inaugura une série de difficultés
pour Haendel. Après une dispute avec Senesino, ce dernier rejoignit
une nouvelle compagnie lyrique appelée Opera of the
Nobility, patronnée par le prince de Galles et richement dotée.
Bientôt c'est toute la troupe de Haendel qui alla vers la
concurrence et le saxon se trouva fort dépourvu. Mais c'est sans
compter avec son énergie et sa détermination; en effet Haendel
recruta une nouvelle vedette en la personne du castrat alto, Giovanni
Carestini et produisit une nouvelle série de chefs-d’œuvre.
Avec Ariodante, Alcina et Serse,
datant de 1735 pour les deux premiers et de 1738 pour le dernier,
Haendel termina sa carrière de compositeur d'opéras italiens avec
de superbes réussites (1).
Angelica sauvée du monstre, Jean Auguste Dominique Ingres, 1819 |
Le chevalier Orlando, tombé amoureux d'Angelica, princesse de Cathay, la poursuit de ses
assiduités mais est repoussé par elle. Son dépit se trouve décuplé
quand il s'aperçoit qu'Angelica est amoureuse de Medoro, un sarrasin
hébergé dans la chaumière de la bergère Dorinda suite à une
blessure. Les choses se compliquent car Dorinda est tombée aussi
éperdument amoureuse de Medoro. Dorinda, forcée de constater que
Medoro aime Angelica et que la situation est désespérée pour elle,
se résigne à son triste sort. Orlando, fou de jalousie, se livre à
des méfaits divers et des agressions. Cependant, Zoroastro, puissant
magicien, initié à de redoutables secrets, veille aux destinées
des protagonistes. Il évite à Angelica et Medoro d'être
transpercés par le fer d'Orlando. Zoroastro fait boire à Orlando un
filtre et le chevalier s'endort. Au réveil, il revient à la raison,
oublie ses griefs et considère avec bienveillance l'union de Medoro
et Angelica.
Plus
de 20 ans après Rinaldo (1711), Haendel revient une
fois de plus à l'opéra seria magique. Orlando est
en effet le quatrième d'une série de six comprenant
aussi Teseo, Amadigi, Ariodante et Alcina.
Le livret d'Orlando s'appuie sur le texte de Carlo
Sigismondo Capece, L'Orlando overo La gelosa pazzia,
lui-même inspiré de L'Orlando furioso de Ludovico
Ariosto. Ce texte fut mis en musique par une cinquantaine de
compositeurs dont Alessandro Scarlatti (1660-1725)
en 1711. L'originalité du livret que Haendel avait à sa disposition
réside dans le personnage du mage Zoroastro, sorte de Deux
ex machina qui influe sur les destinées de chaque
personnage. C'est lui qui protège Angelica, Dorinda et Medoro des
sévices infligés par Orlando. C'est lui qui à la fin guérira
Orlando de sa folie et permettra une issue heureuse. Une entité aux
pouvoirs surnaturels est souvent présente dans les différents
scénarios tirés du poème épique de l'Arioste mais c'est souvent
une magicienne, Alcina, qui joue ce rôle comme c'est le cas
dans Orlando furioso d'Antonio
Vivaldi (1678-1741) et Orlando paladino de Joseph Haydn (1732-1809). Alcina, entité maléfique chez Vivaldi,
a toutefois un rôle salvateur chez Haydn (2).
Angelica et Medoro, Bartholomeus Spranger |
L'autre
originalité d'Orlando provient du personnage titre. Ce
dernier est l'antihéros par excellence. Aux temps baroques, le vrai
héros était probablement Medoro (amant d'Angelica), vaillant
guerrier comme Orlando mais dont la part de féminité inhérente au
genre masculin, ne craignait pas de s'exprimer. Ce caractère
hermaphrodite plaisait beaucoup dans les salons des 17ème et 18ème
siècles et cette complexité du genre était parfaitement rendue par
les castrats qui disposaient d'une voix puissante à la sonorité
masculine mais dont la tessiture était celle d'une alto voire d'une
soprano ainsi que par des déguisements. Chez Orlando le tempérament
martial n'ayant pas pour contre-poids un côté féminin, il me
semble, une distorsion s'ensuit dans son être, expliquant en partie
pourquoi le héros finit pas sombrer dans la folie. Orlando n'est pas
le seul à avoir fait l'objet de l'attention de Haendel, tous les
autres personnages de l'opéra sont caractérisés avec une précision
exceptionnelle. Haendel y montre, au travers des mythes imaginés par
l'Arioste, son intérêt profond des passions humaines et des
sentiments éprouvés et contrariés. Il n'y a pas de rôle
secondaire, tous les personnages ont un poids comparable ce qui fait
aussi le charme de cette œuvre (3).
