Libellés

jeudi 26 mai 2016

Les Jeux Olympiques selon Cimarosa


L'Olimpiade, dramma per musica en deux actes, musique de Domenico Cimarosa, livret de Pietro Metastasio (1733), fut créé avec succès le 10 juillet 1784 au théatre Eretenio de Vicenza. L'opéra triompha jusqu'à la fin du siècle sur les scènes européennes mais tomba dans l'oubli au 19ème siècle (1). A l'occasion du bicentenaire de la mort de Cimarosa, il fut représenté au Teatro Malibran di Venezia du 20 au 23 décembre 2001. La brillante distribution, avec Anna Bonitatibus dans le rôle de Megacle, Patrizia Ciofi dans celui d' Aristea, Luigi Petroni dans le rôle de Clistene, Ermonela Jaho dans celui d'Argene et la direction musicale d'Andrea Marcon, fit de ces représentations un événement exceptionnel.

La course à pieds, 500 ans avant J.-C., musée du Louvre

Argument. Megacle a accepté de combattre à la place de son meilleur ami Licida et sous son nom aux Jeux Olympiques. Si Megacle est vainqueur, c'est donc Licida qui remportera le prix. Megacle ignore que ce prix est Aristea, fille du roi Clistene dont il est amoureux, amour payé de retour. Quand il apprend qu'Aristea est destinée au champion, il va combattre malgré son terrible désespoir et sort vainqueur. Licida exulte et s'apprête à prendre possession de son bien mais Aristea le repousse définitivement. Dans un accès de fureur, Licida agresse le roi Clistene et est condamné à mort. In extremis le roi reconnaît en Licida le bébé qu'il a abandonné aux flots marins. Licida et Aristea sont donc frères et sœurs et on se dirige vers une double union, celle de Megacle et Aristea, et celle de Licida avec son ancienne amante Argene (2).

Portique du stade d'Olympie

Un beau livret, comme on les aimait à l'époque baroque, regorgeant de situations dramatiques fortes et couvrant une palette étendue de sentiments. Avant Cimarosa, ce livret inspira de très nombreux compositeurs :Antonio Caldara (1733), Antonio Vivaldi (1734), Giovanni Baptista Personnelles (1735), Leonardo Leo (1737), Baltassare Galuppi (1747) et Nicolo Jommelli (1761), Nicola Piccinni (1761), Antonio Sacchini (1763), Tommaso Traetta (1767), Josef Myslivecek (1778), Giuseppe Sarti (1778), Giovanni Paisiello (1784) etc...En juin 2012, un pasticcio fut monté à l'opéra de Dijon sur le même texte de Metastasio. Des airs des compositeurs cités plus haut et d'autres encore (seize en tout), ont été réunis, afin de reconstruire un opéra complet. Malgré la diversité stylistique due au fait que ces auteurs appartenaient à des époques différentes: baroques, classiques et même romantiques comme Luigi Cherubini, cette salade russe s'avéra une réussite. L'unité conférée par le langage de l'opéra seria, commun à tous ces extraits, gommait la disparité due aux différences individuelles de style et d'époque.

Style. Cimarosa ignore les réformes effectuées par Gluck et Calzabigi d'une part et Tommaso Traetta d'autre part qui consistent à s'inspirer de la tragédie lyrique française en incorporant choeurs et ensembles à l'action dramatique. En fait l'Olimpiade est une suite de récitatifs et d'airs qui au premier acte se conclut par un duetto et au second acte par un modeste concertato dans lequel interviennent presque tous les protagonistes. Cette structure est archaïque pour les années 1780 et rappelle l'opéra baroque de Haendel ou Porpora. Cimarosa n'était pas le seul à procéder ainsi, Giuseppe Haydn, pourtant si prompt à innover, avait composé quelques mois avant Cimarosa un opéra seria, Armida, de plan analogue, avec toutefois une différence de taille : un troisième acte sans récitatif sec, quasiment durchcomponiert (3). En tout état de cause, l'Olimpiade est aux antipodes d'une oeuvre comme Idomeneo de Mozart (1781) qui possède plusieurs ensembles et où le choeur est omniprésent et également de Gli Orazii ed i Curiazii de Cimarosa (1796) dont la structure d'ensemble est très voisine de celle d'Idomeneo avec un choeur interagissant encore plus intimement avec les protagonistes de l'oeuvre.
Chez un autre que Cimarosa, cette suite d'arias pourrait sembler monotone. Ce n'est pas le cas ici et le maestro nous fait vibrer  par les accents les plus touchants et les envolées les plus passionnées. Les airs sont de deux sortes, les uns de style napolitain avec da capo et des vocalises impressionnantes, regardent plutôt vers le passé et notamment vers l'opéra baroque napolitain mais aussi vers l'avenir car certains traits, certaines tournures vocales sont quasiment "belliniennes". D'autres airs sont beaucoup plus simples, très courts, dépourvus de vocalises et centrés sur la beauté mélodique. En général, la musique est plus complexe que dans les oeuvres précédentes du compositeur napolitain et les modulations bien plus audacieuses.

Sommets Acte I. L'air de Megacle scène 2 "Superbo di me stesso...". La mélodie de cet air a des accents romantiques dus à des gruppettos très expressifs, elle sera reprise dans Gli Orazii ed i Curiazii. Cet air donne lieu à de superbes vocalises et des intervalles périlleux.
Air d'Aristea scène 6 "Tu di saper procura..."Air très gracieux remarquable par ses vocalises acrobatiques.
Air d'Argene. scène 7. "Fra mille amante un core..." Très court, très simple sans vocalises ni virtuosité mais d'une très grande séduction mélodique. Une pure merveille, qui suit un air du même type basé peut-être sur un chant populaire napolitain "O care silve..." (scène 4).
Recitatif et duetto Megacle et Aristea scène 9 "Megacle, O ma Speranza...". Très beau duo de Megacle e Aristea, avec de magnifiques envolées lyriques, de très belles modulations et la voix d'Aristea qui plane dans les hauteurs.

Acte II. Aria d'Aristea  scene 3 "Grandi è ver, son le tue pene..." Air  pourvu d'éblouissantes vocalises. L'émotion à l'état pur.
Air de Megacle scène 8 "Misero me" Magnifique récitatif accompagné:  Megacle fidèle à sa promesse décide de s'effacer pour laisser Licida épouser Aristea. "Se cerca, se dice..." Air admirable très "bellinien" par sa splendeur vocale, sommet dramatique de l'opéra..
Air d'Aristea avec hautbois obligé scène 14 "Mi sento O Dio nel core..." Fantastique solo de hautbois mais Aristea rivalise avec ce dernier et même le surclasse en grimpant vers les hauteurs les plus éthérées. C'est certainement le point culminant de l'opéra, le triomphe du bel canto et un tour de force de Cimarosa.
Air d'Argène, scène 15. "Spiegar non posso appena". Etonnant Aria en mi mineur, très Sturm und Drang, très Haydnien (3), construit comme un morceau de sonate, à deux thèmes, second thème au relatif majeur, sans développement, et lors de la réxposition, transposition du discours musical en en mi mineur.
Air de Megacle scène 17 "Nel lasciart!, o Prence amato". Le plus sublime et le plus moderne de tous les airs de cet opéra. La musique de cet air tend la main à Rossini, Donizetti et Bellini !


