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lundi 17 août 2015

Mozart est mort trop tard

Mozart peint par Doris Stock

Lors d'une discussion avec des journalistes, Glenn Gould
regrettait que Wolfgang Mozart (1756-1791) fût mort trop tard, propos quelque peu provocateurs qui ne sauraient étonner de la part d'un artiste coutumier du fait. Plus tard, lors d'un entretien avec Bruno Monsaingeon et dans un document écrit (1), Glenn Gould a expliqué que ses goûts le portaient d'avantage vers la musique baroque dont il retrouvait encore quelques accents dans la musique du jeune Mozart mais plus du tout dans celle postérieure à l'installation à Vienne en 1781. A partir de cette date, selon Glen Gould, l'opéra, le drame s'emparant de la musique du salzbourgeois, aurait fait perdre à cette dernière sa fraicheur et sa spontanéité.

Et si Mozart était mort à 24 ans!

En restant dans le domaine de l’absurde et en prenant au mot les propos du grand pianiste, supposons que, dans un monde parallèle, Mozart soit mort en 1780, à 24 ans, avant la première d'Idomenée à Munich et son installation à Vienne. Il aurait certes déja composé les deux tiers de son oeuvre (près de 400 numéros du catalogue de Köchel), mais aucun de ses 7 grands opéras (Idoménée, le premier d’entre-eux sera représenté au début de 1781 et la Flûte enchantée, le dernier, fin 1791), aucun des six quatuors dédiés à Haydn, composés entre 1783 et 1785 et de ses quatre superbes quintettes à deux altos, K 515 ,516, 593 et 614 composés après 1787. Il aurait écrit une quarantaine parmi les cinquante symphonies qui lui ont été attribuées mais pas les quatre dernières en ré majeur K 502 Prague, mi bémol majeur 543, sol mineur 550 et do majeur 551 Jupiter. Dix sept concertos pour piano n’auraient pas vu le jour dont le concerto en mi b majeur K 449 qui inaugure une glorieuse série d'oeuvres jalonnée par le mythique concerto en do majeur K 467 ou le profond concerto en do mineur K 491. L'oeuvre concertante pour clarinette: trio K 498, quintette K 581 et concerto K 622 n'existerait pas. Enfin, la presque totalité de sa musique religieuse aurait été écrite mais pas la messe en do mineur K 427, l’ode funèbre K 477 en do mineur et la messe de Requiem en ré mineur K 626. En fait les œuvres qui font aujourd'hui de Mozart la superstar de la musique classique, n'auraient pas été composées (2).


Carl Ditters von Dittersdorf, Mozart, Vanhall et Haydn

Notoriété de l'oeuvre de Mozart antérieure à 1780.

En somme, si Mozart était mort avant 1781, il aurait laissé une oeuvre imposante au plan quantitatif mais dont on peut se demander quelle aurait été la notoriété future. Parmi la quarantaine de symphonies de jeunesse, un petit nombre sont régulièrement jouées de nos jours, il en est de même pour les multiples sérénades, cassations ou divertimentos. Pour ce qui est de la musique religieuse, un nombre restreint d'oeuvres figurent régulièrement dans les programmes de concerts. Tandis que l'oeuvre postérieure à 1781 émerge facilement au dessus de celle des contemporains, Joseph Haydn (1732-1809) excepté, l'oeuvre antérieure à 1781 a eu plus de mal à s'imposer de son vivant et de nos jours (3). Pour la production symphonique, on sait que dans les années 1770, le maître d'Eszterhàza était au sommet de son art avec une production d'une densité, d'une variété et d'une profondeur exceptionnelles culminant avec des œuvres aussi fortes que la symphonie en mi mineur, Funèbre (1771) ou la symphonie en la majeur, Temporae mutantur (1773) et qu'il laissait peu d'espace à ses contemporains, Mozart compris. Dans le domaine de la musique de chambre et tout particulièrement du quatuor à cordes, Joseph Haydn avait déjà à son actif une longue série d'oeuvres: les opus1, 2, 9, 17, 20. Les six quatuors de l'opus 20, HobIII.31-36 de 1772 sont incontestablement un sommet de la musique de chambre de tous les temps auquel Mozart n'avait que ses six quatuors Milanais K 155-160 de 1773 à opposer (4), œuvres remarquables à plus d'un titre mais formellement moins avancées et harmoniquement moins hardies que les quatuors contemporains de Haydn. Bien que Mozart ait été très actif dans le domaine de la musique religieuse, la production de Michel Haydn (1737-1806), auteur dans l'année 1771 d'une magistrale messe Pro Defuncto en do mineur MH 133 pour ne citer que son œuvre la plus connue, me paraît harmoniquement plus riche, plus monumentale et plus conforme aux convenances religieuses. Mozart se défend beaucoup mieux dans l'opera seria et on peut convenir que des œuvres comme Mitridate (1770) ou Lucio Silla (1773) font preuve d'un tempérament dramatique étonnant et peuvent affronter sans trop trembler les merveilles contemporaines que sont le Temistocle de Johann Christian Bach (1772) ou l'Antigona de Tommaso Traetta (1771).

Johann Christian Bach, portrait par Thomas Gainsborough en 1776, National Portrait Gallery

Si Mozart était mort en 1780, sa musique la plus significative, celle qui a fait de lui une légende, n'aurait pas été composée et sa notoriété post mortem aurait été celle d'un Hyacinthe Jadin (1776-1800), mort à 24 ans, ou au mieux, d’un Johann Christian Bach (1735-1782) ou un Michael Haydn ce qui n’est déjà pas si mal! Ainsi les propos de Glenn Gould mettent le doigt sur un point très important: l'importance capitale des dix dernières années sur la production musicale du salzbourgeois.

Mozart était-il aussi précoce qu'on l'a dit ?

Cette intrusion dans un univers parallèlle où la vie du jeune Mozart aurait été fauchée à 24 ans, nous amène à d'autres considérations. Tandis que Franz Schubert (1797-1828) est tout entier dans Marguerite au Rouet, D 118, Lied d'une puissance et d'une profondeur extraordinaire, composé à l'âge de quinze ans, je ne crois pas qu'on puisse dire la même chose pour aucune œuvre composée à cet âge par Mozart (5). En fait, ce dernier n'est pas un compositeur aussi précoce qu'on l'a dit, son évolution est lente et son pouvoir créateur s'affirme au fur et à mesure que se développent sa connaissance du métier de compositeur, son expérience artistique et humaine, et qu’il assimile des styles nouveaux (6): révélation des quatuors opus 20 et des symphonies Sturm und Drang de Joseph Haydn ou Jean Baptiste Vanhal (1739-1813) en 1773, voyage douloureux à Paris en 1778, découverte de Jean Sébastien Bach et des maîtres d'Allemagne du nord à partir de 1781, rencontre avec l'univers pianistique de Muzio Clementi (1752-1832) en 1782 (7)...etc...Dans ce contexte, l'année 1780 est une année charnière à la fin de laquelle Mozart s'attèle avec enthousiasme à la composition d'Idomenée, une œuvre qui domine de haut toute sa production antérieure et qui est son Eroica. A partir de là, le style de sa musique va changer, le nombre des thèmes va diminuer et leur élaboration croître dans sa musique instrumentale pour aboutir au monothématisme strict des œuvres ultimes (ouverture de La Flûte enchantée, finale de la symphonie en mi bémol K 543), les développements naguère le plus souvent inexistants deviendront plus longs et plus complexes (mouvements extrêmes de la sonate pour piano à quatre mains en fa majeur K 497). Son écriture deviendra plus chromatique et plus hardie comme en témoignent le rondo en la mineur K 511 ou bien l'andante de la sonate en fa K 533 dans lequel Georges de Saint Foix entend Jean Sébastien Bach et Richard Wagner (8).

Cette situation n'a rien d'original, la plupart des compositeurs atteignent la pleine possession de leurs moyens à un âge qui peut être relativement élevé. A trente cinq ans, âge de la mort de Mozart, Joseph Haydn n'avait pas encore écrit sa fascinante trilogie de symphonies n° 45 (Fa dièze mineur, Adieux), 46 (si majeur), 47 (sol majeur), toutes trois datant de 1772 ainsi que ses six quatuors du Soleil opus 20.


Glenn Gould n'aimait pas Mozart, pourtant il l'a souvent exécuté en concert. Il a de plus enregistré une intégrale de ses sonates pour pianoforte. Ces sonates laissent une impression curieuse. Jouées avec un minimum de legato et un maximum de notes piquées, elles s'avèrent à l'audition d'une grande clarté et toutes les notes ressortent. Cette conception convient très bien aux sonates Munichoises de 1774 mais pas du tout à la dramatique sonate en do mineur K 457 (1784) que le grand artiste réussit à rendre ennuyeuse, en dépit de nombreux ornements incongrus. On croirait presque que le pianiste canadien veut punir Mozart de ses débordements opératiques.


