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dimanche 19 avril 2015

Axur Re d'Ormus

Le manque d'imagination des maisons d'opéra est navrant. On ne compte plus les versions nouvelles de Don Giovanni, des Nozze de Figaro, de Cosi fan Tutte et de La Clemenza di Tito. Au vu de la discographie pléthorique de ces opéras, il est clair que la plupart des nouvelles productions sont vouées à l'oubli au bout d'une demi-douzaine de représentations et cela quelle que soit la valeur de leurs interprètes. Pourtant il existe un vivier quasiment inépuisable de chefs-d'oeuvre totalement inconnus, rien que pour la seconde moitié du 18ème siècle, qui mériteraient d'être représentés et qui pourraient obtenir un succès durable auprès d'un public dont on cultive au contraire la paresse intellectuelle en lui donnant ce qu'il connait déjà. Axur, Re d'Ormus fait partie de ces merveilles dont un petit nombre d'amateurs se délectent car un seul enregistrement, présentant malheureusement de nombreux défauts, existe dans le monde.

Portrait d'Antonio Salieri par Joseph Willibrod Mähler
Axur, re d'Ormus, drame tragi-comique d'Antonio Salieri fut représenté pour la première fois à Vienne le 8 janvier 1789 en présence de l'empereur Joseph II. Il s'agit d'une adaptation italienne de la tragédie lyrique Tarare du même Antonio Salieri. Le livret italien fut écrit par Lorenzo da Ponte à partir du livret de Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais. Cette nouvelle mouture est en fait une adaptation très libre. La plupart des éléments révolutionnaires et les attaques contre le clergé et la couronne ont été gommés par crainte de la censure impériale. Le succès d'Axur re d'Ormus fut considérable (29 représentations pour l'année 1789) et dépassa de loin celui du Don Juan de Mozart (1787). Axur fait partie des ouvrages probablement dirigés par Joseph Haydn au chateau d'Eszterhaza en 1790.

Le tyran Axur, jaloux de son meilleur soldat Atar, fait enlever Aspasia, l'épouse de ce dernier. Sous divers déguisements et avec l'aide de l'esclave Biscroma, Atar réussit à libérer Aspasia. Condamné à mort par Axur et enchainé, Atar sollicite et obtient l'aide du peuple. Fou de dépit, Axur se donne la mort et Atar est couronné roi tout en gardant ses chaines comme gage donné à son peuple au cas où il ne gouvernerait pas avec justice. (1)

Contrairement au schéma Metastasien habituel dont le but principal est la glorification du monarque, c'est donc l'histoire d'une révolution qui est décrite ici. Dans la mouture de Lorenzo da Ponte, édulcorée par rapport au livret originel de Beaumarchais, le pouvoir royal est conféré à Atar par le peuple mais légitimé par la démission implicite d'Axur et, comme il se doit, par l'autorité religieuse. Atar promet de gouverner avec justice mais au fond, rien ne vient remettre en question le pouvoir absolu du nouveau souverain. Une telle trame n'était donc pas susceptible de déplaire à Joseph II, ni à d'autres monarques du Siècle des Lumières.

Sur un livret habile et efficace dramatiquement, Antonio Salieri composa une musique splendide. Dès la première note du duo entre Aspasia et Atar en si bémol majeur qui ouvre l'opéra avec ses appogiatures si caractéristiques, on remarque que la musique de Salieri est profondément différente de celle de Mozart et ne doit rien à personne même si on peut y détecter, ici ou là, des influences Gluckiennes. La seule analogie avec le dramma giocoso Don Giovanni réside dans le couple Axur (le tyran), Biscroma (l'esclave) qui ressemble au couple Don Juan, Leporello. Aspasia est un remarquable personnage féminin : Son air, Son queste le speranze, est un sommet de la partition et est certainement aussi digne d'intérêt que les plus beaux airs de Konstanze dans L'Enlèvement au sérail ou de Fiordiligi dans Cosi fan Tutte, composé un an plus tard.
Axur est également remarquablement caractérisé: c'est le tyran type dont la soif de pouvoir aboutit à asservir son peuple ainsi que tous ceux qui l'entourent. Au cinquième acte l'air remarquable en si mineur Idol vano d'un popolo codardo, illustre bien la noirceur du personnage. Toutefois ce caractère est nettement édulcoré dans la version Da Ponte par rapport à celle de Beaumarchais du fait de la passion d'Axur pour Astasia qui imprime un aspect sentimental à son personnage et lui confère un peu d'humanité.