Discographie. Il est à peine croyable que les représentations de l'Olimpiade de Cimarosa en 2001 à La Fenice, pourtant de qualité supérieure, n'aient pas fait l'objet d'un CD. Anna Bonitatibus (Megacle) et Patrizia Cioffi (Aristea) sont exceptionnelles. Patrizia Cioffi est tout simplement époustouflante dans Mi sento, O Dio nel core. Agilité vocale, vocalises fulgurantes, suraigus d'une pureté parfaite et sensibilité à fleur de peau. Anna Bonitatibus était, à l'époque de cette représentation et à mon humble avis, la meilleure soprano dramatique du répertoire baroque, elle vocalisait aussi bien que Cecilia Bartoli et de façon moins mécanique que cette dernière, de plus son timbre de voix m'a toujours semblé plus chaud et plus charnu que celui de la chanteuse romaine, de plus elle ne tombe jamais dans le maniérisme. Son interprétation de Nel lasciarti, o prence amato, sera difficile à égaler. Luigi Petroni (Clistene) était remarquable. Ermonela Jaho (Argene) très jeune à l'époque, avait une voix pleine de promesses, promesses largement tenues depuis lors (la chanteuse albanaise a été récemment une inoubliable Butterfly)! Direction d'orchestre nerveuse et incisive d'Andrea Marcon à la tête de l' Orchestra Barocca di Venezia. Une version complète de cet opéra peut être écoutée sur You Tube dans de bonnes conditions. 

L'Olimpiade, pasticcio sur le livret de Metastasio, comportant des extraits de seize compositeurs différents, est disponible chez Naïve. Cet opéra est également dirigé par Andrea Marcon. Pour plus de détails : http://www.forumopera.com/cd/tous-ex-aequo

On ne le dira jamais assez, il n'y a pas que Mozart dans l'opéra italien du 18ème siècle finissant. Domenico Cimarosa, Giovanni Paisiello, Giuseppe Haydn ou Antonio Salieri y tiennent également une place de premier plan qu'il serait décent de reconnaître enfin !

  1. Nick Rossi and Talmage Fauntleroy, Domenico Cimarosa, His life and his operas, Greenwood Press, Westport, Connecticut, 1999.
  2. ibid, pp 187-188.
  3. Joseph Haydn a révisé, monté, mis en scène et dirigé treize opéras de Cimarosa à Eszterhàza. Il a composé pour certains d'entre eux des airs d'insertion dont certains sont des merveilles (4,5).
  4. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988.
  5. A lire en priorité un dossier très complet, comportant en outre le livret, sur l'Olimpiade de Cimarosa : http://www.teatrolafenice.it/media/libretti/16_8550olimpiade_dc.pdf




dimanche 24 avril 2016

Quatuor l'Alouette de Haydn

Mozart avait un chardonneret chanteur qui, dit-on, lui siffla le thème du finale de son concerto pour piano en sol majeur, K 453. Comme Mozart, Joseph Haydn devait avoir aussi de la sympathie pour la gent ailée comme en témoignent sa symphonie n° 83 en sol mineur La Poule, son quatuor à cordes opus 33 n° 3 en do majeur, l'Oiseau ou bien le quatuor opus 64 n° 6 en ré majeur, l'Alouette.

Alouette, Naumann, Histoire Naturelle des Oiseaux, 1905

Le quatuor opus 64 n° 6 en ré majeur, l'Alouette HobIII.63 est le plus original et le plus novateur des six quatuors à cordes de l'opus 64. Ces derniers ont été composés en 1790, les quatre premiers avant le décès du prince Nicolas Esterhàzy dit Le Magnifique, patron de Joseph Haydn, les deux derniers à partir d'octobre de la même année probablement en prévision du voyage à Londres (1). Ils appartiennent à la série des quatuors Tost, du nom du riche drapier, violoniste de surcroît, auxquels ils sont dédiés. Ils furent exécutés avec succès à Londres en avril 1791 dans le cadre des concerts Haydn-Salomon. La numérotation traditionnelle est celle de la première édition parue en avril 1791 chez Leopold Kozeluch à Vienne. Les manuscrits autographes sont au nombre de cinq, seul celui du quatuor n° 4 en sol majeur est perdu. Ces manuscrits autographes sont numérotés par Haydn comme l'édition de Kozeluch à une différence près: les cinquième et sixième quatuors sont intervertis, le cinquième en ré majeur devient le sixième et vice versa. Il est évident que c'est la numérotation de Haydn qu'il faut privilégier et c'est elle que nous adopterons. Selon Marc Vignal les quatuors n° 5 en mi bémol majeur et n° 6 en ré majeur l'Alouette sont incontestablement les plus impressionnants des six, ils ont, contrairement aux quatre premiers qui sont des oeuvres de musique de chambre pure, un caractère beaucoup plus extraverti et brillant les destinant au concert, et ont du probablement être composés après la mort de Nicolas le Magnifique par un Haydn sachant déjà qu'il allait se rendre en Angleterre et songeant expressément au public de ce pays (1).
Sur un plan général, les quatuors opus 64 et tout particulièrement les n° 1 à 4 de la série sont très concis et souvent plus légers que les quatuors opus 54 et 55, remarque qui n'enlève rien à leur valeur musicale. Dans tous ces quatuors, sauf dans le quatuor n° 6 l'Alouette, les allusions à Mozart, volontaires ou non sont nombreuses. Ces ressemblances concernent des thèmes présents dans des oeuvres de Mozart antérieures ou postérieures à la présente série ce qui suggère que les intéractions furent réciproques et que les deux compositeurs s'inspirèrent mutuellement.

Allegro moderato, 2/2. Structure sonate. La grande phrase du premier violon dans son registre suraigu, planant au dessus d'un autre thème très calme exposé, en croches détachées, par les trois autres instrumentistes, imite le doux chant de l'alouette, ses trilles, ses trémolos quand elle fait du surplace au dessus des champs de blé (2). Ce thème admirable et inoubliable est unique dans l'oeuvre de Haydn et dans toute la musique. Joseph Haydn est un créateur d'images, discrètes dans ce quatuor, plus affirmées dans les symphonies, grandioses dans la Création et les Saisons, elles évoquent toujours la nature dont il était si proche dans sa résidence d'Eszterhaza perdue au milieu des bois. Notre sèche analyse ne peut rendre compte du plaisir auditif et de l'émotion procurés par ce thème de l'alouette. Notons aussi dans l'exposition un étonnant passage d'étranges accords syncopés d'une grande audace harmonique et à la fin de l'exposition un court motif en triolets suivi par une gamme chromatique. Pendant le développement qui suit, la réexposition et la coda, on observera cette succession du thème principal, des accords syncopés et du motif en triolets, dans l'ordre indiqué ou en ordre dispersé, modifiés chaque fois de manière subtile avec une invention inépuisable. Ici point d'élaboration thématique et de travail contrapuntique, le thème est si beau que Haydn n'a pas voulu l'altérer, il se rattrapera dans le prodigieux développement du dernier mouvement. Un rappel de la dernière partie du thème initial dans une ambiance sereine conclut le mouvement de façon très poétique.

Andante cantabile, la majeur, ¾. Forme Lied. La forme Lied de type A B A' a déjà été utilisée dans l'andante du quatuor opus 64 n° 5 en mi bémol majeur. Dans la première partie, le thème est longuement exposé, trois fois par le premier violon, chaque fois avec de subtiles variations. La partie centrale en la mineur, peut être considérée comme une nouvelle variation sur le thème. La troisième partie est en fait une reprise de la première partie. Le thème est énoncé de nouveau trois fois mais ornementée avec tant de variété et de fantaisie qu'il en devient méconnaissable. Le premier violon est très en dehors, les trois autres instruments accompagnent et tout ce mouvement a un caractère vocal prononcé évoquant l'opéra. La splendeur mélodique de ce morceau contredit une fois de plus les affirmations péremptoires de ceux qui prétendent que les mélodies de Haydn manquent de charme.