Références.

  1. http://www.dialogus2.org/GOU/mozart.html

  2. Parmi les œuvres antérieures à 1781 très populaires de nos jours, figurent la symphonie n° 25 en sol mineur K 183 (1773), le concerto pour violon en la majeur, K 219, le concerto en mi bémol n° 9 Jeunehomme K 271 (1777), la remarquable sonate en la mineur K 310 (1778) et la symphonie concertante pour violon et alto en mi bémol K 364 de 1779.

  3. La comparaison est un exercice périlleux. On ne peut comparer que ce qui est comparable, c'est-à-dire des éléments objectifs d'appréciation. D'autre part, du fait de l'évolution rapide dans le temps des styles musicaux, on ne peut comparer que des œuvres strictement contemporaines.

  4. Durant l'été 1773, Mozart, ébloui par les quatuors de Soleil de Haydn, compose une deuxième série de quatuors à cordes, les quatuors Viennois K 168-173. Je veux composer comme Haydn! Si Wolfgang avait pu s'exprimer sur les murs, il n'aurait pas écrit autre chose.

  5. Certains citent Mitridate, composé en 1770 par Wolfgang Mozart à l'âge de 14 ans. Selon Victor Hocquart (L'Avant Scène opéra, n° 54, 27-73, 1983), en dépit de quelques fulgurances, l'air d'Aspasia de l'acte I, Nel sen mi palpita dolente, le duetto Aspasia, Sifare, Se viver non degg'io,etc..., Mozart a du se plier à une forme musicale bornée qui ne correspondait pas à son génie dramatique.

  6. Je peux écrire toutes sortes de musiques et dans tous les styles écrit fièrement Wolfgang à son père. Contrairement à Haydn qui dans sa tour d'ivoire d'Eszterhàza est contraint d'inventer sa musique, Mozart a besoin de grain à moudre.

  7. Notre perception des relations entre Mozart et Clementi est faussée par une lettre écrite par Wolfgang à son père dans laquelle il critique vertement la technique du pianiste romain, une vraie mécanique.... En fait la réalité est probablement différente. Au contact de Clementi, Mozart eut la révélation d'une écriture pianistique beaucoup plus solide et complexe qui l'influença considérablement dans ses œuvres postérieures à leur rencontre en 1782 et notamment dans la sonate pour pianoforte à quatre mains K 497.

  8. Georges de Saint Foix, Wolfgang Amadeus Mozart, L'Epanouissement, Desclée de Brouwer, 1939, pp. 312-5

jeudi 16 juillet 2015

Destination cauchemar

Manhattan Bridge Loop  Edward Hopper 1928 The Addison Gallery of American Art

Isidore Haiblum est un auteur de Science Fiction américain, né à New York en 1935 et décédé à New York en 2012. Sa production littéraire est modeste mais de grande qualité. Parmi les romans traduits en français, Le Retour, Le Spectre du Passé, Mondes Frontières, Destination Cauchemar et Wilk sont typiques du style de cet auteur influencé par celui du roman noir. Comme souvent dans ce genre littéraire, l'action se déroule à toutes vitesse (...une rame de métro détournée par des martiens a dit Norman Spinrad à propos du Retour). A cela il faut ajouter une remarquable imagination et un humour sarcastique qui me font penser à la musique de Dmitri Chostakovitch. Ajoutons que l'enracinement d'Isidore Haiblum dans la culture yiddish lui a permis d'écrire un premier livre : le Tsaddik aux sept merveilles, livre qui a obtenu un certain succès aux Etats Unis mais qui ne m'a pas convaincu.

Le Spectre du Passé (Transfer to Yesterday), écrit en 1970, est par contre un des romans les plus aboutis de son auteur, il conte deux histoires au départ indépendantes qui se rejoignent à la fin.
La première se situe dans le passé, entre 1930 et 1940. Le héros, Eddy Fleisher, gangster ou détective, on ne sait pas trop, échafaude une action de représailles envers un collègue peu scupuleux afin de récupérer un beau magot. L'action se déroule de façon classique à la manière d'un roman noir. Toutefois, les intentions de Fleisher apparaissent plus complexes, il semble également vouloir mener une enquête qui le mène progressivement vers le cerveau d'une bande rivale. On voit se dessiner les ombres de Hitler et Staline et se dérouler des évènements tragiques qui conduisent le monde à une dictature germano-russe.
La seconde se situe dans le présent. Une guerre civile règne en Amérique. La notion d'état à disparu et des structures de petite taille (la Ligue Dorée, la Fédération Bleue, L'Alliance Verte, la Corporation Argentée, la Coalition Brune....) forment des factions rivales, avec à leur tête un chef. Un dictateur contrôle tout le système et une partie de son pouvoir réside dans le culte de l'inceste dont la pratique est encouragée. Ainsi sur les ruines de New York, se sont érigées des cités contigües, appelées tours, chacune protégée par une milice puissamment armée. Les combats sont quotidiens, les milices s'affrontent et les citoyens affamés se révoltent contre les milices. On se bat partout à l'arme lourde, dans les cités, à l'intérieur des bâtiments, dans les souterrains qui prolifèrent sous les tours. La guerilla urbaine est sanglante, les destructions énormes et les cadavres jonchent le sol. En dehors des cités, survivent les exclus du système : rançonneurs, esclavagistes, et au bout de la chaine, les bousards qui n'ont presque plus rien d'humain.
James Norton est professeur d'histoire de la Ligue. Déclaré hérétique, il est exclu de la Ligue Dorée mais tente d'y retourner afin de poursuivre ses recherches et d'expliquer comment on en est arrivé là. Ses travaux clandestins l'amènent à penser que le mal trouve sa source dans le passé et que le culte de l'inceste y est pour quelque chose ce qui l'amène à établir un contact avec Eddy Fleisher.
Agir sur le passé pour modifier le présent et surtout améliorer l'avenir, telle est le défi tenté par Norton et Fleisher...
En tous cas Haiblum réussit à passionner son lecteur. Le paradoxe temporel pose des problèmes à tout esprit cartésien mais ici ça passe très bien..

Nighthawks  Edward Hopper 1942 The Art Institute of Chicago

Dans Destination Cauchemar (Nightmare Express), le voyage dans le temps et les univers parallèles forment ici la base du récit. On retrouve dans cet ouvrage, le climat de violence du Spectre du Passé. Mark Craig n'arrive pas à se fixer à une époque et un lieu donné. Sa quête l'amène invariablement vers un lieu fixe, antichambre terrifiante d'un voyage temporel. Il navigue entre Old York, dans une Amérique fascinante, figée à une époque indéterminée, dans laquelle règne la corruption et où il affiche la profession peu reluisante d'intermédiaire dans la distribution de pots de vins (1), et York, une mégalopole du futur dans laquelle, amnésique, il est confiné dans l'Hopital d'Etat et où il s'avère être une non personne. Au terme d'épreuves constamment angoissantes, il atterrit à New York  en pleine prohibition où il travaille dans la logistique au service de Lou Fox, un associé d'Al Capone.
Une autre histoire se situe en 1935 et tourne autour d'un scientifique, le docteur Ingram dont les recherches visent à combattre une invasion d'extra terrestres et l'irruption d'un trou noir. Il disparaît le 15 mai 1935 dans l'explosion de son laboratoire.
A tout cela s'ajoutent : un troisième personnage, Alexis Rike, naviguant également dans l'espace-temps, successivement victime de l'inquisition au quatorzième siècle, espion communiste au temps de la guerre froide, et finalement, le Golem, figure en argile de la mythologie juive, matérialisé à partir du cimetière de Prague sous la forme d'un robot.
C'est alors que la fête, qui ressemble de plus en plus à une danse macabre, devient complète.
Le lieu commun de ces univers parallèlles c'est un monorail fou, venant, on ne sait d'où et dont la destination est Cauchemar (1).