Trois caractéristiques spécifiques d'Axur méritent d'être signalées:
La place prépondérante du récitatif accompagné et celle réduite du récitatif "secco". Le récitatif accompagné est ici très riche et expressif et se fond souvent aux airs ou ensembles d'où une impression de mélodie continue qui intensifie le sentiment dramatique. Quelques années auparavant Joseph Haydn était allé plus loin encore avec l'Isola disabitata (1779), une action dramatique qui ne comporte que des récitatifs accompagnés encadrant les airs ou ensembles.

Chacun des cinq actes comporte un climax situé généralement dans la scène finale sous forme d'un ensemble ou d'un choeur. Les scènes finales des 3ème et 4ème actes sont particulièrement remarquables. Le choeur "O tu che tutto puoi, Nume possente e grande..." qui termine le 3ème acte est magnifique et annonce Verdi. C'est également aux plus belles pages de ce compositeur auxquelles on pense en écoutant l'admirable fin du 4ème acte: un trio intensément dramatique (Atar, Urson, Biscroma) dans la tonalité de mi bémol majeur avec en contrepoint, un choeur (Mi si gela il core in petto...) et les paroles répétées obstinément par Atar, Non piangete piu per me... et Biscroma, Sol per renderlo felice... L'orchestration de ce passage est aussi très originale avec un violone (ancêtre de la contrebasse) solo qui double la voix de Biscroma.

Axur re d'Ormus s'apparente par bien des aspects aux drames héroï-comiques que sont Orlando Paladino de Joseph Haydn ou Teodoro, Re in Venezia de Giovanni Paisiello. Alors que dans les deux derniers cités, les aspects comiques et sérieux sont mélangés, dans Axur, la plupart des aspects comiques sont concentrés dans l'Arlequinade qui ouvre le 4ème acte (scènes I à V) dans le plus pur style de la commedia del arte et qui remplace le ballet présent dans Tarare. Ce morceau irrésistible qui a souvent été représenté de façon indépendante, hors de son contexte, donne une idée du tempérament comique de Salieri tel qu'il s'exprimera plus tard dans son Falstaff (1798) et de sa capacité à adapter la prosodie italienne à une foule de mélodies populaires plus entrainantes les unes que les autres (2).

Cet enregistrement, seul disponible à ma connaissance, a le mérite d'exister. Eva Mei (Aspasia) est excellente, Andrea Martin a la voix sombre du rôle et Curtis Rayam est un Atar convaincant malgré quelques débordements bel canto.
Programmer à tire-larigot des opéras de Mozart est un mauvais service rendu à ce dernier. Je suis persuadé que c'est par la connaissance approfondie des opéras de ses contemporains (Domenico Cimarosa, Giovanni Paisiello, Antonio Salieri, Vicent Martin i Soler, Tommaso Traetta, Joseph Haydn, Joseph Myslivecek....), que l'on devient à même de comprendre ce qui fait l'essence du génie Mozartien.

  1. Salieri tra Parigi e Vienna, notice de l'enregistrement effectué par la firme Nuova Era : Andrea Martin (Axur), Curtis Rayam (Atar), Eva Mei (Aspasia), Ettore Nova (Biscroma). Direction musicale: René Clemencic. Nuova Era. 2001.
  2. http://javanese.imslp.info/files/imglnks/usimg/7/74/IMSLP106529-PMLP217014-salieri_Axur_re_d_Ormus2_1790_312589026.pdf On admire la lisibilité de ce fac simile remarquable du manuscrit de Salieri.

vendredi 20 mars 2015

Le Temps d'Anaïs

La Charente Maritime, lieu géométrique des romans de Simenon
Les romans de Georges Simenon (1903-1989) qui appartiennent pour la plupart à la famille littéraire du roman policier, sont les pièces d'un puzzle géant dessinant une grande fresque sur son siècle. Le Temps d'Anaïs , écrit en 1950, est un de ceux qui m'ont le plus impressionné par la vigueur des sentiments exprimés et son art de dire le maximum de choses avec le moins de mots.