Menuetto allegretto ¾. Le menuetto est robuste et a un caractère populaire , il est remarquable par une gamme ascendante en croches. Cette gamme tantôt ascendante tantôt descendante fera l'objet d'un petit développement lors de la seconde partie du menuet. Le trio en ré mineur utilise le motif ascendant sous diverses formes et aux quatre instruments donnant à l'ensemble du menuet et du trio une profonde unité.

Finale Vivace 2/4. C'est un des mouvements les plus spectaculaires de toute l'oeuvre de Haydn. Ecrit tout du long en agiles doubles croches piquées avec l'indication staccato, c'est en fait un mouvement perpétuel construit avec la plus grande rigueur. L'énoncé du thème est encadré d'une paire de barres de reprises comme dans plusieurs mouvements terminaux des symphonies contemporaines. Changement d'armature pour le développement, on passe de ré majeur à ré mineur avec un sujet de fugue accompagné par un contrechant qui n'est autre que le thème initial transposé en mineur. Les entrées de fugue se déroulent normalement, sauf celle de l'alto dans la tonalité de fa majeur au lieu du la mineur attendu. Les jeux contrapuntiques complexes qui suivent, aboutissent à une sorte de strette, dans le registre élevé des deux violons et de l'alto, remarquable par la rudesse de l'harmonie et les nombreuses dissonances (secondes majeures et mineures). Le développement se termine et on ne peut qu'admirer la grâce et le naturel avec lequel le premier violon revient au thème initial. Une ample coda apporte une conclusion tout en maintenant le rythme et le tempo implacables du morceau. On arrive à un fortissimo et on croit le mouvement terminé mais les quatre instruments chuchotent pendant quelques mesures encore puis se décident à en finir par une gamme en mouvements contraires. Ce mouvement final est un véritable tour de force et offre une splendide conclusion au cycle de quatuors en entier. Par son caractère extraverti et son volume sonore, il annonce les quatuors à venir, notamment les opus 71 et 74 de l'année 1793, ainsi que ceux de Beethoven. Certains auteurs évoquent à propos du vivace final du quatuor l'Alouette, le monumental quatrième mouvement de type fugato du quatuor opus 59 n°3 en do majeur de la série des quatuors Razumowsky (1).

Ce quatuor l'Alouette va clore en beauté une des périodes (1786 à 1790) les plus fécondes et créatrices de la vie de Joseph Haydn, jalonnée d'oeuvres grandioses et profondes: la symphonie en do majeur n° 82 dite l'Ours, la symphonie en sol majeur n° 88 (la plus novatrice et audacieuse des 107 symphonies à mon humble avis), la symphonie en sol majeur n° 92 (Oxford), les quatuors à cordes opus 54 n° 1 en sol majeur et son allegretto central tellement Schubertien, le virulent quatuor opus 55 n° 2 en fa mineur du Rasoir, le quatuor opus 64 n° 5 en mi bémol majeur, le trio n° 27 en la bémol majeur HobXV.14, une de ses œuvres les plus visionnaires, la grande sonate pour pianoforte n° 58 en do majeur HobXVI.48, la Symphonie Sacrée pour orchestre de chambre, les Sept Dernières Paroles du Christ sur la Croix, HobXX.1, sans oublier les nocturnes pour le roi de Sicile péninsulaire, HobII.25-32, œuvres modestes par les dimensions mais grandes par la valeur musicale etc...Ces œuvres sont globalement joyeuses mais on remarque ici ou là des accès de tristesse frisant parfois le désespoir, comme dans l'avant dernier nocturne en sol majeur, HobII.27 pour le roi de Sicile. En octobre 1790, quelques jours après la mort du prince Esterhazy, tous les chanteurs et chanteuses ont quitté l'opéra d'Eszterhàza et Haydn qui en était en quelque sorte le directeur musical, ressent probablement une grande solitude.
Portrait de Nikolaus Esterhàzy par Martin Knoeller

A la fin de l'année 1790, Haydn qui est devenu libre du fait du décès du prince Nicolas le Magnifique, recevra deux propositions. D'une part Ferdinand IV de Naples, roi de Sicile péninsulaire, dédicataire de nombreuses œuvres magnifiques (concertos pour deux lires HobVIIh 1-5 de 1786 et divertimentos HobII.25-32 pour deux lires de 1790) lui demandera de venir à Naples à son service, d'autre part, Johann Peter Salomon lui proposera de se rendre à Londres, proposition assortie de la commande ferme et payée d'avance d'un opéra seria, l'Anima del Filosofo ossia Orfeo ed Euridice. C'est la deuxième proposition que Joseph Haydn choisira et il fera bien car il pourra à Londres exercer son métier de compositeur en toute liberté, ce qui n'aurait probablement pas été le cas au service du tyrannique monarque napolitain (3).

Interprétations.
Elles sont innombrables et il est difficile de choisir. Si on s'en tient aux versions sur instruments anciens, historiquement informées, on sera charmé par celle du quatuor Buchberger (Abeille musique) et impressionné par la virtuosité de son premier violoniste qui présente le thème de l'alouette avec beaucoup de grâce et qui est souverain dans le vivace final.. La version du quatuor Festetics (Arcana) me semble un cran en retrait par rapport à la précédente. Parmi les versions sur instruments modernes, celle du quatuor Amadeus est sans défaut. On pourra aussi être séduit par celle du quatuor Tatraï. Le Los Angeles quartet (Universal Music) joue le premier mouvement trop lentement à mon goût, ce qui lui enlève une partie de sa magie. Techniquement cette version est irreprochable notamment le mouvement final qui est joué à la bonne vitesse. J'avoue que je n'ai pas étudié vraiment la question de l'interprétation idéale et que toute suggestion sera la bienvenue.
Pour en savoir plus sur les quatuors de l'opus 64, on peut consulter la référence 1 ainsi que: http://haydn.aforumfree.com/t27-les-quators-opus-64



  1. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp. 1183-1193.
  2. Cette image délicieuse de l'alouette survolant les champs risque de disparaître à jamais en Alsace. C'est un océan de maïs qui a envahi la plaine agricole, agriculture agressive et brutale, consommatrice de quantités massives d'engrais et d'herbicides, destructrice des animaux nichant au sol comme le grand hamster ou l'alouette. Puissamment subventionnée, cette culture assure un revenu régulier au cultivateur. Contrairement au blé qui est la nourriture de l'homme, le maïs sert essentiellement à l'alimentation animale. Le bilan carbone de cette culture est donc désastreux mais elle reste l'orgueil de l'agriculture française. Ces quelques données montrent les terribles contradictions de l'agriculture moderne, tiraillée entre la nécessité d'assurer à l'agriculteur un revenu décent et les exigences environnementales..
  3. Ferdinand IV jeta en prison le metteur en scène d'un opéra de Domenico Cimarosa, Artemisa, regina di Caria, car étant allé à une représentation de cet opéra, il le détesta. Il semble que c'était Cimarosa qui était visé mais comme il était l'idole des napolitains, le roi n'osa pas s'en prendre à lui et c'est le metteur en scène qui prit tous les coups. Quand Ferdinand reprit le pouvoir en 1800, après la chute de l'éphémère République Parthénopéenne, il fit emprisonner Cimarosa lui-même pendant quatre mois. Ces données se trouvent dans l'ouvrage de Talmage Fauntleroy et Nick Rossi (4). Il serait intéressant de monter Artemisia, regina di Caria, une œuvre que Cimarosa mettait au dessus du Matrimonio segreto. Haydn connaissait très bien Cimarosa pour avoir monté et dirigé au théâtre d'Eszterhàza, douze à treize opéras du compositeur napolitain.
  4. Fauntleroy,T. and Rossi, N., Domenico Cimarosa, His life and his operas, Greenwood Press, Westport Connecticut, 1999.
  5. Marc Vignal, Dictionnaire de la musique, Le quatuor à cordes, Larousse, 2011. Livre incontournable si on veut s'instruire sur l'histoire du quatuor à cordes.