Avec Wilk (The Wilk are among Us), le style de Haiblum évolue et donne lieu à un livre plus léger, un space-opera imaginatif avec extra-terrestres très variés et en prime un humour ravageur. Trois histoires se déroulent en parallèle :
-l'histoire principale concerne les tribulations d'un extra-terrestre Leonard dont la forme native est celle d'une pieuvre munie de huit tentacules débarquée sur Terre qui prend la forme de l'espèce dominante ce qui entraine un conflit violent entre son esprit d'ET et sa forme humaine ainsi que la naissance d'une religion nouvelle;
-la seconde intervient quand Leonard s'assoupit, il se voit en rêve dans la peau d'un soldat revenu du Vietnam sans un sou en poche, chargé de porter à domicile pour une poignée de dollars, une lettre à un mystérieux destinataire, tâche qui le conduit dans des situations de plus en plus ténébreuses ;
-quand Leonard utilise son transmetteur, un appareil qui lui permet de passer d'un monde à un autre, il effectue une plongée onirique dans un monde improbable, espace clos organique où d'étranges créatures s'activent sans aucun repos sur de mystérieuses machines dont le sens leur échappe totalement.
L'ET réalise bientôt que d'autres concurrents galactiques sont à l'oeuvre sur Terre sous des formes variées. Certains parmi eux, les Wilks, ne peuvent être distingués des hommes par leur aspect physique nonobstant leur agressivité frénétique. Les situations hilarantes et cauchemardesques sont légion et l'action est constamment passionnante et intriguante. Bien que l'auteur s'emploie activement à brouiller les pistes, un fil tenu relie les trois histoires et ce fil d'Ariane permettra de résoudre les nombreuses enigmes (2).



Les livres d'Isidore Haiblum sont écrits dans un style percutant, ils foisonnent d'idées originales et sont toujours passionnants. Parfois l'auteur se perd en chemin (Mondes Frontières) mais malgré cette réserve, on passe toujours un excellent moment. Certes sa vision de l'avenir n'est guère réjouissante car le futur qu'il dépeint est généralement pire que le présent qui n'est pas toujours rose, c'est le moins qu'on puisse dire. Quant-au passé, n'en parlons pas ! En tout état de cause, l'auteur éprouve visiblement une certaine tendresse vis à vis des années 1930 et de la ville de New York (1).

Bibliographie. On peut trouver les romans d'isidore Haiblum traduits en français dans les collections Galaxie-bis et Club du livre d'anticipation (CLA). Ces collections sont épuisées depuis longtemps mais on peut les trouver assez aisément chez Amazon à prix très doux compte tenu de la valeur initiale de la collection CLA ou bien chez les bouquinistes.


  1. Dans beaucoup de romans d'Isidore Haiblum, les allusions ou clins d'oeil aux vedettes des années 1930 et 1940 sont nombreux et nécessitent une bonne connaissance de la culture cinématographique et musicale des Etats Unis. L'étrange cité d'Old York possède des aspects typiques de 1930, et d'autres antérieurs au vingtième siècle puisque des voitures à cheval y remplacent les tramways et les trains.
  2. http://www.charge-shot.com/2011/07/yellowed-pages-wilk-are-among-us-by.html

vendredi 19 juin 2015

La Molinara, délicieuse comédie de Paisiello

En cette fin du 18ème siècle, une pléiade de compositeurs plus talentueux les uns que les autres (Antonio Salieri, Vicent Martin i Soler, Domenico Cimarosa, Giovanni Paisiello, Giuseppe Sarti, Tommaso Traetta, Pasquale Anfossi....) règnent sur le monde musical de l'époque. Giovanni Paisiello (1740-1816) était considéré par Napoléon Bonaparte comme le plus grand compositeur d'opéras vivant. Avant de composer La Molinara (1788), Paisiello avait écrit déjà plusieurs opéras magnifiques. Les plus remarquables d'entre eux sont Socrate immaginario (1775), Gli astrologi immaginari (1779), Le Barbier de Séville (1782), Il Re Teodoro in Venezia (1784), La Molinara (1788). Nina, o sia La pazza per amore (Nina, ou La folle par amour), créée en 1789, suivra de peu La Molinara.

Giovanni Paisiello, portrait par Madame Vigée-Lebrun

La Molinara o l'Amor contrastato (La meunière ou l'amour contrarié), est le soixante huitième opéra de Giovanni Paisiello. Ce dramma giocoso fut crée à Naples en 1788 au Teatro dei Fiorentini et obtint un franc succès. Il fit ensuite le tour de l'Europe. C'est l'un des derniers opéras italiens montés et dirigés par Joseph Haydn dans le château d'Eszterhaza en 1790, quelques semaines avant la mort du maître des lieux, le prince Nicolas le magnifique. Ainsi les habitants de ce château, perdu dans ses marais de Hongrie, eurent le privilège de voir ce spectacle avant les Viennois. La première représentation de cet opéra au Burgtheater eut lieu en 1795 et Beethoven faisait partie des spectateurs (1).

Le spirituel livret de Giuseppe Palomba met en scène les principaux acteurs du corps social de l'ancien régime: le tiers-état en la personne de Rachelina (la meunière), la bourgeoisie (le notaire Pistofolo et le gouverneur Rospolone) et la noblesse (le baron Don Calloandro). La belle meunière est courtisée par le notaire, le gouverneur et le baron. Au terme d'amusantes péripéties, elle met à l'épreuve les prétendants en testant leur aptitude à moudre le grain. Le noble ne veut pas se salir les mains ; pris entre la farine et l'encre, le notaire admet que la belle vaut bien un petit sacrifice. C'est finalement le notaire qui l'emportera et épousera Rachelina.

En filigrane le livret se livre à une satire mordante de chaque catégorie sociale en dénonçant la fatuité et l'inculture avoisinant l'analphabétisme du noble, la morale sélective du notaire qui s'exprime en latin pour masquer son ignorance des lois (2) et les abus de pouvoir du gouverneur. La Rachelina n'a pour armes que sa beauté et un solide sens pratique; elle est la soeur de Serpina, la Serva Padrona (Servante maitresse) de Pergolèse, comédie reprise en 1782 par Paisiello lui-même. Toujours fraiche et naturelle , elle suscite innocemment les assauts galants de ses prétendants et en même temps leur réplique : Signor, conviene qu'io parto (Il vaudrait mieux que je parte, Monsieur...), comme le fera plus tard la malicieuse Norina dans Don Pasquale de Donizetti (3). Ce petit jeu s'avère dangereux et le pouvoir administratif, féodal et judiciaire de l'époque est bien prompt à remettre dans le droit chemin la popolana (femme du peuple) qu'elle est. Contrairement à de nombreux opéras bouffes de l'époque (Lo Speziale de Haydn, Il Matrimonio segreto de Cimarosa....), ce n'est pas le jeune premier désargenté qui triomphe, le gagnant n'est pas meilleur que les autres, il est même pire, mais c'est un homme d'expérience qui connait la vie.

La musique est ravissante. Loin des profondeurs mozartiennes et haydniennes, le talent mélodique de Paisiello fait merveille. Le terme de dramma giocoso ne doit pas induire en erreur, ici c'est la comédie la plus débridée qui domine. Si quelques nuages apparaissent à l'acte II, ils seront vite dissipés dans la bonne humeur. Cette œuvre présente avec Il Barbiere di Seviglia les mêmes qualités : extrême concision (aucun air ne dépasse les trois minutes), concentration, charme. On sait que Le Barbier de Séville fut une des rares opéras dont Haydn ne changea pas une note et on peut imaginer qu'il en fut de même pour La Molinara. L'examen du matériel d'exécution dans les archives d'Eszterhàza devrait en décider.

Le premier acte est un chef-d'oeuvre de dynamisme et de concentration.
On notera l'air délicieux de la Rachelina La Rachelina molinarina..., une présentation subtile du caractère du personnage. Le baron s'est penché sur elle et elle en est toute retournée au point de perdre sa voix. 
Le duetto de Rachelina et du notaire, Per marito vossignoria... est une page ravissante.
Le quatuor vocal Dite in grazie... est une merveille d'écriture contrapuntique, les quatre parties vocales dessinent des imitations sur les paroles Ansioso e curioso..., tandis que le hautbois, le basson et les cordes jouent un motif tout différent en canons à trois voix. J'imagine que ce passage dut plaire à Haydn qui d'ordinaire ne se privait pas de fustiger la vacuité des opéras de ses contemporains italiens (4).

Dans les deuxième acte d'une écriture moins raffinée, à mon humble avis mais tout aussi efficace, on remarque :
Le magnifique air du notaire, Piano, un po' che fate…. C'est une aria typiquement bouffe dont le comique résulte du débit vertigineux de Pistofolo qui veut impressionner la belle meunière, procédé qui déclenche irrésistiblement le rire.
L'acte II se termine par l'ensemble le plus important de l'opéra. Rachelina, menacée d'être expulsée du fief administré par Rospolone, clame son désespoir Signora, a queste lacrime... dans une scène qui ressemble beaucoup à celle du Matrimonio segreto (1792) de Cimarosa quand Carolina est condamnée par son entourage à être exilée au couvent. Ce finale d'acte commence et se termine de façon endiablée avec un magnifique contrechant des violons qui imprime sa marque à cet ensemble.