Albert Bauche, venant de commettre un meurtre, débarque dans un bistrot perdu dans la Sologne et téléphone à la gendarmerie pour se constituer prisonnier. Il avait minutieusement préparé son discours pour expliquer aux autorités son geste, pourtant quand le policier l'interroge, ses certitudes s'évanouissent et il est incapable de donner la moindre justification à son acte. Même chose avec son avocat, un ami de la famille, qui est dans l'impossibilité de lui trouver la moindre circonstance atténuante. Il ne se sent à l'aise qu'avec le psychiatre appelé en renfort à qui il raconte sa vie. On apprend qu'il a tué avec une violence extrême, son patron, un producteur de cinéma malhonnête. Ce dernier l'a embarqué dans une affaire louche, a séduit sa femme et se moque ouvertement de lui. Trois raisons suffisantes pour désirer sa mort, mobiles crédibles qui auraient pu lui valoir des circonstances atténuantes et lui éviter la peine capitale.. Pourtant de ses interrogatoires, il ressort que les scrupules n'étouffent pas Albert, qu'il n'est pas vraiment jaloux car il savait avant de l'épouser que sa femme était une nymphomane, qu'il accepte complaisamment les largesses de son patron qui le fait mener la grande vie. Pourquoi a-t-il tué ? Où est la vérité ? Il n'a aucune réponse à ces questions. Au cours de sa confession au psychiatre, il se souvient d'Anaïs, une fille facile qui s'offrait au premier venu sur une plage du midi, événement de sa jeunesse qui parmi bien d'autres humiliations lui révèlent qu'il est un raté. Son sort est désormais entre les mains du psychiatre et de son avocat.....

Le Temps d'Anaïs contient la plupart des thèmes simenoniens et c'est ce qui fait sa grande force. Comme chacun sait, les ouvrages de Simenon se partagent entre les enquêtes du commissaire Maigret et des romans, comme le Temps d'Anaïs, traitant de sujets très variés (1). Maigret est le héros de Simenon, son double idéal dans une autre dimension, le fonctionnaire entièrement dévoué à sa tâche, incorruptible et pourtant humain, sensible aux souffrances des petits, menant une vie tranquille avec une épouse totalement investie dans le bien être de son mari. On ne lui connait aucune aventure extra-conjugale, sa vie sexuelle paisible (à l'opposé de celle dévorante de son créateur) le rend invulnérable dans les milieux variés que sa fonction l'amène à fréquenter.
Par contre, le principal personnage des romans où le célèbre commissaire n'intervient pas, généralement un homme, est le contraire d'un héros ; attachant par son humanité, c'est souvent un faible, un instable, même s'il occupe une position sociale importante (Les complices, l'Ours en peluche....). Il ne sait pas vraiment ce qu'il veut...Insatisfait par son mariage, par son milieu social, ses relations, il fréquente les prostituées et noie son mal-être dans l'alcool. Les femmes contre la grand-route, tu comprends. Elles, elles suivent les rails. Bon ! Elles savent où elles vont...Les femmes et les rails. Les hommes et la grand-route..., confie Steve au premier venu dans son délire alcoolique (Feux rouges). L'alcool, drogue de toutes les époques, imbibe les personnages de Simenon (Les Témoins, Feux rouges, Trois chambres à Manhattan, Betty...).

La femme, elle, sait ce qu'elle veut. En tant que mère, à l'image de celle de Georges Simenon, qui apparaît dans le roman autobiographique Pedigree ou à peine masquée dans l'Ours en peluche. Cette femme qui gagne honnêtement et durement sa vie, reproche à un fils romancier ou bien professeur à la faculté de médecine, son argent vite gagné et donc sale. En tant qu'épouse, elle prend le contrôle de toutes les affaires du couple, rôle que son mari lui abandonne par faiblesse (l'Ours en peluche, Dimanche...) ou lâcheté (Lettre à mon juge). En tant qu'amante, elle tient son partenaire en sa puissance et le pousse à transgresser les lois (En cas de malheur), voire à la délinquance (La chambre bleue). Cette femme dominatrice qui empoisonne à petit feu ses partenaires (L'escalier de fer) semble faite à l'image de la Judith triomphante représentée par Gustav Klimt.


Il n'y a pas d'amour heureux, a dit Louis Aragon, l'union entre un homme et une femme n'est pas forcément basée sur une attirance sexuelle, elle consiste plutôt en une association visant à éviter la solitude, à transmettre le nom tout en satisfaisant les intérêts matériels de chacun. Au départ d'une relation, en guise d'amour c'est une volonté de possession qui domine. Les quelques sentiments pouvant exister sont vite gommés par la routine, et sont remplacés par l'indifférence, le mépris (Dimanche) et parfois la haine la plus féroce (Le chat). Lorsqu'un des personnages s'amourache vraiment (En cas de malheur, Lettre à mon juge, La chambre bleue), il s'agit d'un amour impossible qui ne débouche sur rien. Cette situation n'est pas l'apanage du couple homme-femme ; dans Marie qui louche, le couple de Marie et Sylvie n'est pas plus idyllique. Pourtant ces associations défient le temps car chacun a besoin de l'autre.