mercredi 30 mars 2016

L'Anima del Filosofo ou le mythe d'Orphée revisité par Haydn

L'écoute de L'Anima del Filosofo de Joseph Haydn a été pour moi une révélation qui me fait classer très haut cette oeuvre dans mon panthéon musical.
Portrait de Joseph Haydn par Thomas Hardy (1791)

L'Anima del Filosofo ossia Orfeo ed Euridice, dramma per musica en quatre actes, écrit à Londres en 1791 sur un livret de Carlo Francesco Badini, est un opéra seria, genre très en vogue à cette époque comme l'attestent les œuvres nombreuses d'Antonio Salieri (Axur re d'Ormus), de Giovanni Paisiello (Fedra), de Cimarosa (Gli Orazi ed i Curiazi, Artemisa regina di Caria), de Alessio Prati (La vendetta di Nino)....On rappelle ici que l'opera seria traite de sujets nobles, mythologiques ou historiques et qu'une lieto fine (fin heureuse) était de rigueur.

L'Anima del Filosofo conte l'histoire d'Orfeo et d'Euridice. Créonte, père d'Euridice a imprudemment promis sa fille à Arideo. Mais Euridice est amoureuse du poète Orfeo et son amour est payé de retour. Voulant échapper à Arideo furieux, Euridice est piquée par un serpent et meurt. Avec sa lyre et son chant, le poète attendrit les esprits infernaux et est autorisé à chercher Euridice aux Enfers. Il ne doit pas regarder Euridice tant qu'il n'est pas retourné dans le monde des vivants. Euridice et Orfeo n'arrivant pas à se controler, se regardent et Euridice disparaît à jamais.

Un opéra en cinq actes qui n'en comporte que quatre. Les circonstances de la composition et de la non représentation de ce chef-d'oeuvre pour des raisons essentiellement administratives, ainsi que son analyse musicale ont été détaillés par Marc Vignal (1,2). L'opéra fut représenté pour la première fois en 1951 à Florence avec Maria Callas dans le rôle d'Euridice et Boris Christoff dans celui de Créonte (3). Tels que nous sont parvenus les quatre actes de l'oeuvre, l'opéra semble incomplet puisque cinq actes étaient prévus ainsi que le déclare de façon très explicite Haydn dans une lettre écrite à sa maitresse Luigia Polzelli le 14 mars 1791. De plus le contenu du livret de Carlo Francesco Badini ne correspond pas au deuxième titre de l'oeuvre, la philosophie n'étant évoquée que de façon marginale au 3ème acte. On peut toujours imaginer avec Marc Vignal un 5ème acte exaltant la philosophie que Haydn et Badini, sachant que l'opéra ne serait pas représenté, renoncèrent à écrire. En tout état de cause, telle qu'elle est, la structure en quatre actes est parfaitement cohérente aux plans musicaux et dramatiques. Contrairement aux Orfeo ed Euridice contemporains que Haydn avait dirigés à Eszterhàza (Gluck, 1776; Bertoni, 1788) aux conclusions optimistes, l'Orfeo de Haydn (comme celui de Luigi Rossi, 1647) se termine avec la mort définitive d'Euridice. Dans l'opéra de Haydn, la fin est particulièrement tragique, la lente plongée d'Orfeo dans les ténèbres se poursuit. Orfeo est empoisonné par les Bacchantes. Ces dernières sont finalement englouties dans une terrible tempête.

La Mort d'Orphée, 5ème siècle avant J.-C., Musée du Louvre

Inutile donc de se pencher sur ce 5ème acte dont on ne saura probablement jamais rien, par contre, on peut tout de même constater que tel qu'il nous est parvenu, cet opéra présente une lacune. Au 4 ème acte, Orfeo, imprudent et irréfléchi, malgré les recommandations du Génie, ne peut s'empêcher de poser son regard sur son épouse qui alors est enlevée pour toujours par les Furies. Cette scène dramatiquement essentielle consiste en un simple récitatif sec alors qu'on s'attend à un duetto palpitant des deux époux. On a dit que cette faille reflétait le peu d'intérêt de Haydn pour l'action dramatique. Je ne suis pas d'accord et pense que cette lacune reflète l'inachèvement du quatrième acte. D'abord Carlo Francesco Badini, auteur du livret, est aussi coupable que Haydn, ensuite il me semble probable que Haydn, arrivé à ce point de la composition de son opéra, savait qu'il ne serait jamais représenté et déjà pensait à une version de concert contenant les numéros déjà écrits les plus marquants de son œuvre (version qui fut d'ailleurs exécutée le 26 mai 1791). L'insertion d'une scène dramatique ne comportait plus aucun intérêt, dans ces conditions, pour lui.

Autre mystère. Il semble que la très belle sinfonia qui ouvre l'opéra ait été composée après coup, probablement en 1794 puisque Haydn l'a notée dans l'Entwurf-Katalog en 1794. Bien que cette sinfonia ait été prévue également pour servir de préface à Windsor Castle, un spectacle composé par Salomon, l'impresario de Haydn, il ne fait aucun doute qu'elle a été écrite avant tout pour servir d'ouverture à Orfeo. On retrouve en effet dans le thème principal du presto de la sinfonia, une citation presque textuelle d'un des thèmes de l'air d'Orfeo de l'acte II. S'il s'avère que cette ouverture a bien été composée en 1794, on peut en conclure que Haydn gardait quand même espoir de faire représenter un jour son opéra.

La Musique. La musique de Haydn est magnifique d'un bout à l'autre de l'opéra et il est difficile de dégager des sommets. Les deux premiers actes sont particulièrement inspirés et indiscutablement représentent le sommet de la production de Haydn dans le domaine de l'opéra. L'instrumentation de cet opéra est exceptionnellement riche et comporte en plus des cordes : 2 flûtes, deux hautbois, deux cors anglais, deux clarinettes, deux bassons, deux cors, deux trompettes, deux trombones, deux timbales, une harpe et le continuo. Le cor anglais est un instrument que Haydn utilise depuis ses jeunes années dans des œuvres d'exception comme la symphonie n° 22 Le Philosophe (coïncidence!). C'était, à ma connaissance, la première fois que Haydn introduisait la clarinette dans une œuvre symphonique.

La sinfonia en do mineur qui ouvre l'opéra donne parfaitement le climat de l'oeuvre. On est d'emblée plongé dans une atmosphère tragique, fiévreuse et romantique annonçant Carl Maria von Weber.

Les choeurs jouent un rôle capital. Les plus beaux se situent au début et à la fin de l'oeuvre. Dans le premier (Ferma il piede, o principessa...), le choeur avertit Euridice que des monstres hantent la forêt vers laquelle elle se dirige. Aux appels puissants du choeur (Fuggi, fuggi...), Euridice répond en implorant la pitié (Per pieta, per pieta...).
L'émouvant choeur des âmes sans sépulture (Infelici ombre dolenti...) qui ouvre le 4ème acte me fait penser au Requiem que Mozart entreprendra quelques mois plus tard. L’opéra se termine par un choeur impressionnant avec trombones dans la tonalité de ré mineur (Oh che orrore, che spavento...) qui frappe par sa brièveté, sa densité, sa concentration, son climat de grande oppression jusqu’au roulement de timbales final pianissimo. Cette musique dense et sans air me fait penser à celle du dernier Schumann, le concerto pour violon par exemple. En tous cas, on est loin du cliché du papa Haydn.