Dans le remarquable troisième acte, on admire le célèbre duo Rachelina Caloandro Nel cor più non mi sento..., d'une beauté mélodique sans pareille, un vrai tube à l'époque de sa composition et encore de nos jours, repris par Beethoven dans ses variations pour pianoforte (WoO 70, 1796).
Le charmant quintette en forme de vaudeville Quant'e bello l'amor contadino..., scène rustique et nostalgique où les cinq protagonistes dansent au son du tambourin , est aussi une trouvaille délicieuse du compositeur napolitain.
Le récitatif accompagné et l'air de Caloandro Dunque la Rachelina..., est une brillante satire de l'opera seria. Dans le récitatif émouvant qui précède l'air, le baron, désespéré d'avoir perdu Rachelina, s'identifie au Roland furieux de l'Arioste et veut en découdre avec son rival Medoro (passage qui dut amuser Joseph Haydn, auteur d'un vaste dramma eroicomico sur le même sujet, Orlando paladino, 1782). A dix ans d'intervalle, Valentino Fioravanti composera une scène d'esprit analogue dans sa remarquable comédie de l'année 1796, Le Cantatrici villane.

L'oeuvre entière témoigne d'une sensibilité nouvelle par son langage simple et naturel influencé par le chant populaire napolitain et la commedia del arte, par l'absence complète de virtuosité vocale. Quelques mois plus tard Paisiello partira à la conquête d'un monde nouveau avec la création de "Nina o la Pazza per amore" (Nina ou la folle par amour), une oeuvre très inventive, représentative du style larmoyant de l'époque mais qui, par certains aspects, annonce de loin l'opéra vériste.



L'unique CD disponible à ma connaissance est un enregistrement live d'une représentation de 1959. Les plus grands chanteurs de l'époque furent mis à contribution : Graziella Sciutti, soprano dans le rôle titre, Sesto Bruscantini, basso buffo (le notaire), Franco Calabrese, basse (Rospolone), Alvinio Misciano, ténor (Caloandro), Agostino Lazzari, ténor (Luigino), Giuliana Raimondi, soprano (Eugenia) etc...C'est Franco Caracciolo qui dirige l'orchestre de chambre Alessandro Scarlatti de Naples (3). Cet enregistrement a la patine des choses anciennes et est très estimable malgré de nombreuses coupures.

On pourrait rêver qu'un artiste tel que Christophe Rousset reprenne l'affaire avec ses Talens Lyriques et nous donne une version historiquement informée de ce chef-d'oeuvre avec les excellents chanteurs de sa troupe.  René Jacobs qui vient de réaliser une version magnifique du Barbier de Séville de Paisiello, aurait également les moyens artistiques, vocaux et instrumentaux pour donner de La Molinara une exécution aussi authentique qu'il est possible.

On attend également Antonio Florio à la tête de la Capella della Pietà de' Turchini de Naples dans une telle oeuvre, lui seul serait capable de restituer l'opéra de Paisiello dans sa fraicheur originelle grâce à l'emploi du dialecte napolitain pour les caractères comme Rachelina et le notaire Pistofolo et d'une instrumentation incorporant les instruments traditionnels napolitains : chitarrino, colascione, zampognetta, tamburino.


(1) Entre 1775 et 1790, Joseph Haydn monta et dirigea une centaine d'opéras italiens différents au château d'Eszterhàza, à raison d'une représentation pratiquement tous les soirs. Il révisa les partitions, raccourcit les airs qu'il jugeait trop longs, élimina les parties qui ne lui plaisaient pas et inséra à leur place des airs qu'il composa exprès pour l'occasion que l'on peut aujourd'hui écouter et admirer (5).
(2) A la fin du 18ème siècle , le nombre d'avocats et de notaires à Naples était très élevé, environ un homme de loi pour 150 habitants.
(3) Piero Mioli, La Molinara o l'Amor contrastato, Incisione Cetra, 1994
(4) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, p. 207-340.

mercredi 20 mai 2015

Ariane et Barbe-Bleue

Ariane et Salomé

Il est tentant de faire le rapprochement entre la Salomé d'Oscar Wilde et Ariane et Barbe Bleue de Maurice Maeterlinck. Bien que dans Salomé, le message du prophète Jochanaan s'adresse aux habitants des terres bibliques, et que celui d'Ariane se situerait dans l'univers germano-celtique cher à l'auteur de Pelleas et Melisande, il y a certaines confluences dans les deux livrets. Tandis que Jochanaan inspire à Salomé une passion qui lui coûtera la vie, Ariane suscitera le seul véritable amour de Barbe Bleue. Des ressemblances plus concrètes existent entre les deux livrets : les pluies de pierres précieuses de toutes sortes qui suivent l'ouverture des six portes du château au premier acte d'Ariane et Barbe-Bleue évoquent les fleuves de pierreries qu'Hérode Antipas fait miroiter devant Salomé pour la détourner de son projet meurtrier. On notera aussi que la cave dans laquelle est emprisonné Jochanaan renvoie au sous-sol où sont terrées les épouses de Barbe-Bleue. C'est dans la lueur blafarde de la lune que s'achève la tragédie de Salomé tandis que les cinq épouses de Barbe-Bleue retournent à leur chère obscurité, fuient la lumière de l'aube et celle de la Raison et préfèrent l'esclavage à la liberté..

Salomé tatouée de Gustave Moreau

Une musique somptueuse

Le livret, au départ une pièce de théâtre écrite en 1899, était destiné d'abord à Edvard Grieg, mais fut finalement confié à Paul Dukas en 1905. Ce dernier acheva l'opéra en 1907 qui fut représenté la même année à l'Opéra Comique avec un succès mitigé (1). Ariane et Barbe-Bleue est pourtant un chef-d'oeuvre vocal et instrumental. Au plan vocal, le compositeur explore rarement des registres extrêmes de la tessiture des chanteuses, le tout se situant souvent dans un confortable médium. Toutefois à l'acte II, les trois ou quatre longs monologues d'Ariane se déroulent dans un registre très tendu (on atteint fréquemment le la au dessus de la portée, note très haute pour une soprano dramatique). L'habilité de l'écriture vocale permet à l'orchestre de s'exprimer avec puissance, soit en alternance avec les chanteurs, soit associé à ces derniers sans jamais les couvrir. L'écriture orchestrale de Dukas est fine, elle met en valeur les timbres d'instruments solistes et évite les doublures. On a beaucoup cité les influences d'Emmanuel Chabrier, Claude Debussy, Richard Strauss, Vincent d'Indy, Richard Wagner...C'est à ce dernier surtout à qui je pense quand j'entends cet opéra. La lente montée vers la lumière du second acte me paraît très wagnérienne. Cet admirable deuxième acte, sommet de la partition, est selon Olivier Messiaen le magnifique combat de la lumière et de l'ombre qui se livre chaque matin à l'aube. Quand, au troisième acte, les cinq épouses se prosternent devant leur maître déchu et entreprennent de défaire ses liens, on pense irrésistiblement à la Mort d'Isolde sans que l'on puisse à aucun moment parler de plagiat tant le contexte scénique est différent.
Les références à Debussy sont tout aussi évidentes. Au cours du prélude de l'acte II, remarquable par son audace harmonique, on entend aux bois des gammes par tons entiers répétées avec insistance qui évoquent l'auteur de La Mer. Quand Mélisande, une des épouses de Barbe-Bleue, se nomme, un des thèmes majeurs de Pelléas retentit par deux fois. Il s'agit d'un clin d'oeil appuyé car signalé sous forme de note en bas de page de la première édition Durand de l'opéra (2) .
La pyrotechnie sonore et visuelle à laquelle se livre Paul Dukas à certains passages de la partition (l'ouverture des portes et les pluies de gemmes de l'acte I) montrent que Dukas admirait Richard Strauss dont il avait certainement écouté les poèmes symphoniques composés une dizaine d'années auparavant et son opéra Salomé achevé en 1905. Ces recherches sur le son et plus précisément la couleur du son rapprochent la musique de Dukas, par ailleurs classique par certains côtés, de préoccupations des compositeurs de la fin du 20ème siècle (3).

La production de l'Opéra National du Rhin en 2015.