Cette
partition regorge de beautés diverses. Haendel l'a dotée d'une
sinfonia en quatre mouvements. On dit souvent que sur les quinze
mille symphonies composées dans la deuxième moitié du 18ème
siècle, une seule, la symphonie n° 45 les Adieux de Haydn, a été
composée dans la tonalité rare de fa # mineur (4). Il est intéressant de mentionner que la sinfonia en quatre
mouvements qui ouvre Orlando est écrite en fa # mineur également et
que, bien que composée en 1732, elle peut être légitimement
ajoutée au club très fermé signalé par Marc Vignal.
Angelica e Medoro par Sebastiano Ricci (1716) |
Le
mage Zoroastro est doté de trois airs admirables et il m'est
difficile de dire lequel je préfère. Celui de l'acte II, Tra
caligini profonde avec basson obligé est le plus dramatique
des trois, malheureusement il a été aux deux tiers coupé en ce 13
janvier. Toutefois l'aria du premier acte, Lascia amor,
est presqu'aussi splendide avec ses beaux accompagnements de hautbois
et de basson et annonce l'Alleluia du Messie.
Ces airs sont sans doute ce que Haendel a écrit de plus beau pour
une voix de baryton basse dans un opéra. Pour ce rôle, il fallait
un chanteur d'exception. Luca Pisaroni était
d'abord annoncé mais s'étant désisté, c'est John
Chest qui le remplaça. La baryton américain a chanté avec
une intonation parfaite et un medium rayonnant. De sa voix noble et
puissante, il rendit justice à la richesse et la majesté des airs
qu'il interprétait.
Dorinda
est un personnage de mezzo carattere dont la candeur
et la fraîcheur apportent une détente dans l'univers plutôt sombre
de l'opéra. Avec quatre airs développés et le merveilleux
terzetto, Consolati, o bella, à la fin de l'acte I, son
rôle est important. Nuria Rial incarnait
délicieusement cette charmante bergère et chanta à la perfection
un des airs les plus pathétiques de la partition, la sublime
Sicilienne, Se mi rivolgo al prato, dans laquelle on
admire la beauté de la ligne de chant et la perfection du legato. La
cantatrice espagnole intervint aussi dans un des airs les plus
acrobatiques de la partition : Amore è qual vento,
avec des vocalises et des intervalles redoutables qu'elle maîtrisa
avec brio.
Avec
cinq airs, un duetto et sa participation dans
le terzetto cité ci-dessus qui clôt l'acte I,
Angelica monopolise le plateau vocal. Sincèrement éprise de Medoro,
elle est cependant troublée par sa dette vis à vis d'Orlando et
craint la fureur de ce dernier. Ses angoisses, ses doutes sont
joliment exprimés dans des interventions de caractère très
expressif. Kathrin Lewek qui incarnait Angelica fut
la révélation de la soirée. Je fus subjugué par la beauté du
timbre, la pureté du medium, des aigus à tomber, une sensibilité
de tous les instants et une intelligence du texte l'amenant à des
nuances étonnantes. J'ai adoré le duetto malheureusement
trop court avec Medoro à l'acte I, Ritornava al suo bel
viso dont le cantabile est souligné par un superbe accompagnement de violon, moment
d'émotion unique. Ce duetto reprenait la sublime
mélodie chantée par Bellezza qui terminait Il trionfo del
tempo e del disinganno. A la fin de l'acte II, la cantatrice
américaine chanta un des sommets de l'opéra, l'aria Verdi
prati, accompagné de flûtes à bec suaves (Angelica, contrainte
de fuir vers le Cathay pour échapper à la colère d'Orlando, se
désespère). Lors de la reprise da capo, Kathrin Lewek
nuança son chant et termina par un triple pianissimo d'une
perfection bouleversante.