Les autres sommets de cet opéra sont les trois airs d'Orfeo dont les audaces (modulations enharmoniques), sans équivalent dans l'oeuvre vocale de Haydn et de la plupart de ses contemporains, durent effrayer le chanteur Davidde, destinataire de l'oeuvre. Le premier air Rendete a questo seno...est précédé par un magnifique solo de harpe, le second air en fa mineur In un mar d'acerbe pene....est une aria di disperazione d'une intensité inégalée dans toute l'oeuvre de Haydn. Orfeo souvent abattu et passif se montre ici sous un jour bien plus énergique et révolté.
La sublime cavatine d'Euridice (Del mio core il voto estremo...) est le sommet émotionnel de l'oeuvre. On note dans l'accompagnement la présence de deux cors anglais.
Dans un opéra à la ligne mélodique si moderne, le célèbre air du Génie, Al tuo seno fortunato...étonne pas son archaïsme, il s'agit d'une aria da capo avec colorature qui nous ramènent trente ans en arrière. Haydn s'est pourtant surpassé dans un air d'une merveilleuse vocalité. Les acrobaties, mélismes, vocalises présentent aisance et naturel et donnent à la soprano l'occasion de montrer tous ses talents et de grimper jusqu'au contre mi soit un demi-ton plus bas que le fameux air de la Reine de la Nuit composé quelques mois plus tard par l'ami Mozart.
Enfin les trois airs de Créonte sont remarquables. Créonte représente la stabilité et la raison dans la folie délirante qui l'entoure. C'est bien lui qui est le philosophe du titre de l'opéra. On cite souvent Sarastro dans le premier air en mi majeur, Il pensier sta negli oggetti...

En tout état de cause Orfeo met un terme à la période allant de 1784 à 1790, celle du grand élan créateur où Joseph Haydn compose des oeuvres géniales, la 88 ème symphonie en sol majeur (1787), à mon humble avis, la plus grande des 107, le trio en la bemol majeur pour piano, violon et violoncelle (Hob.XV.14) (1790) et son sublime adagio, le 5 ème quatuor en mi bemol majeur de l’opus 64 (1790) qui impressionna Mozart par son élan irresistible, son extrême beauté mélodique, sa perfection formelle au point qu'il reprit le thème du finale pour son quintette en mi bemol majeur KV 614, la 58 ème sonate en ut majeur (HobXVI.48), etc…

Haydn dirigeant un quatuor. A droite J. Haydn bien reconnaissable, au violoncelle Johann Baptist Vanhal,  au premier plan Dittersdorf et à sa gauche Mozart nettement plus jeune.

L'interprétation.
Celle de Christopher Hogwood (1997) et The academy of ancient music (label l'Oiseau lyre) est la plus estimable, la plus propre et sans doute la mieux historiquement informée. Cecilia Bartoli, Uwe Heilmann et Ildebrando Archangelo y sont excellents.

La plus ancienne (1967), un enregistrement public avec Richard Bonynge à la baguette, présente des défauts importants; en plus d'une prise de son médiocre, des clarinettes remplacent inexplicablement les cors anglais dans la cavatine d’Euridice. Des ornements, des mélismes, des cadences ornent les airs dans un style bellinien, en outre les interprètes ajoutent des suraigus très bel canto dignes des années 1830. Toutefois le timbre de la voix de Joan Sutherland me plait infiniment, de plus le génial Nicolaï Gedda, ténor héroïque, donne à ce personnage d’Orfeo une stature et une épaisseur conforme à l’esprit de l’oeuvre et rend justice au formidable air en fa mineur d’Orfeo (In un mar d'acerbe pene...), enfin on ne peut pas être insensible à la voix extraordinaire de Spiro Malas dans le rôle de Créonte.

On peut aussi voir sur You Tube un très beau film d'une représentation dirigée par Nikolaus Harnoncourt avec le Concentus Musicus et les chanteurs d'exception suivants: Cecilia Bartoli, Eurydice ; Roberto Sacca, Orfeo ; Wolfgang Holzmair, Creonte ; Eva Mei, Genio ; Choeur Arnold Schonberg.

Le Pinchgut opera de Sydney a donné en 2010 une version intéressante sur instruments d'époque, sous la direction d'Anthony Walker (choeur Cantillation). Très intelligemment, les producteurs ont inséré, dans la scène fatidique de la deuxième mort d'Euridice, le sublime poco adagio du trio n° 36 en mi bémol HobXV.22, joué par la harpe qui apporte la plénitude au quatrième acte.

Enfin L'Atelier Lyrique de Tourcoing a monté en 2009 une production nouvelle de l'Anima del Filosofo. Cette dernière propose une lecture philosophique du chef-d'oeuvre de Haydn et Badini, irriguée par l'esprit du Siècle des Lumières. Le mythe devient ainsi une fable. Dans un monde où règnent encore des forces obscures, la philosophie, la raison, la connaissance de soi sont des antidotes. Parce qu'ils les ont ignorées ou négligées et ont cédé à leurs pulsions, Orfeo et Euridice ont perdu leur amour et leur vie. La direction musicale a été assurée par Jean-Claude Malgoire et la mise en scène par Alita Baldi. Hjördis Thebault, Euridice ; Joseph Cornwell, Orfeo ; Pierre Yves Pruvot, Créonte ; Isabelle Poulenard, Génie. La critique unanime a salué ce spectacle avec enthousiasme.
Le fait que ces deux dernières versions ont disparu d'internet et n'ont pas été gravées est un vrai drame.

Au Siècle des Lumières, n'avoir aucune prise sur son destin est une grande frustration pour l'homme épris de liberté. Pour illustrer ces considérations, Haydn a trouvé des accents qu'on ne rencontrera ni dans sa musique passée ni dans celle composée après 1791.

  1. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp. 1215-1222.
  2. En fait le King's Theater où devait être représenté Orfeo ed Euridice n'avait pas obtenu la licence accordée par le Roi et le parlement pour exécuter des opéras italiens.
  3. Il ne reste apparemment aucune trace de cette représentation historique. Euridice, Maria Callas ; Creonte, Boris Christoff ; Orfeo, Thyge Thygesen ; Genio, Julanna Farkas, tous placés sous la direction d'Erich Kleiber. Haydn eut des mots très durs pour Rosa Lops, la soprano prévue pour le rôle d'Euridice (1). Il aurait probablement été satisfait par les prestations de Maria Callas, Joan Sutherland et Cecilia Bartoli!
  4. H.C. Robbins Landon, Haydn: chronicle and works, volume III - Haydn in England (1791-1795), Indiana University Press, 1976, p. 324.


lundi 29 février 2016

Les romans d'Umberto Eco

Umberto Eco est décédé le 19 février 2016. Sa disparition me donne l'occasion de lui rendre hommage en disant quelques mots sur ses romans que j'ai tous lus, à l'exception du dernier, Numéro zéro.
En voici la liste dans l'ordre chronologique:  successivement le titre du roman, la période de l'histoire concernée, la date de publication.                                                                                                           
Le nom de la rose (Il nome della rosa), début du XIVème siècle, 1980.
Le pendule de Foucault (Il pendolo di Foucault), 1984, 1988. 
L'île du jour d'avant (L'isola del giorno prima), 1630 à 1643, 1994.
Baudolino, XIIème siècle, 2000.
La mystérieuse flamme de la reine Loana (La misteriosa fiamma della regina Loana), 1991, 2004.
Le cimetière de Prague (Il cimiterio di Praga), 1830 à 1898, 2010. 
                                                       
On trouve dans ces romans quelques grands thèmes récurrents : sociétés secrètes, ésotérisme. religion, orthodoxie, hérésie, mythomanie, mystification. Grands conflits de l'histoire européenne, Risorgimento. Les maisons d'édition en Italie, etc....
Un même théâtre d'opérations apparait dans tous ces romans: le Piémont et les villes de Casale-Monferrato et d'Alessandria (ville natale d'Umberto Eco). Ce sont ces thèmes principaux qui constituent le plan de ce bref exposé.