La justice est un thème qui hante l'auteur. Dans de nombreux romans et pas seulement dans les enquêtes de Maigret, son fonctionnement est décrit.. Un des meilleurs exemples réside dans Les témoins, roman entièrement basé sur le procès d'un homme accusé du meurtre de sa femme. Tout l'accuse, mais le Président de la cour d'assises doute de plus en plus au fur et à mesure que les témoignages, parfois contradictoires, s'accumulent. Le juge est amené à comparer sa situation personnelle à celle de l'accusé : il serait peut-être lui aussi accusé de meurtre si sa femme décédait brutalement ! Où est la vérité ? Selon Umberto Eco dans Le nom de la rose,…. la vérité est une, indivise, elle brille de sa propre évidence, et ne consent pas à être réduite par nos propres intérêts et par notre honte...., pourtant cette même vérité est insaisissable, car les mots sont impuissants pour l'exprimer, la mémoire flanche, et elle doit passer au travers du prisme de notre psyché. A chacun sa vérité, a dit Luigi Pirandello. Dans Lettre à mon juge, ou encore dans le Temps d'Anaïs, l'accusé ne se reconnaît même plus dans la plaidoirie de son avocat !

Le style de Simenon est remarquable par sa concision et son efficacité. En quelques lignes il plante un décor et crée une atmosphère. On dit souvent que la quintessence des livres de Georges Simenon se situe dans la première page. C'est ce qui fait du Temps d'Anaïs un livre fascinant. Quand Albert Bauche téléphone à la gendarmerie pour se constituer prisonnier en avouant le meurtre d'un homme, les chasseurs attablés avec le patron dans le bistrot, saisissent leurs fusil et Bauche, qui auparavant caressait peut-être l'idée que sa reddition lui vaudrait l'indulgence, réalise qu'il a pour toujours franchi la barrière qui sépare les honnêtes gens des criminels.

La vision de l'existence qui se dégage de l'oeuvre littéraire de Georges Simenon est globalement pessimiste. L'homme est seul pour affronter ses problèmes, ni sa famille, ni ses amis ne peuvent le comprendre et donc l'aider. Alors la seule solution est la fuite en quittant le monde : soit par internement (prison, hopital psychiatrique), soit en devenant clochard, situation parfois rêvée par le personnage principal (En cas de malheur), enfin par la mort, qui est la fin de tous les combats. Ce pessimisme est atténué dans les enquêtes du commissaire Maigret car il y a une touche d'humour dans ce personnage lent et épais ainsi que dans celui de Madame Maigret dont les petits plats longuement mijotés apportent une bienfaisante détente (2). Enfin, dans ses romans écrits au Canada ou aux Etats Unis, Simenon ménage une lieto fine pour satisfaire au goût américain. A mon humble avis, ces romans rédigés outre-Atlantique et remplis de considérations moralisatrices, me paraissent le plus souvent inférieurs aux autres.
Selon André Gide, fervent admirateur, Simenon est le plus vraiment romancier que nous ayons dans notre littérature. (3).


  1. Robert J. Courtine, Le cahier de recettes de Madame Maigret, R. Laffont, 1974.
  2. Une quasi intégrale des romans au nombre de 193 et nouvelles (158) est disponible aux Presses de la Cité. Une partie de son œuvre figure dans La Pléiade.

lundi 23 février 2015

Orlando Paladino

Angelica et Medoro par Bartholomaüs Spranger (1546-1611)
Pourquoi les treize à quinze opéras (1) de Joseph Haydn sont-ils si peu joués alors que parmi eux on trouve quelques merveilles, musicalement comparables aux meilleurs de Wolfgang Mozart ? La raison la plus fréquemment invoquée est la faiblesse des livrets, faiblesse relative sans aucun doute puisque parmi les librettistes, on trouve des noms comme Marco Coltellini (L'infedelta delusa), Pietro Metastasio (L'Isola disabitata) ou encore Carlo Goldoni (Il Mondo della Luna) qui sont loin d'être des inconnus. D'autre part les livrets d'Armida, d'Orlando paladino ou de La Vera Costanza, rédigés par Nunziato Porta à partir de textes célèbres de l'Arioste ou du Tasse sont très bien ficelés. A mon humble avis, il a manqué deux choses à Haydn :
-la collaboration suivie avec un librettiste de talent comme Lorenzo Da Ponte, Giovanni Bertati ou encore l'abbé Casti comme ce fut le cas de Mozart, Salieri et Martin i Soler avec Da Ponte. On ne saurait trop insister sur ce point. Quand on lit un livret comme celui de Cosi fan tutte on est frappé par le niveau de pénétration psychologique atteint. On ne lit plus Da Ponte, mais la poésie supérieure résultant d'une réelle complicité entre deux hommes, un incorrigible cynique et un adepte du pardon;
-la création de ses œuvres majeures au Burgtheater de Vienne (ou l'équivalent à Paris ou Londres). Au lieu de cela, ces œuvres furent créées à Eszterhazà, un théâtre perdu dans la nature, à une dizaine de lieues de Vienne, où Nicolas le Magnifique ne lésina pas sur les moyens pour construire une somptueuse salle et pour recruter des chanteurs de haut niveau.. Haydn l'a dit lui-même : mon malheur est de vivre à la campagne...