La Mise en scène d'Olivier Py et la scénographie de Pierre-André Weitz enrichissent la substance du livret déjà regorgeant de symboles. Grand admirateur de Maeterlinck, Olivier Py y voit un texte très subversif et très actuel qui nous parle de l'échec des révolutions, qui se demande comment les peuples refusent la Liberté qu'on leur tend, comment ils continuent à aimer leur bourreau, qui décrit le conditionnement exercé par le bourreau sur sa victime, par le dictateur sur son peuple. Ariane représente la lumière, la vérité et la liberté...Mais d'abord il faut désobéir, c'est la réponse d'Ariane aux atermoiements de Sélysette :...car tout est bien fermé et puis c'est défendu.
La scène est divisée en deux niveaux dans lesquels évoluent indépendamment les personnages. Le niveau du bas (les souterrains sinistres du château, encombrés de gravats), est celui dans lequel Ariane, la Nourrice et les cinq épouses progressent dans leur quête. En haut, à travers un écran, on observe les ébats de Barbe-Bleue, la capture de ses victimes, des traitements sado-masochistes qu'il leur fait subir. La nudité intégrale règne mis à part les masques, celui du Minotaure, renvoyant au mythe antique, pour Barbe-Bleue, des masques d'animaux (chien, chacal) évoquant peut-être des dieux égyptiens pour ses serviteurs. Il y a aussi un faucon (Horus?) avec lequel le Minotaure semble entamer un mystérieux dialogue. Au troisième acte apparaît une danseuse dont le port, la coiffure et les parures m'évoquent irrésistiblement la Salomé tatouée de Gustave Moreau, peinte en 1871. Ce clin d'oeil au symbolisme en peinture est un hommage au symbolisme littéraire qui est la marque de Maeterlinck. Ainsi la double lecture visuelle de ce qui se passe sur scène renvoie à la complexité de la partition. C'est tout simplement génial !

Ygraine, Bellangère, Sélysette, Ariane et Mélisande. Photo: Alain Kaiser

La chorégraphie m'a paru particulièrement inspirée. Celle que l'on voit au tout début de l'opéra quand retentit le prélude orchestral, décrivant la capture de deux esclaves par deux chasseurs masqués dans une forêt, est particulièrement saisissante.

Plus encore que celui de Salomé dans l'opéra éponyme, le rôle d'Ariane est écrasant, présente du début à la fin de l'opéra, elle se manifeste de la façon la plus intense durant tout l'acte II. C'est Lori Phillips, soprano dramatique, qui eut la tâche redoutable de remplacer au pied levé le 6 mai la titulaire du rôle Jeannne-Michèle Charbonnet. A ce propos je me demande comment ces artistes arrivent à mémoriser une partition si complexe au point de la jouer au débotté sans même une répétition générale. Le timbre de la voix était beau surtout dans le medium et le grave, la voix peu vibrée abordait avec aisance le registre aigu et avec prudence le suraigu, la diction était excellente. Bref j'ai assisté à la belle prestation d'une Ariane maternelle et miséricordieuse, peut-être pas aussi lumineuse qu'on aurait pu souhaiter. La critique a salué les excellences performances des autres rôles notamment celui de la Nourrice magnifiquement chantée par Silvie Brunet-Grupposo (mezzo soprano) et celui important de Sélysette, interprété avec sensibilité et une belle voix pure par Alice Martin (mezzo soprano). Il faut féliciter les chanteurs et chanteuses de l'Opéra Studio dans leur ensemble tous excellents et notamment Lamia Beuque (soprano) qui, dans le petit rôle de Bellengère, a pu faire valoir son timbre de voix.

De gauche à droite: Ariane, Ygraine, Mélisande, Alladine, Barbe-Bleue, Bellangère, Sélysette. Photo Alain Kaiser

Daniele Callegari, l'orchestre de Mulhouse et les choeurs de l'Opéra du Rhin se sont montrés à la hauteur de cette superbe partition. Le prélude qui donne le ton de toute l'oeuvre était rendu avec toute sa force contenue de même que la scène finale émouvante par sa sobriété. Les flûtes, clarinettes et bassons étaient remarquables. J'ai apprécié les interventions discrètes mais importantes de la clarinette basse. Les deux harpes avaient fort à faire et ont paré le discours musical de belles couleurs.

Une partie de ce texte a été publiée dans ODB-opéra:
http://odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=15820

  1. Entretien avec Olivier Py et Pierre-André Weitz, 25 avril 2015, Librairie Kleber, Strasbourg.

dimanche 19 avril 2015

Axur Re d'Ormus

Le manque d'imagination des maisons d'opéra est navrant. On ne compte plus les versions nouvelles de Don Giovanni, des Nozze de Figaro, de Cosi fan Tutte et de La Clemenza di Tito. Au vu de la discographie pléthorique de ces opéras, il est clair que la plupart des nouvelles productions sont vouées à l'oubli au bout d'une demi-douzaine de représentations et cela quelle que soit la valeur de leurs interprètes. Pourtant il existe un vivier quasiment inépuisable de chefs-d'oeuvre totalement inconnus, rien que pour la seconde moitié du 18ème siècle, qui mériteraient d'être représentés et qui pourraient obtenir un succès durable auprès d'un public dont on cultive au contraire la paresse intellectuelle en lui donnant ce qu'il connait déjà. Axur, Re d'Ormus fait partie de ces merveilles dont un petit nombre d'amateurs se délectent car un seul enregistrement, présentant malheureusement de nombreux défauts, existe dans le monde.

Portrait d'Antonio Salieri par Joseph Willibrod Mähler
Axur, re d'Ormus, drame tragi-comique d'Antonio Salieri fut représenté pour la première fois à Vienne le 8 janvier 1789 en présence de l'empereur Joseph II. Il s'agit d'une adaptation italienne de la tragédie lyrique Tarare du même Antonio Salieri. Le livret italien fut écrit par Lorenzo da Ponte à partir du livret de Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais. Cette nouvelle mouture est en fait une adaptation très libre. La plupart des éléments révolutionnaires et les attaques contre le clergé et la couronne ont été gommés par crainte de la censure impériale. Le succès d'Axur re d'Ormus fut considérable (29 représentations pour l'année 1789) et dépassa de loin celui du Don Juan de Mozart (1787). Axur fait partie des ouvrages probablement dirigés par Joseph Haydn au chateau d'Eszterhaza en 1790.

Le tyran Axur, jaloux de son meilleur soldat Atar, fait enlever Aspasia, l'épouse de ce dernier. Sous divers déguisements et avec l'aide de l'esclave Biscroma, Atar réussit à libérer Aspasia. Condamné à mort par Axur et enchainé, Atar sollicite et obtient l'aide du peuple. Fou de dépit, Axur se donne la mort et Atar est couronné roi tout en gardant ses chaines comme gage donné à son peuple au cas où il ne gouvernerait pas avec justice. (1)

Contrairement au schéma Metastasien habituel dont le but principal est la glorification du monarque, c'est donc l'histoire d'une révolution qui est décrite ici. Dans la mouture de Lorenzo da Ponte, édulcorée par rapport au livret originel de Beaumarchais, le pouvoir royal est conféré à Atar par le peuple mais légitimé par la démission implicite d'Axur et, comme il se doit, par l'autorité religieuse. Atar promet de gouverner avec justice mais au fond, rien ne vient remettre en question le pouvoir absolu du nouveau souverain. Une telle trame n'était donc pas susceptible de déplaire à Joseph II, ni à d'autres monarques du Siècle des Lumières.

Sur un livret habile et efficace dramatiquement, Antonio Salieri composa une musique splendide. Dès la première note du duo entre Aspasia et Atar en si bémol majeur qui ouvre l'opéra avec ses appogiatures si caractéristiques, on remarque que la musique de Salieri est profondément différente de celle de Mozart et ne doit rien à personne même si on peut y détecter, ici ou là, des influences Gluckiennes. La seule analogie avec le dramma giocoso Don Giovanni réside dans le couple Axur (le tyran), Biscroma (l'esclave) qui ressemble au couple Don Juan, Leporello. Aspasia est un remarquable personnage féminin : Son air, Son queste le speranze, est un sommet de la partition et est certainement aussi digne d'intérêt que les plus beaux airs de Konstanze dans L'Enlèvement au sérail ou de Fiordiligi dans Cosi fan Tutte, composé un an plus tard.
Axur est également remarquablement caractérisé: c'est le tyran type dont la soif de pouvoir aboutit à asservir son peuple ainsi que tous ceux qui l'entourent. Au cinquième acte l'air remarquable en si mineur Idol vano d'un popolo codardo, illustre bien la noirceur du personnage. Toutefois ce caractère est nettement édulcoré dans la version Da Ponte par rapport à celle de Beaumarchais du fait de la passion d'Axur pour Astasia qui imprime un aspect sentimental à son personnage et lui confère un peu d'humanité.