Sociétés secrètes, ésotérisme.
Ces thèmes reviennent souvent dans le Pendule de Foucault et le Cimetière de Prague. La persécution de l'ordre des Templiers, menée par Philippe le Bel en 1307, constitue le point de départ du roman. Pour échapper à la persécution, les survivants se seraient dispersés et auraient mis en sécurité leur trésor (1), ils auraient ensuite fondé une société secrète (les Néotempliers), cette dernière se réunirait périodiquement dans le plus grand secret et aurait pour mission la vengeance. Trois employés d'une maison d'édition de Milan, tous trois passionnés d'occultisme et d'ésotérisme, entreprennent une recherche basée sur un manuscrit trouvé dans les sous-sols de Provins. Ils interprètent ce manuscrit comme un manifeste des projets des Templiers et également une piste pour trouver leurs descendants. Cette recherche les amènent aussi à suivre le parcours de l'ordre de Rose-Croix dont les membres pourraient également dériver des Templiers ainsi que d'autres sociétés secrètes. D'abord sceptiques, les trois compères se prendront au jeu et perdront tout esprit critique. Pour eux la fiction va devenir réalité (il en va de même pour le lecteur qui est tenté de croire à cette histoire). Durant leurs investigations, ils vont alerter des forces souterraines sectaires qui se croyant menacées, vont éliminer les trois imprudents. L'ironie du sort est que la compagne de l'un des trois, avait démontré que le fameux manuscrit de Provins n'était rien d'autre qu'un relevé du linge que les lavandières devaient livrer dans tous les quartiers de la ville. La description minutieuse de la ville de Provins au début du quatorzième siècle donne la mesure de l'intérêt d'Eco pour le monde médiéval.

Religion, orthodoxie, hérésie.
L'autorité du pape, son conflit avec le Saint-Empire romain germanique, la montée en puissance des ordres monastiques et notamment les Bénédictins et les Franciscains, forment la toile de fond du Nom de la rose. L'esprit de pauvreté des Franciscains et d'autres ordres mendiants est ressenti comme une critique et une offense par les papes d'Avignon. Dans ce roman, se dégage l'idée qu'un excès de vertu n'est pas loin de l'hérésie. C'est ce qui arrive à certaines branches (les Spirituels) de l'ordre des Franciscains et surtout à des groupes dissidents (les Fraticelles). Les chefs de ces mouvements, proclamant ouvertement la Pauvreté de Jésus (2), sont condamnés pour hérésie par une inquisition zélée et finissent sur le bûcher. En fait cette répression brutale a des motifs plus politiques que religieux puisqu'elle reflète la guerre entre le Saint-Empire romain germanique et la Papauté.
Dans Baudolino, le schisme entre l'église d'Orient et celle d'Occident aboutit au sac de Constantinople par les croisés en 1204 (quatrième croisade), entérinant un affaiblissement continu de l'empire Byzantin, et ouvrant des boulevards aux armées turques. Objet de la quête de Baudolino et produit de son imagination, le royaume du prêtre Jean est un conservatoire des hérésies ou doctrines christologiques qui survinrent dans les églises chrétiennes des premiers temps : Arianisme, Nestorianisme, Docétisme, Adoptianisme etc..., hérésies dont certaines tendent plus ou moins à mettre en doute la divinité du Fils de Dieu ou bien son humanité. Dans ce même roman et dans Le nom de la rose, Eco s'amuse à brocarder le trafic des reliques (3). La symbolique chrétienne passionne Eco et notamment la symbolique des nombres (4). Foi et soumission à l'orthodoxie ne veulent pas dire immobilisme. De doctes religieux, tel le Franciscain Guillaume de Baskerville, à la suite de son modèle, Roger Bacon, s'efforccnt de déchiffrer le grand livre de la nature, entreprise sainte qui préfigure la Renaissance et l'Humanisme. Malgré la noirceur du drame qui se noue dans l'abbaye et le désastre final, un message d'espérance se dégage dans Le nom de la rose.


Mythomanie, mystification
Mythomane, Baudolino dans le roman éponyme n'arrive pas à arbitrer sa place dans le monde réel et dans celui de sa débordante imagination. Il va ainsi, par ses mensonges et son talent de faussaire, entrainer ses compagnons et son empereur Frédéric Barberousse dont il est à la fois le fils adoptif et l'homme lige, dans une expédition fantastique afin de rechercher le royaume du prêtre Jean. Ce royaume se trouverait loin à l'est, aux portes du Paradis terrestre. Trouvant dans l'étable de son père une humble écuelle de bois, il arrive à se convaincre lui-même ainsi que ses amis qu'il s'agit du Saint Graal qui recueillit le sang du Sauveur sur la Croix. Il projette d'offrir cette relique sacrée au prêtre Jean, seul cadeau digne de la puissance et de la réputation de sainteté de dernier.
Si les intentions de Baudolino sont bonnes, il n'en est pas de même de celles de Simonini, un mythomane autrement plus dangereux, personnage central du Cimetière de Prague. Simonini souffre d'un dédoublement de personnalité et devient progressivement un psychopathe. Il déteste le nouveau monde qui est entrain de s'édifier autour de lui et notamment le Risorgimento, mouvement à l'origine de l'unité italienne qui est selon lui l'oeuvre des Francs-Maçons. Faussaire professionnel, il trahit d'abord son bienfaiteur. C'est également son talent de faussaire qui lui permet de rédiger le bordereau qui va permettre la mise en accusation du capitaine Dreyfus. Familier des sociétés secrètes plus ou moins sataniques, de mouvements subversifs internationaux, d'anarchistes, il élabore la trame du protocole des Sages de Sion, un faux destiné à montrer l'existence d'un complot judéo-maçonnique. 

Grands conflits internationaux, Risorgimento.
Pendant des siècles, l'Italie du nord est l'enjeu des ambitions de l'empereur romain germanique ainsi que d'autres grandes puissances et également le champs de bataille du perpétuel conflit entre l'empereur et la papauté. Eco relate dans Baudolino une action repressive brutale menée par Frédéric Barberousse contre certaines villes d'Italie du nord. La ville natale de Baudolino sera complètement ruinée, reconstruite par ses habitants et baptisée Alessandria en hommage au pape Alessandro III. Bis repetita durant la guerre de Trente ans, dans cette même région du Piémont, Casale-Monferrato sera le siège d'une bataille entre les Impériaux, les troupes françaises, espagnoles et leurs alliés italiens, épisode raconté dans l'île du jour d'avant. La vulnérabilité de l'Italie du nord face aux menées constantes de l'Autriche et la désunion des états italiens pousseront Garibaldi à réaliser la réunification de l'Italie. Le débarquement en Sicile en 1860 d'une petite armée de mille hommes avec à sa tête Garibaldi et leur victoire éclatante sur l'armée de François II, roi des deux Siciles, sera un épisode important du Cimetière de Prague. Le 18 juillet 1861, l'Unité de l'Italie est proclamée (5). Pendant la dictature fasciste et le conflit de 1939-1945, le Piemont est le théâtre d'évènements dramatiques et d'actions multiples de résistance. Ces évènements sont contés dans le Pendule de Foucault et dans la mystérieuse flamme de la reine Loana. Dans ce dernier roman, le héros, un homme victime d'un accident vasculaire cérébral cherche à recouvrer sa mémoire en relisant les bandes dessinées qu'il retrouve dans le grenier de sa maison piémontaise, aux alentours de Casale-Monferrato. Des souvenirs terribles de la période fasciste et de la guerre remontent à la surface.