Medoro
n'a que trois airs et sa participation au dramatique et
admirable terzetto à la fin de l'acte I. Ses airs,
tous très mélodieux, de caractère élégiaque sont typiques du
personnage de l'amant, tendre, désemparé, voire larmoyant dont les
opéras des 17ème et 18ème siècle nous offrent tant d'exemples
(Curiazio dans Gli Orazi ed i Curiazi de Cimarosa,
Medoro d'Orlando paladino de Haydn, Paolino dans Il
matrimonio segreto, don Ottavio dans Don Giovanni,...)
et dont le public de l'époque raffolait. Delphine Galou est
une habituée de ce genre de rôles auxquels elle prête sa voix de
contralto au timbre unique et l'élégance superlative de sa
silhouette et de son chant. Lorsque Medoro reprend à son compte le
chant d'Angelica, Ritornava al suo bel viso, au premier
acte, l'euphonie qui en résulte est un moment d'extase pure.
Christophe
Dumaux n'a pas le plus grand nombre d'airs classiques (deux
à peine) mais il compense largement ce petit nombre par la variété
et la qualité de ses interventions. Le contre-ténor fut
l'interprète inspiré d'une partition hors normes, grâce à
l'ampleur de sa tessiture vocale, une technique prodigieuse notamment
dans des vocalises à la fois précises, parfaitement articulées et
d'une intonation parfaite, comme par exemple à l'acte I, Non
fu gia men forte Alcide avec cors obligés. La prodigieuse
scène de la folie de l'acte II, Ah Stigie, larvae, sans
équivalent dans toute l’œuvre de Haendel, déroule un récitatif
accompagné extravagant avec des passages à cinq temps, puis
un rondo avec un refrain (tempo di
gavotta), Vaghe pupille, entrecoupé d'épisodes très
variés : récitatifs accompagnés et même une chaconne sur un
tétracorde descendant, Che del pianto, qui nous ramène
au temps de Cavalli (lamento d'Ecuba dans La
Didone). Cette folie d'Orlando qui a permis au contre-ténor de
montrer toutes les facettes de son art, a constitué un sommet
indiscutable du spectacle. Le retour à la raison d'Orlando se
manifeste dans un arioso extraordinaire à la fin de l'acte III, Gia
l'ebro mio ciglio, accompagné par le théorbe et deux violettes
marines (violetta marina sur la partition, instrument de
nature controversée (5), peut être une viola da
braccia munie de cordes frottées et de cordes sympathiques,
remplacé hier soir par deux altos) qui pour moi représente le
sommet de l’œuvre et dans lequel Christophe Dumaux s'est surpassé.
A
l'écoute pour la troisième fois de l'orchestre Il Pomo
d'Oro j'ai trouvé que le chef Francesco
Corti apportait un surplus de chair et d'âme à un ensemble
au départ techniquement parfait. Les cordes étaient d'une précision
et d'une agilité diaboliques. Je me suis délecté en particulier du
son suave et émouvant des deux altos, instruments rarement mis en
valeur dans le répertoire baroque. Mais les deux cors, les deux
hautbois et le basson délivraient aussi une prestation de haut
niveau. Le continuo bien nourri avec un magnifique violoncelle, un
violone, un clavecin et deux théorbes assurait une superbe assise
harmonique à l'ensemble. J'ai regretté que dans la notice, la
composition de l'orchestre ne fût pas donnée.
Orlando a
tout pour lui, une histoire de folie et de fureur qui finit bien, une
musique d'une beauté bouleversante. Pour un opéra de ce calibre, il
fallait des chanteurs, instrumentistes et un chef exceptionnels.
Toutes ces conditions étaient réunies en ce 13 janvier et désormais on espère
que ce moment de plaisir intense puisse être partagé grâce à un
enregistrement.
- Piotr Kaminski, Haendel, Purcell et le baroque à Londres, Le Livre de Poche, Fayard, 2010.
- Vincent Borel, Programme d'Orlando au TCE, 13 janvier 2020.
- Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, p1000-1.
- Les quatre illustrations libres de droits sont tirées de l'article Orlando furioso de Wikipedia que je remercie.
Le tableau d'Ingres, au début de l'article, relate un épisode de l'Orlando furioso de l'Arioste: la délivrance d'Angelica par Roger (Ruggiero) monté sur un hippogriffe.
RépondreSupprimerMerci beaucoup Pierre.J'adore cet Opéra de folie et de rêves. ..avec des voix qui s'y investissent corps et âme !
RépondreSupprimerMerci pour votre retour, Françoise. Orlando est en effet un des opéras de Haendel qui aurait du faire une brillante carrière. C'est vraiment dommage que les rivalités, les disputes et surtout les caprices de Senesino aient conduit à la dissolution de la première académie.
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