Dans un ensemble de grande qualité, quelques œuvres se détachent : elles sont toutes postérieures à 1779 : La Vera Costanza, dramma giocoso (1779-1785), La Fedelta premiata, dramma giocoso (1781), Orlando paladino, dramma eroicomico (1782), Armida, opera seria (1784) et l'Anima del Filosofo, opera seria (1791). Bien avant Mozart, Haydn experimente dans ces opéras des procédés nouveaux : des finales d'actes à la chaine, c'est-à-dire constitués de plusieurs numéros (jusqu'à douze) s'enchainant sans récitatif sec, procédé dramatiquement très efficace et musicalement très harmonieux, probablement inspiré d'oeuvres contemporaines de Domenico Cimarosa comme l'Italiana in Londra (1779) par exemple que Haydn monta avec succès à Eszterhazà. D'autre part Haydn, comme l'a montré Robbins Landon, instaure des rapports tonaux (tierces mineures et majeures alternées) entre les différents numéros qui augmentent le potentiel dramatique du discours musical. Mozart reprendra ce procédé dans Cosi fan Tutte (2).

Orlando Paladino HobXXVIII.11 est un drame héroïcomique composé par Joseph Haydn en 1782 sur un livret de Nunziato Porta d'après l'Arioste. Les circonstances de sa composition et de sa représentation ainsi qu'une analyse musicale détaillée ont été exposées par Marc Vignal (3) et Karl Geiringer (4). Il n'est pas besoin d'y revenir ici. Voici quelques commentaires personnels sur ce chef-d'oeuvre.

Les amours d'Angelica, reine de Cathay, et de Medoro sont troublés par le Paladin Orlando. Ce dernier, accompagné de son écuyer Pasquale, poursuit frénétiquement Angelica qu'il veut épouser et Medoro qu'il veut tuer. Affolés, les deux amoureux sont obligés de s'enfuir vers un lieu secret. Pasquale, serviteur poltron et vantard, fait la cour à la bergère Eurilla tandis que Rodomonte, roi de Barbarie, ajoute à la confusion générale avec ses gesticulations belliqueuses. La magicienne Alcina, sorte de Deus ex Machina qui veille au bonheur des amoureux finit par précipiter Orlando dans une grotte profonde où le nocher des enfers, Carone, guérit le paladin avec quelques gouttes du fleuve Léthé. Orlando est libéré de ses obsessions: son amour insensé pour Angelica et son désir de vengeance à l'encontre de Medoro. Alors les deux couples Angelica, Medoro et Pasquale, Eurilla peuvent s'unir en toute sérénité.

Ce livret fournit une trame dramatique apte à exprimer les sentiments les plus divers et permit à Joseph Haydn de composer une musique admirable d'une richesse, d'une variété et d'une audace harmonique époustouflantes. Les ensembles qui terminent les trois actes sont d'une puissance et d'une variété inusitées à l'époque de la composition d'Orlando. Celui qui conclut le 2ème acte est sans doute le plus riche musicalement. Il est particulièrement remarquable par des changements subits de rythme et de tonalité dont l'impact dramatique est impressionnant. L'analogie du début de ce finale avec un passage de la Flûte enchantée a déja été mentionnée (3). Un passage magnifique figure dans le sextuor Per quest'orridi sentieri... avec de splendides modulations préromantiques. Dans l'ensemble final A poco a poco…. tous les protagonistes sauf Orlando interviennent, il débute piano et termine fortissimo au terme d'un impressionnant crescendo.