Trois caractéristiques spécifiques d'Axur méritent d'être signalées:
La place prépondérante du récitatif accompagné et celle réduite du récitatif "secco". Le récitatif accompagné est ici très riche et expressif et se fond souvent aux airs ou ensembles d'où une impression de mélodie continue qui intensifie le sentiment dramatique. Quelques années auparavant Joseph Haydn était allé plus loin encore avec l'Isola disabitata (1779), une action dramatique qui ne comporte que des récitatifs accompagnés encadrant les airs ou ensembles.

Chacun des cinq actes comporte un climax situé généralement dans la scène finale sous forme d'un ensemble ou d'un choeur. Les scènes finales des 3ème et 4ème actes sont particulièrement remarquables. Le choeur "O tu che tutto puoi, Nume possente e grande..." qui termine le 3ème acte est magnifique et annonce Verdi. C'est également aux plus belles pages de ce compositeur auxquelles on pense en écoutant l'admirable fin du 4ème acte: un trio intensément dramatique (Atar, Urson, Biscroma) dans la tonalité de mi bémol majeur avec en contrepoint, un choeur (Mi si gela il core in petto...) et les paroles répétées obstinément par Atar, Non piangete piu per me... et Biscroma, Sol per renderlo felice... L'orchestration de ce passage est aussi très originale avec un violone (ancêtre de la contrebasse) solo qui double la voix de Biscroma.

Axur re d'Ormus s'apparente par bien des aspects aux drames héroï-comiques que sont Orlando Paladino de Joseph Haydn ou Teodoro, Re in Venezia de Giovanni Paisiello. Alors que dans les deux derniers cités, les aspects comiques et sérieux sont mélangés, dans Axur, la plupart des aspects comiques sont concentrés dans l'Arlequinade qui ouvre le 4ème acte (scènes I à V) dans le plus pur style de la commedia del arte et qui remplace le ballet présent dans Tarare. Ce morceau irrésistible qui a souvent été représenté de façon indépendante, hors de son contexte, donne une idée du tempérament comique de Salieri tel qu'il s'exprimera plus tard dans son Falstaff (1798) et de sa capacité à adapter la prosodie italienne à une foule de mélodies populaires plus entrainantes les unes que les autres (2).

Cet enregistrement, seul disponible à ma connaissance, a le mérite d'exister. Eva Mei (Aspasia) est excellente, Andrea Martin a la voix sombre du rôle et Curtis Rayam est un Atar convaincant malgré quelques débordements bel canto.
Programmer à tire-larigot des opéras de Mozart est un mauvais service rendu à ce dernier. Je suis persuadé que c'est par la connaissance approfondie des opéras de ses contemporains (Domenico Cimarosa, Giovanni Paisiello, Antonio Salieri, Vicent Martin i Soler, Tommaso Traetta, Joseph Haydn, Joseph Myslivecek....), que l'on devient à même de comprendre ce qui fait l'essence du génie Mozartien.

  1. Salieri tra Parigi e Vienna, notice de l'enregistrement effectué par la firme Nuova Era : Andrea Martin (Axur), Curtis Rayam (Atar), Eva Mei (Aspasia), Ettore Nova (Biscroma). Direction musicale: René Clemencic. Nuova Era. 2001.
  2. http://javanese.imslp.info/files/imglnks/usimg/7/74/IMSLP106529-PMLP217014-salieri_Axur_re_d_Ormus2_1790_312589026.pdf On admire la lisibilité de ce fac simile remarquable du manuscrit de Salieri.

vendredi 20 mars 2015

Le Temps d'Anaïs

La Charente Maritime, lieu géométrique des romans de Simenon
Les romans de Georges Simenon (1903-1989) qui appartiennent pour la plupart à la famille littéraire du roman policier, sont les pièces d'un puzzle géant dessinant une grande fresque sur son siècle. Le Temps d'Anaïs , écrit en 1950, est un de ceux qui m'ont le plus impressionné par la vigueur des sentiments exprimés et son art de dire le maximum de choses avec le moins de mots.

Albert Bauche, venant de commettre un meurtre, débarque dans un bistrot perdu dans la Sologne et téléphone à la gendarmerie pour se constituer prisonnier. Il avait minutieusement préparé son discours pour expliquer aux autorités son geste, pourtant quand le policier l'interroge, ses certitudes s'évanouissent et il est incapable de donner la moindre justification à son acte. Même chose avec son avocat, un ami de la famille, qui est dans l'impossibilité de lui trouver la moindre circonstance atténuante. Il ne se sent à l'aise qu'avec le psychiatre appelé en renfort à qui il raconte sa vie. On apprend qu'il a tué avec une violence extrême, son patron, un producteur de cinéma malhonnête. Ce dernier l'a embarqué dans une affaire louche, a séduit sa femme et se moque ouvertement de lui. Trois raisons suffisantes pour désirer sa mort, mobiles crédibles qui auraient pu lui valoir des circonstances atténuantes et lui éviter la peine capitale.. Pourtant de ses interrogatoires, il ressort que les scrupules n'étouffent pas Albert, qu'il n'est pas vraiment jaloux car il savait avant de l'épouser que sa femme était une nymphomane, qu'il accepte complaisamment les largesses de son patron qui le fait mener la grande vie. Pourquoi a-t-il tué ? Où est la vérité ? Il n'a aucune réponse à ces questions. Au cours de sa confession au psychiatre, il se souvient d'Anaïs, une fille facile qui s'offrait au premier venu sur une plage du midi, événement de sa jeunesse qui parmi bien d'autres humiliations lui révèlent qu'il est un raté. Son sort est désormais entre les mains du psychiatre et de son avocat.....

Le Temps d'Anaïs contient la plupart des thèmes simenoniens et c'est ce qui fait sa grande force. Comme chacun sait, les ouvrages de Simenon se partagent entre les enquêtes du commissaire Maigret et des romans, comme le Temps d'Anaïs, traitant de sujets très variés (1). Maigret est le héros de Simenon, son double idéal dans une autre dimension, le fonctionnaire entièrement dévoué à sa tâche, incorruptible et pourtant humain, sensible aux souffrances des petits, menant une vie tranquille avec une épouse totalement investie dans le bien être de son mari. On ne lui connait aucune aventure extra-conjugale, sa vie sexuelle paisible (à l'opposé de celle dévorante de son créateur) le rend invulnérable dans les milieux variés que sa fonction l'amène à fréquenter.
Par contre, le principal personnage des romans où le célèbre commissaire n'intervient pas, généralement un homme, est le contraire d'un héros ; attachant par son humanité, c'est souvent un faible, un instable, même s'il occupe une position sociale importante (Les complices, l'Ours en peluche....). Il ne sait pas vraiment ce qu'il veut...Insatisfait par son mariage, par son milieu social, ses relations, il fréquente les prostituées et noie son mal-être dans l'alcool. Les femmes contre la grand-route, tu comprends. Elles, elles suivent les rails. Bon ! Elles savent où elles vont...Les femmes et les rails. Les hommes et la grand-route..., confie Steve au premier venu dans son délire alcoolique (Feux rouges). L'alcool, drogue de toutes les époques, imbibe les personnages de Simenon (Les Témoins, Feux rouges, Trois chambres à Manhattan, Betty...).

La femme, elle, sait ce qu'elle veut. En tant que mère, à l'image de celle de Georges Simenon, qui apparaît dans le roman autobiographique Pedigree ou à peine masquée dans l'Ours en peluche. Cette femme qui gagne honnêtement et durement sa vie, reproche à un fils romancier ou bien professeur à la faculté de médecine, son argent vite gagné et donc sale. En tant qu'épouse, elle prend le contrôle de toutes les affaires du couple, rôle que son mari lui abandonne par faiblesse (l'Ours en peluche, Dimanche...) ou lâcheté (Lettre à mon juge). En tant qu'amante, elle tient son partenaire en sa puissance et le pousse à transgresser les lois (En cas de malheur), voire à la délinquance (La chambre bleue). Cette femme dominatrice qui empoisonne à petit feu ses partenaires (L'escalier de fer) semble faite à l'image de la Judith triomphante représentée par Gustav Klimt.