La science
Dans Baudolino, Le nom de la rose, L'île du premier jour, Le pendule de Foucault, Eco manifeste son intérêt pour les sciences. Les lunettes que porte frère Guillaume, à l'étonnement général, sont une manifestation avancée des sciences et techniques au quatorzième siècle. Un siècle plus tôt, un seigneur arménien, Ardsrouni, a construit un laboratoire où il effectue des expériences de physique. Il montre à Baudolino et ses compagnons une machine à faire le vide qui éveille chez ses hôtes un grand intérêt car ils se posaient déjà la question de la nature du vide. Question reposée dans L'île du premier jour par un jeune mathématicien et philosophe austère et brillant de 19 ans, inventeur d'une machine à calculer et découvreur quelques années plus tard de la pression atmosphérique. Mais la question essentielle posée dans ce même ouvrage est la détermination de la longitude, entreprise donnant lieu à une périlleuse expédition scientifique. Au dix-septième siècle, la contre Réforme avec les Jésuites comme fer de lance, donne un élan puissant au développement des sciences. Au delà de l'affirmation des dogmes, les Jésuites participent de plus en plus efficacement à l'enseignement. Le père Wanderdrossel, compagnon d'infortune de Roberto de la Grive, à la fois missionnaire et passionné par la connaissance, personnage fascinant, est un représentant de ce mouvement (7). Dans le pendule de Foucault, le contraste est grand entre la solennité du musée des Arts et Métiers contenant le pendule, véritable temple célébrant les sciences et techniques, et l'irrationalité des mouvements sectaires qui s'y rassemblent.



A travers ses livres, Umberto Eco envoie un lumineux message de tolérance. Il parle avec la bouche de frère Guillaume qui encourage également ses contemporains à déchiffrer le grand livre de la nature. Ce message mettra du temps à être entendu. Adso de Melk, jeune disciple de Guillaume et novice bénédictin, mourra sans l'avoir compris. Un autre message est présent dans tous les romans d'Eco : lors des conflits religieux ou politiques qui agitent le monde, ce sont les plus petits qui reçoivent tous les coups. Eco dénonce avec vigueur tous ceux qui falsifient la vérité, crime contre l'esprit. Ainsi certains falsificateurs arrivent à présenter leurs théories avec tant d'habilité que leur entourage, puis l'opinion publique, finissent par y croire et que la fiction devient progressivement réalité.  Il est évident que tous les propos d'Eco sont d'une brûlante actualité.

Difficile de dire quel est mon roman préféré. Si Le nom de la rose est le plus immédiatement accessible, tous les autres sont également riches en idées brillantes. J'ai personnellement un faible pour L'île du jour d'avant, roman dont la narration est particulièrement ingénieuse et le personnage principal très attachant (7). Dans tous ses romans, Eco étale ses connaissances encyclopédiques avec complaisance, à la plus grande joie du lecteur. Ses prouesses linguistiques sont impressionnantes, à commencer par la description des gueux et des marginaux qui parcourent ses romans en bandes désorganisées. Malgré l'excellence de la traduction de Jean-Noël Schifano, cette dernière ne peut rendre complètement justice à la virtuosité verbale et la sonorité de la langue italienne qui font merveille dans de tels passages.


  1. Quelle est la nature du trésor des Templiers ? D'après certains documents cités dans Le pendule de Foucault, il pourrait s'agir du Graal, selon d'autres, il s'agirait d'une source d'énergie quasiment inépuisable qui permettrait à son possesseur de dominer le monde.
  2. Selon les Franciscains et d'autres ordres Mendiants, Jésus était pauvre. Il avait l'usage des choses de la terre mais pas leur propriété. Affirmation choquante pour la papauté et certaines abbayes qui accumulaient des richesses, marques évidentes de leur juridiction et de leur pouvoir.
  3. Alors que le pillage des biens matériels de Constantinople est effectué dans l'anarchie, par contre celui des Saintes Reliques est organisé. Ces dernières sont volées dans les trésors des églises de Constantinople, réunies par les envahisseurs. Elles voyageront ensuite en Europe pour enrichir telle abbaye ou tel lieu de pèlerinage.
  4. Symbolique des chiffres. Le chiffre trois = la Trinité, les vertus théologales ; quatre = les évangélistes, les vertus cardinales ; sept = les jours de la Création, les péchés capitaux... ; douze = les apôtres, les tribus d'Israël., vingt quatre = les vieillards de l'Apocalypse, etc...
  5. http://piero1809.blogspot.fr/2015/12/lile-du-jour-davant.html

mardi 26 janvier 2016

Le quatuor à cordes n° 15 en sol majeur et mineur de Schubert

Le quatuor à cordes n° 15 en sol majeur opus 161 D 887 de Franz Schubert (1797-1828) est, selon le musicologue Harry Halbreich, un des plus beaux quatuors jamais écrits.

Franz Schubert, peinture à l'huile d'après une aquarelle de Wilhelm August Rieder (1825)

La composition des quinze quatuors à cordes se déroule tout le long de la courte vie de Franz Schubert. Toutefois la plupart d'entre eux sont antérieurs à la vingtième année du compositeur, les six premier et le n° 10 en mi bémol datent d'avant 1813, les n° 7 et 8 sont écrits en 1814, le n° 9 en 1815, et le n° 11 en mi majeur D 353, le plus élaboré des quatuors de « jeunesse » est achevé en 1816 alors que le compositeur avait 19 ans. Viennent ensuite les « grands » quatuors : le quatuor n° 12, quartettsatz, en do mineur D 703, inachevé, date de 1820, le quatuor n° 13 en la mineur, Rosamunde, opus 29 D 804, a été composé en 1824, le quatuor n° 14 en ré mineur, La Jeune fille et la Mort, D 810, a été terminé en 1824, après le précédent. Le quatuor n° 15 en sol majeur opus 161, D 887, dernier des quatuors à cordes de Schubert, date de 1826. Ses dimensions exceptionnelles s'expliquentt peut-être par le voisinage de la neuvième symphonie en do majeur D 944 (La Grande), dont la composition débute en 1825 (1).

Quand Schubert écrit entre 1824 et 1826 ses grands quatuors, à la même époque, Beethoven révolutionnait les formes dans ses quatuors à cordes n° 12 à 17. Son quatuor n° 14 en do # mineur, opus 131 de 1826, comporte en effet sept mouvements. Pour le premier mouvement Beethoven fait appel au genre de la fugue, dans le mouvement lent (4 ème mouvement) qui est le pivot et le centre de gravité de l'oeuvre, il utilise la grande variation, forme musicale qu'il porte ici à un niveau de fantaisie inégalé, le scherzo (5 ème mouvement) est un jaillissement continu d'idées et de rythmes, prodige d'imagination et de liberté, enfin le septième mouvement est un rondo sonate extrêmement élaboré. Contrairement à Beethoven, la structure formelle n'intéresse pas Schubert, cette dernière reste infiniment classique dans les quatre mouvements de ses quatuors et ne s'écarte pas beaucoup de celles de Haydn ou Mozart : structure sonate du premier mouvement, mouvement lent de forme Lied ou thème varié conventionnel, menuet ou scherzo en troisième position et souvent rondo pour le dernier mouvement. La révolution chez Schubert réside dans le domaine harmonique comme nous le verrons dans cet ultime quatuor en sol majeur.