Trois personnages sérieux (Angelica, Medoro et Orlando) et trois personnages comiques (Eurilla, Pasquale et Rodomonte) justifient le titre de dramma eroicomico. Avec cinq airs splendides, plusieurs récitatifs accompagnés, deux duos d'amour avec Medoro et sa participation permanente aux ensembles qui concluent les trois actes, Angelica monopolise la scène. Les sentiments d'Angelica expriment: l'inquiétude dans le premier air Palpita a ogni istante.., l'amour pour Medoro dans l'air Non partir, mia bella face..., une profonde angoisse Sento nel seno, oh dio…., la résignation dans le sublime quatrième air Aure chete... Le tempo est généralement lent mais trois airs possèdent une deuxième partie plus rapide aux vocalises périlleuses demandant une grande agilité vocale.
On a comparé Medoro, personnage un peu falot, à Don Ottavio. Il possède deux beaux airs. Dans le premier Parto, ma, oh dio, non posso..., on note l'audace de l'harmonie sur les paroles Povero cor, t'intendo....qui fugitivement fait penser à...Pelléas!
La véritable trouvaille de l'opéra est le personnage de Pasquale, écuyer d'Orlando dont la relation avec son maitre évoque celle de Leporello avec Don Giovanni, il forme avec Eurilla un couple comique très séduisant, notamment dans le célèbre duo Quel tuo visetto amabile.. qui connut, sorti de son contexte, un grand succès à Londres en 1795. Pasquale chante deux airs: le premier Ho viaggiato in Francia... est du type catalogue et décrit les pays parcourus en compagnie d'Orlando. Le débit ultrarapide de Pasquale dans cette énumération est d'un comique très efficace.. Dans le deuxième air tout aussi irrésistible ecco spiano, Pasquale décrit a Eurilla sa manière de jouer du violon avec, à l'orchestre, la démonstration de toutes les figures musicales évoquées dans le texte: trilles, syncopes, triolets, staccatto, gruppetto etc...Cet air appartient à un genre brillamment illustré par Cimarosa (Maestro di cappella), Fioravanti (Le Cantrice Villane) (5).

Orlando Paladino est l'opéra le plus ambitieux de Haydn, celui où il a mis le plus de musique. Ce genre du dramma eroicomico avait un bel avenir en 1782 puisqu'il sera illustré en 1788 par le magnifique Axur, re d'Ormus de Salieri et en 1821 par le génial Fierrabras de Franz Schubert. Il serait temps que cette œuvre soit programmée dans les grands théâtres nationaux et les festivals au lieu d'une ènième et généralement insipide version de Don Giovanni !

Discographie. La version Antal Dorati de ce chef-d'oeuvre est en tous points digne d'éloge et sera probablement impossible à surpasser au plan vocal avec une mention particulière pour Arleen Auger (Angelica) dont la voix est d'une purété admirable et dont les vocalises et notes piquées ont une sonorité cristalline. Domenico Trimarchi (Pasquale) nous ravit par sa merveilleuse voix de baryton basse et son humour décapant.



Il est heureux que René Jacobs se soit intéressé à l'oeuvre et ait bataillé pour laisser à la postérité un témoignage précieux de son interprétation sous forme d'un DVD remarquable en tous point.
Avec cette nouvelle production nous avons un spectacle doté d'une mise en scène audacieuse et déjantée de Lowery et Hosseinpour. L'action se déroule dans un univers imaginaire mélangeant allègrement les références médiévales (château fort, costume d'Orlando de chevalier en armure), le dix neuvième siècle avec Medoro, l'antiquité grecque avec Caronte. Rodomonte roi de Barbarie est vêtu en pirate barbaresque comme il se doit. L'affreux duffle coat de Pasquale fait écho à une tenue également laide de la bergère Eurilla. Angelica habillée sobrement de noir pendant les deux premiers actes, apparaît dans une tenue suprêmement kitsch à la fin (miss Univers ou poupée Barbie?). La fée Alcina a la tenue intemporelle de sa fonction. En somme, le mythe de l'Arioste est transposé dans le monde d'Alice au pays des merveilles.
La folie d'Orlando imprègne la scène et un inquiétant personnage, reflet hermaphrodite d'Orlando, rode sans arrêt dans les bois de sapins. Cette folie semble contagieuse, après avoir envahi Rodomonte, elle semble gagner Angelica et les autres protagonistes. L'épidémie cesse suite à la guérison d'Orlando par quelques gouttes du fleuve Lethé. Un énorme ciseau apparait plusieurs fois, parfois il flotte dans l'air, s'agit-il de la Parque Atropos coupant impitoyablement le fil qui mesure la durée de la vie des mortels ou un clin d'oeil à Tim Burton? A la fin c'est le décor qui étant coupé s'effondre sur la scène.

René Jacobs prend quelques libertés avec la musique. Le charmant duetto Eurilla Pasquale Quel tuo visetto amabile de l’acte II est agrémenté à la fin par une abondante batterie qui l’alourdit inutilement. Le grand duo d'amour entre Medoro et Angelica situé à l'acte II apparaîtra au troisième acte dans une version abrégée, on se demande bien pourquoi !. Juste avant le choeur final, Jacobs donne à la fée Alcina un air non présent dans le livret qui n'est autre que le grand air de Flaminia dans Il Mondo della Luna, aria magnifique avec da capo et vocalises napolitaines tout à fait hors sujet. Ces modifications en somme mineures n'altèrent pas le souffle créatif qui anime la partition.