Il n'y a pas d'amour heureux, a dit Louis Aragon, l'union entre un homme et une femme n'est pas forcément basée sur une attirance sexuelle, elle consiste plutôt en une association visant à éviter la solitude, à transmettre le nom tout en satisfaisant les intérêts matériels de chacun. Au départ d'une relation, en guise d'amour c'est une volonté de possession qui domine. Les quelques sentiments pouvant exister sont vite gommés par la routine, et sont remplacés par l'indifférence, le mépris (Dimanche) et parfois la haine la plus féroce (Le chat). Lorsqu'un des personnages s'amourache vraiment (En cas de malheur, Lettre à mon juge, La chambre bleue), il s'agit d'un amour impossible qui ne débouche sur rien. Cette situation n'est pas l'apanage du couple homme-femme ; dans Marie qui louche, le couple de Marie et Sylvie n'est pas plus idyllique. Pourtant ces associations défient le temps car chacun a besoin de l'autre.

La justice est un thème qui hante l'auteur. Dans de nombreux romans et pas seulement dans les enquêtes de Maigret, son fonctionnement est décrit.. Un des meilleurs exemples réside dans Les témoins, roman entièrement basé sur le procès d'un homme accusé du meurtre de sa femme. Tout l'accuse, mais le Président de la cour d'assises doute de plus en plus au fur et à mesure que les témoignages, parfois contradictoires, s'accumulent. Le juge est amené à comparer sa situation personnelle à celle de l'accusé : il serait peut-être lui aussi accusé de meurtre si sa femme décédait brutalement ! Où est la vérité ? Selon Umberto Eco dans Le nom de la rose,…. la vérité est une, indivise, elle brille de sa propre évidence, et ne consent pas à être réduite par nos propres intérêts et par notre honte...., pourtant cette même vérité est insaisissable, car les mots sont impuissants pour l'exprimer, la mémoire flanche, et elle doit passer au travers du prisme de notre psyché. A chacun sa vérité, a dit Luigi Pirandello. Dans Lettre à mon juge, ou encore dans le Temps d'Anaïs, l'accusé ne se reconnaît même plus dans la plaidoirie de son avocat !

Le style de Simenon est remarquable par sa concision et son efficacité. En quelques lignes il plante un décor et crée une atmosphère. On dit souvent que la quintessence des livres de Georges Simenon se situe dans la première page. C'est ce qui fait du Temps d'Anaïs un livre fascinant. Quand Albert Bauche téléphone à la gendarmerie pour se constituer prisonnier en avouant le meurtre d'un homme, les chasseurs attablés avec le patron dans le bistrot, saisissent leurs fusil et Bauche, qui auparavant caressait peut-être l'idée que sa reddition lui vaudrait l'indulgence, réalise qu'il a pour toujours franchi la barrière qui sépare les honnêtes gens des criminels.

La vision de l'existence qui se dégage de l'oeuvre littéraire de Georges Simenon est globalement pessimiste. L'homme est seul pour affronter ses problèmes, ni sa famille, ni ses amis ne peuvent le comprendre et donc l'aider. Alors la seule solution est la fuite en quittant le monde : soit par internement (prison, hopital psychiatrique), soit en devenant clochard, situation parfois rêvée par le personnage principal (En cas de malheur), enfin par la mort, qui est la fin de tous les combats. Ce pessimisme est atténué dans les enquêtes du commissaire Maigret car il y a une touche d'humour dans ce personnage lent et épais ainsi que dans celui de Madame Maigret dont les petits plats longuement mijotés apportent une bienfaisante détente (2). Enfin, dans ses romans écrits au Canada ou aux Etats Unis, Simenon ménage une lieto fine pour satisfaire au goût américain. A mon humble avis, ces romans rédigés outre-Atlantique et remplis de considérations moralisatrices, me paraissent le plus souvent inférieurs aux autres.
Selon André Gide, fervent admirateur, Simenon est le plus vraiment romancier que nous ayons dans notre littérature. (3).


  1. Robert J. Courtine, Le cahier de recettes de Madame Maigret, R. Laffont, 1974.
  2. Une quasi intégrale des romans au nombre de 193 et nouvelles (158) est disponible aux Presses de la Cité. Une partie de son œuvre figure dans La Pléiade.

lundi 23 février 2015

Orlando Paladino

Angelica et Medoro par Bartholomaüs Spranger (1546-1611)
Pourquoi les treize à quinze opéras (1) de Joseph Haydn sont-ils si peu joués alors que parmi eux on trouve quelques merveilles, musicalement comparables aux meilleurs de Wolfgang Mozart ? La raison la plus fréquemment invoquée est la faiblesse des livrets, faiblesse relative sans aucun doute puisque parmi les librettistes, on trouve des noms comme Marco Coltellini (L'infedelta delusa), Pietro Metastasio (L'Isola disabitata) ou encore Carlo Goldoni (Il Mondo della Luna) qui sont loin d'être des inconnus. D'autre part les livrets d'Armida, d'Orlando paladino ou de La Vera Costanza, rédigés par Nunziato Porta à partir de textes célèbres de l'Arioste ou du Tasse sont très bien ficelés. A mon humble avis, il a manqué deux choses à Haydn :
-la collaboration suivie avec un librettiste de talent comme Lorenzo Da Ponte, Giovanni Bertati ou encore l'abbé Casti comme ce fut le cas de Mozart, Salieri et Martin i Soler avec Da Ponte. On ne saurait trop insister sur ce point. Quand on lit un livret comme celui de Cosi fan tutte on est frappé par le niveau de pénétration psychologique atteint. On ne lit plus Da Ponte, mais la poésie supérieure résultant d'une réelle complicité entre deux hommes, un incorrigible cynique et un adepte du pardon;
-la création de ses œuvres majeures au Burgtheater de Vienne (ou l'équivalent à Paris ou Londres). Au lieu de cela, ces œuvres furent créées à Eszterhazà, un théâtre perdu dans la nature, à une dizaine de lieues de Vienne, où Nicolas le Magnifique ne lésina pas sur les moyens pour construire une somptueuse salle et pour recruter des chanteurs de haut niveau.. Haydn l'a dit lui-même : mon malheur est de vivre à la campagne...

Dans un ensemble de grande qualité, quelques œuvres se détachent : elles sont toutes postérieures à 1779 : La Vera Costanza, dramma giocoso (1779-1785), La Fedelta premiata, dramma giocoso (1781), Orlando paladino, dramma eroicomico (1782), Armida, opera seria (1784) et l'Anima del Filosofo, opera seria (1791). Bien avant Mozart, Haydn experimente dans ces opéras des procédés nouveaux : des finales d'actes à la chaine, c'est-à-dire constitués de plusieurs numéros (jusqu'à douze) s'enchainant sans récitatif sec, procédé dramatiquement très efficace et musicalement très harmonieux, probablement inspiré d'oeuvres contemporaines de Domenico Cimarosa comme l'Italiana in Londra (1779) par exemple que Haydn monta avec succès à Eszterhazà. D'autre part Haydn, comme l'a montré Robbins Landon, instaure des rapports tonaux (tierces mineures et majeures alternées) entre les différents numéros qui augmentent le potentiel dramatique du discours musical. Mozart reprendra ce procédé dans Cosi fan Tutte (2).

Orlando Paladino HobXXVIII.11 est un drame héroïcomique composé par Joseph Haydn en 1782 sur un livret de Nunziato Porta d'après l'Arioste. Les circonstances de sa composition et de sa représentation ainsi qu'une analyse musicale détaillée ont été exposées par Marc Vignal (3) et Karl Geiringer (4). Il n'est pas besoin d'y revenir ici. Voici quelques commentaires personnels sur ce chef-d'oeuvre.

Les amours d'Angelica, reine de Cathay, et de Medoro sont troublés par le Paladin Orlando. Ce dernier, accompagné de son écuyer Pasquale, poursuit frénétiquement Angelica qu'il veut épouser et Medoro qu'il veut tuer. Affolés, les deux amoureux sont obligés de s'enfuir vers un lieu secret. Pasquale, serviteur poltron et vantard, fait la cour à la bergère Eurilla tandis que Rodomonte, roi de Barbarie, ajoute à la confusion générale avec ses gesticulations belliqueuses. La magicienne Alcina, sorte de Deus ex Machina qui veille au bonheur des amoureux finit par précipiter Orlando dans une grotte profonde où le nocher des enfers, Carone, guérit le paladin avec quelques gouttes du fleuve Léthé. Orlando est libéré de ses obsessions: son amour insensé pour Angelica et son désir de vengeance à l'encontre de Medoro. Alors les deux couples Angelica, Medoro et Pasquale, Eurilla peuvent s'unir en toute sérénité.