Quand j'écoutai pour la première fois ce quatuor, je ressentis une des plus fortes émotions musicales de mon existence. Conscient de l'immense valeur de cette œuvre, je n'ai jamais cessé depuis de l'écouter et chaque fois je suis saisi par son caractère dramatique et sa tension incroyable.

Le vaste premier mouvement, allegro molto moderato, ¾, dépasse tout ce que Schubert avait écrit jusque là en puissance et en nouveauté.
L'alternance du mode majeur et du mode mineur est le principe fondamental de ce mouvement. Une phrase commencée en majeur se termine en mineur et vice versa. Ce procédé est érigé en principe de technique compositionnelle et a un potentiel expressif immense. En général, dans cette composition, le mode mineur exprime la violence, tandis que la timidité semble caractérisée par le mode majeur (3).
L'écriture des quatre instruments fait appel systématiquement à des trémolos extrêmement rapides (triples croches répétées  dans un tempo allegro molto moderato). Ces tremolos évoquent intensément l'orchestre, celui de la Mort d'Isolde de Richard Wagner, par exemple, et on se prend à imaginer que Schubert entendait un cor lorsque, au début de l'oeuvre, le premier violon expose la mélodie au dessus des tremolos constamment modulants des trois autres instruments. Lorsque le thème est énoncé dans les profondeurs du violoncelle et que les tremolos grimpent dans les hauteurs, l'effet est incroyablement Wagnérien ! Je suis persuadé que quand il écrivait ce quatuor, Schubert pensait à une nouvelle symphonie plus ambitieuse encore que la précédente (La Grande en do majeur D 944 de 1825) (2). Le second thème très différent se déroule piano dans un ambitus très restreint ne dépassant pas l'intervalle de quarte dans sa plus grande partie, il donne lieu à un développement intermédiaire très dramatique, l'exposé du second thème et le développement intermédiaire sont répétés une deuxième fois et l'exposition se termine par des tremolos pianissimo au violoncelle qui conduisent aux barres de reprise et au développement proprement dit. Ce dernier, monumental, est construit sur le thème initial et fait alterner des passages très mystérieux pianissimo en tremolos avec des passages fortissimo d'une violence inouie. Les modulations incessantes sont de plus en plus audacieuses et m'évoquent certains passages du premier mouvemen de la sixième symphonie de Mahler (rien que ça!). La reexposition très condensée récapitule la première partie en la variant considérablement et tout se termine avec une coda basée plus que jamais sur l'alternance d'accords mineurs et majeurs violemment sabrés par les seize cordes. C'est le mode majeur qui triomphe in extremis (3).

Après un tel mouvement, un contraste s'imposait et c'est un andante un poco moto en mi mineur 4/4 qui lui est centré essentiellement sur la beauté mélodique. De forme Lied, il fait alterner un thème magnifique chanté par le violoncelle avec un épisode très orageux, faisant de nouveau appel à de furieux tremolos. Le mouvement s'achève en mi mineur dans une ambiance résignée.

Contrairement au violent scherzo du quatorzième quatuor en ré mineur, La Jeune Fille et la Mort, qui se déroule constamment fortissimo, ce magnifique scherzo, dans la tonalité de si mineur, évolue presque tout le temps pianissimo dans une ambiance mystérieuse et romantique. Il est interrompu par un adorable trio, petite valse d'une beauté mélodique typique du meilleur Schubert.

Le quatrième mouvement, sol mineur, Allegro assai 6/8 équilibre par sa taille (710 mesures!) le premier mouvement. Cette tarentelle sauvage est très proche de celle qui termine le quatrième mouvement du 14ème quatuor La Jeune Fille et la Mort. Ici le potentiel dramatique est également conféré par l'incessante alternance des modes majeurs et mineurs. Le thème principal qui domine tout le mouvement a une motricité extraordinaire et emporte tout sur son passage. Formellement, on a affaire à un rondo sonate dans lequel refrains, couplets et développement central sont construits sur un même thème. Malgré la longueur de ce mouvement, la cavalcade impitoyable, véritable course à l'abîme, ne faiblit jamais. On sent que les quatre instruments et leurs seize cordes ne suffisent plus à Schubert. En témoigne, dans la coda du mouvement, cet incroyable crescendo de trente mesures (mesures 650 à 680) qui débute piano et se termine par un triple fortissimo, climax absolu du mouvement (4). Seul un grand orchestre symphonique pourrait rendre justice à un tel passage.

Une telle œuvre a-t-elle eu une postérité ? Les quatuors à cordes de Mendelssohn, Schumann ou Brahms, me semblent relever d'esthétiques très différentes. Comme on l'a dit déjà, ce quatuor appelle l'orchestre et c'est surtout à Anton Bruckner à qui on pense, à son écoute.
Comment les animaux enterrent le chasseur Gravure sur bois d'après Moritz von Schwind, un  familier de Franz Schubert

Interprétation. La discographie est pléthorique. Je suis incapable de choisir car ma version préférée , celle du quatuor Hongrois, n'existe plus sous sa forme initiale, un disque microsillon.  Le repiquage qui a été réalisé dans un CD est nettement inférieur à l'original. Le son autrefois ample et profond est devenu sec et mat.
La question des tempi est primordiale. Une bonne exécution doit avant tout respecter la volonté du compositeur. Ce dernier a indiqué pour le premier mouvement Allegro molto moderato. On ne peut être plus précis ! Le second mouvement est un andante un poco moto. Il faut impérativement établir un contraste entre les deux mouvements et donc le premier ne doit pas être joué trop lentement, comme un andante, comme on l'entend trop souvent, mais comme un allegro dans un tempo très modéré. Quel est le tempo giusto ? Pour moi le temps d'exécution doit être compris entre 13 et 14 minutes pour le premier mouvement, ce que font quelques quatuors (quatuor Prazack pour ne citer qu'un exemple), malheureusement cette bonne intention est gâchée par la manie de ralentir les trente premières mesures qui sont capitales. Rien ne l'indique sur la partition ! Alors pourquoi introduire du pathos dans un quatuor qui n'en a absolument pas besoin ?
Une émission de music3 de la rtbf a été consacrée à ce quatuor et Harry Halbreich figurait dans le jury pour départager les meilleurs versions. Un classement a été effectué (5).

  1. Catalogue des œuvres de Schubert : https://fr.wikipedia.org/wiki/Catalogue_Deutsch
  2. La symphonie n° 10 en ré majeur, reconstruite à partir d'esquisses, ne donne malheureusement qu'une faible idée de ce qui aurait pu être l'ultime symphonie de Franz Schubert.
  3. Certaines considérations développées dans cet article sont inspirées de l'analyse musicologique de ce quatuor développée par Edouard Lindenberg dans la notice accompagnant la partition P.H. 41, éditée par Heugel et Cie.
  4. La partition est impressionnante et reflète au plan visuel l'exaltation qui règne dans cette coda.
  5. La biographie de Franz Schubert publiée dans Wikipedia est excellente. https://fr.wikipedia.org/wiki/Franz_Schubert