Les interprètes sont tous excellents. Angelica (Marlys Petersen) avec cinq airs monopolise la scène et on ne s'en plaint pas car elle est aussi à l'aise dans le rendu de l'émotion  que dans la virtuosité vocale (spectaculaire aria du 3ème acte). Orlando (Tom Randle) m'a particulièrement impressionné, il donne une interprétation quasi clinique de la folie avoisinant parfois le délire. Sa guérison s'accompagne d'un spectaculaire changement physique dont je laisse la surprise. Alcina (Alexandrina Pendatchanska) n'a pas un très grand rôle mais l'a tenu avec une présence tout à fait lumineuse, elle a chanté avec enthousiasme le grand air tiré d'Il Mondo della Luna. Eurilla (Sunhae Im) et Pasquale (Victor Torres), d'une redoutable efficacité comique étaient aussi excellents mais ne me font pas oublier, au plan vocal, Elly Ameling et surtout le formidable Domenico Trimarchi, baryton de la version Dorati auquel il faudra un jour rendre hommage. Très bonne prestation de Caronte et de Rodomonte (Pietro Spagnoli).

Il faut enfin signaler la version toute récente du théâtre du Chatelet (2012), dirigée par Jean Christophe Spinosi, mise en scène par Kamel Ouali avec une scénographie très inventive de Nicolas Buffe inspirée des Mangas. Cette version luxueuse a filé comme un météore et malheureusement il n'en reste aucune trace à ma connaissance, sauf l'extrait You Tube suivant très  séduisant!

Duetto Eurilla-Pasquale Quel tuo visetto amabile

  1. Le catalogue Hoboken fait état de treize opéras italiens. Il existe plusieurs fragments de comédies musicales en langue italienne qui ne sont pas comptées parmi les opéras. L'une d'entre elles : La Marchesa Nespola (1762), nous est parvenue avec sept airs complets et devrait figurer parmi les opéras. Les autres sont perdues ou bien il en subsiste quelques esquisses.
  2. H.C. Robbins Landon, Mozart en son âge d'or, Fayard, 1996, pp.196-8.
  3. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988.
  4. Karl Geiringer, Une aventure héroïcomique, Orlando Paladino, Philips Classics, 1993.

    On lira aussi avec intérêt le numéro 42 de Avant-Scène Opéra, consacré à Orlando Paladino. Marc Vignal se livre à une analyse très poussée de l'oeuvre avec des exemples musicaux à l'appui.







mardi 27 janvier 2015

Sonate n°2 en si bémol mineur de Frédéric Chopin.

Photographie prise en 1849

Chapeau-bas, Messieurs, un génie...s'exclamait Robert Schumann à l'écoute des variations opus 2 sur La ci darem la mano de Mozart de Frédéric Chopin (1810-1849) (1). Ce cri du coeur pourrait s'adresser à la sonate n° 2 en si bémol mineur opus 49 composée en 1839 lors du séjour du compositeur et de George Sand dans la Chartreuse de Valdemossa à Majorque (2). Longtemps cette sonate fut pour moi une redoutable énigme et il me fallut du temps pour en découvrir l'immense portée. De ce commentaire j'exclue d'emblée le mouvement lent Marcia funebre (1837), composé deux ans plus tôt que les trois autres mouvements et qui me parait relever d'une inspiration différente, même si elle a donné son nom à la sonate entière. En fait en adjoignant ce mouvement devenu célébrissime aux trois nouveaux morceaux fraichement composés, Chopin a permis de diffuser largement et de faire accepter une œuvre qui autrement aurait probablement subi un accueil réservé et peut-être même hostile.

On l'aura compris, ce n'est pas l'unité qui, à mon humble avis, est la qualité majeure de cette sonate malgré les nombreux commentateurs romantiques qui entendirent le pas de la mort parcourir les quatre mouvements de l'oeuvre ou d'autres qui y virent l'irruption du destin entre chaque croche. Il m'a toujours paru évident au contraire que la marche funèbre et les combattifs et acérés trois autres mouvements n'avaient pas grand chose en commun.