Ce livret fournit une trame dramatique apte à exprimer les sentiments les plus divers et permit à Joseph Haydn de composer une musique admirable d'une richesse, d'une variété et d'une audace harmonique époustouflantes. Les ensembles qui terminent les trois actes sont d'une puissance et d'une variété inusitées à l'époque de la composition d'Orlando. Celui qui conclut le 2ème acte est sans doute le plus riche musicalement. Il est particulièrement remarquable par des changements subits de rythme et de tonalité dont l'impact dramatique est impressionnant. L'analogie du début de ce finale avec un passage de la Flûte enchantée a déja été mentionnée (3). Un passage magnifique figure dans le sextuor Per quest'orridi sentieri... avec de splendides modulations préromantiques. Dans l'ensemble final A poco a poco…. tous les protagonistes sauf Orlando interviennent, il débute piano et termine fortissimo au terme d'un impressionnant crescendo.

Trois personnages sérieux (Angelica, Medoro et Orlando) et trois personnages comiques (Eurilla, Pasquale et Rodomonte) justifient le titre de dramma eroicomico. Avec cinq airs splendides, plusieurs récitatifs accompagnés, deux duos d'amour avec Medoro et sa participation permanente aux ensembles qui concluent les trois actes, Angelica monopolise la scène. Les sentiments d'Angelica expriment: l'inquiétude dans le premier air Palpita a ogni istante.., l'amour pour Medoro dans l'air Non partir, mia bella face..., une profonde angoisse Sento nel seno, oh dio…., la résignation dans le sublime quatrième air Aure chete... Le tempo est généralement lent mais trois airs possèdent une deuxième partie plus rapide aux vocalises périlleuses demandant une grande agilité vocale.
On a comparé Medoro, personnage un peu falot, à Don Ottavio. Il possède deux beaux airs. Dans le premier Parto, ma, oh dio, non posso..., on note l'audace de l'harmonie sur les paroles Povero cor, t'intendo....qui fugitivement fait penser à...Pelléas!
La véritable trouvaille de l'opéra est le personnage de Pasquale, écuyer d'Orlando dont la relation avec son maitre évoque celle de Leporello avec Don Giovanni, il forme avec Eurilla un couple comique très séduisant, notamment dans le célèbre duo Quel tuo visetto amabile.. qui connut, sorti de son contexte, un grand succès à Londres en 1795. Pasquale chante deux airs: le premier Ho viaggiato in Francia... est du type catalogue et décrit les pays parcourus en compagnie d'Orlando. Le débit ultrarapide de Pasquale dans cette énumération est d'un comique très efficace.. Dans le deuxième air tout aussi irrésistible ecco spiano, Pasquale décrit a Eurilla sa manière de jouer du violon avec, à l'orchestre, la démonstration de toutes les figures musicales évoquées dans le texte: trilles, syncopes, triolets, staccatto, gruppetto etc...Cet air appartient à un genre brillamment illustré par Cimarosa (Maestro di cappella), Fioravanti (Le Cantrice Villane) (5).

Orlando Paladino est l'opéra le plus ambitieux de Haydn, celui où il a mis le plus de musique. Ce genre du dramma eroicomico avait un bel avenir en 1782 puisqu'il sera illustré en 1788 par le magnifique Axur, re d'Ormus de Salieri et en 1821 par le génial Fierrabras de Franz Schubert. Il serait temps que cette œuvre soit programmée dans les grands théâtres nationaux et les festivals au lieu d'une ènième et généralement insipide version de Don Giovanni !

Discographie. La version Antal Dorati de ce chef-d'oeuvre est en tous points digne d'éloge et sera probablement impossible à surpasser au plan vocal avec une mention particulière pour Arleen Auger (Angelica) dont la voix est d'une purété admirable et dont les vocalises et notes piquées ont une sonorité cristalline. Domenico Trimarchi (Pasquale) nous ravit par sa merveilleuse voix de baryton basse et son humour décapant.



Il est heureux que René Jacobs se soit intéressé à l'oeuvre et ait bataillé pour laisser à la postérité un témoignage précieux de son interprétation sous forme d'un DVD remarquable en tous point.
Avec cette nouvelle production nous avons un spectacle doté d'une mise en scène audacieuse et déjantée de Lowery et Hosseinpour. L'action se déroule dans un univers imaginaire mélangeant allègrement les références médiévales (château fort, costume d'Orlando de chevalier en armure), le dix neuvième siècle avec Medoro, l'antiquité grecque avec Caronte. Rodomonte roi de Barbarie est vêtu en pirate barbaresque comme il se doit. L'affreux duffle coat de Pasquale fait écho à une tenue également laide de la bergère Eurilla. Angelica habillée sobrement de noir pendant les deux premiers actes, apparaît dans une tenue suprêmement kitsch à la fin (miss Univers ou poupée Barbie?). La fée Alcina a la tenue intemporelle de sa fonction. En somme, le mythe de l'Arioste est transposé dans le monde d'Alice au pays des merveilles.
La folie d'Orlando imprègne la scène et un inquiétant personnage, reflet hermaphrodite d'Orlando, rode sans arrêt dans les bois de sapins. Cette folie semble contagieuse, après avoir envahi Rodomonte, elle semble gagner Angelica et les autres protagonistes. L'épidémie cesse suite à la guérison d'Orlando par quelques gouttes du fleuve Lethé. Un énorme ciseau apparait plusieurs fois, parfois il flotte dans l'air, s'agit-il de la Parque Atropos coupant impitoyablement le fil qui mesure la durée de la vie des mortels ou un clin d'oeil à Tim Burton? A la fin c'est le décor qui étant coupé s'effondre sur la scène.

René Jacobs prend quelques libertés avec la musique. Le charmant duetto Eurilla Pasquale Quel tuo visetto amabile de l’acte II est agrémenté à la fin par une abondante batterie qui l’alourdit inutilement. Le grand duo d'amour entre Medoro et Angelica situé à l'acte II apparaîtra au troisième acte dans une version abrégée, on se demande bien pourquoi !. Juste avant le choeur final, Jacobs donne à la fée Alcina un air non présent dans le livret qui n'est autre que le grand air de Flaminia dans Il Mondo della Luna, aria magnifique avec da capo et vocalises napolitaines tout à fait hors sujet. Ces modifications en somme mineures n'altèrent pas le souffle créatif qui anime la partition.

Les interprètes sont tous excellents. Angelica (Marlys Petersen) avec cinq airs monopolise la scène et on ne s'en plaint pas car elle est aussi à l'aise dans le rendu de l'émotion  que dans la virtuosité vocale (spectaculaire aria du 3ème acte). Orlando (Tom Randle) m'a particulièrement impressionné, il donne une interprétation quasi clinique de la folie avoisinant parfois le délire. Sa guérison s'accompagne d'un spectaculaire changement physique dont je laisse la surprise. Alcina (Alexandrina Pendatchanska) n'a pas un très grand rôle mais l'a tenu avec une présence tout à fait lumineuse, elle a chanté avec enthousiasme le grand air tiré d'Il Mondo della Luna. Eurilla (Sunhae Im) et Pasquale (Victor Torres), d'une redoutable efficacité comique étaient aussi excellents mais ne me font pas oublier, au plan vocal, Elly Ameling et surtout le formidable Domenico Trimarchi, baryton de la version Dorati auquel il faudra un jour rendre hommage. Très bonne prestation de Caronte et de Rodomonte (Pietro Spagnoli).

Il faut enfin signaler la version toute récente du théâtre du Chatelet (2012), dirigée par Jean Christophe Spinosi, mise en scène par Kamel Ouali avec une scénographie très inventive de Nicolas Buffe inspirée des Mangas. Cette version luxueuse a filé comme un météore et malheureusement il n'en reste aucune trace à ma connaissance, sauf l'extrait You Tube suivant très  séduisant!

Duetto Eurilla-Pasquale Quel tuo visetto amabile

  1. Le catalogue Hoboken fait état de treize opéras italiens. Il existe plusieurs fragments de comédies musicales en langue italienne qui ne sont pas comptées parmi les opéras. L'une d'entre elles : La Marchesa Nespola (1762), nous est parvenue avec sept airs complets et devrait figurer parmi les opéras. Les autres sont perdues ou bien il en subsiste quelques esquisses.
  2. H.C. Robbins Landon, Mozart en son âge d'or, Fayard, 1996, pp.196-8.
  3. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988.
  4. Karl Geiringer, Une aventure héroïcomique, Orlando Paladino, Philips Classics, 1993.

    On lira aussi avec intérêt le numéro 42 de Avant-Scène Opéra, consacré à Orlando Paladino. Marc Vignal se livre à une analyse très poussée de l'oeuvre avec des exemples musicaux à l'appui.