La Chartreuse de Valdemossa Source Gallica.bnf.fr

En fait c'est surtout du premier mouvement dont j'ai envie de parler. Je le place dans ma liste très restreinte des sommets de l'histoire de la musique. C'est tout d'abord un morceau unique pour plusieurs raisons:
-c'est une structure sonate, chose peu courante chez Chopin qui, de plus, est utilisée avec quelques entorses à la règle puisque la réexposition est tronquée du premier thème et que le développement s'enchaîne directement au second thème. Cette incartade fut critiquée vertement mais les censeurs, défenseurs de l'orthodoxie, oublièrent que plus de cinquante ans plus tôt, Joseph Haydn avait procédé de même dans plusieurs sonates pour clavier. Une initiative très défendable qui évite des répétitions fastidieuses.
-le contenu est plutôt austère en opposition avec le style souvent belcantiste de la mélodie Chopinienne (qui fleurit d'ailleurs dans la Marcia funebre) avec un thème omniprésent, dont le rythme obsédant imprime sa marque à tout le morceau.
-enfin et surtout une audace harmonique et rythmique incroyable imprègne le discours musical. Cette audace effraya certes Schumann (1) mais ne suscita pas à ma connaissance de réactions violentes de la part des contemporains de Chopin alors que le quatrième mouvement fut unanimement détesté.

Après quelques mesures très mystérieuses d'intoduction (Grave) débutant dans une tonalité indéterminée, le premier thème (Doppio Movimento à 2/2), sorte de cavalcade échevelée, installe la tonalité de si bémol mineur, il est longuement exposé et répété intégralement ce qui qui permet à l'auditeur de se pénétrer de son aura fantastique. Grâce à quelques mesures de transition, le deuxième thème en ré bémol est exposé en valeurs longues ce qui lui donne une allure majestueuse et même imposante, il est répété et chante éperdument au dessus d'un souple accompagnement en triolets. Changement de rythme de 2/2 à 6/4 dans la transition très modulante qui nous mène aux barres de reprises et au formidable développement, centre de gravité du mouvement et oeil du cyclone. Il commence piano par un rappel du thème qui gronde dans l'extrême grave de l'instrument. La réponse qui suit très chromatique: la, la#, si becarre nous rappelle quelque chose. Ne serait-ce pas le Prélude de Tristan et Isolde, composé quelques vingt ans plus tard?. Cette alternance question/réponse se reproduit encore deux fois. Maintenant le début du thème ne quitte plus la scène, la première mesure de ce thème dans le rythme 2/2 se maintient constamment à la main droite du pianiste tandis qu'un rythme 6/4 s'installe aux basses et alors commence un long et terrible passage (marqué energico) incroyablement chromatique, modulant et dissonant. Ce passage pratiquement atonal du fait de la rapidité des modulations, débouche comme on l'a vu plus haut, sur le second thème en si bémol majeur cette fois. Cette tonalité qui nous semble maintenant lumineuse, se maintiendra jusqu'à la fin. La coda très brève résume de façon impitoyable l'essence de tout le mouvement, le thème initial est cantonné dans les basses et superposé à une version dépouillée du second thème aux aigus. Fin sur un triple fortissimo.
Intensité, concentration, concision extrême, ces qualificatifs que l'on a l'habitude d'attribuer, par exemple, au 11 ème quatuor de Beethoven ou bien au troisième quatuor à cordes de Bela Bartok, s'appliquent à ce premier mouvement.

Avec le scherzo en mi bémol mineur, on reste dans l'ambiance fantastique du premier mouvement. Les furieuses gammes chromatiques aux deux mains et les octaves de la deuxième partie évoquent Franz Liszt. On retrouve le discours ultra-modulant du premier mouvement mais le ton est toutefois moins agressif et plus virtuose. Le trio en sol bémol majeur, piu lento, apporte une note d'apaisement, valse lente aux sonorités très séduisantes, elle possède des zones d'ombre, suggérant que le calme n'est qu'apparent et que la tempête va de nouveau gronder. C'est finalement la valse lente qui aura le dernier mot, encore plus apaisée, presque hypnotique, égrenant ses dernières notes, un ré bémol et enfin un sol bémol dans le grave de l'instrument.

La Marche funèbre en si bémol mineur, Lento, est tellement connue que toute description en serait ridicule surtout après le magnifique texte qu'écrivit Franz Liszt à son sujet (1). L'intermède central en ré bémol majeur, très belcantiste, évoque l'opéra et plus précisément certaines fades mélodies du grand opéra romantique très à la mode à cette époque.

Une abondante littérature est consacrée au quatrième mouvement (Presto). Alfred Cortot a identifié ce morceau au terrifiant murmure du vent sur les tombes, d'autres ont entendu le blizzard faisant voler les feuilles mortes dans un cimetière..., ou bien une course éperdue vers l'abime....Curieuse cette manie de chercher une signification précise à la musique, de tenter de la décrire en images. Qu'en pensait Chopin lui-même de ce morceau ? La main droite et la main gauche babillent après la marche...!!(3) Chopin se souciait peu de musique à programme à la Berlioz et a toujours privilégié la musique pure.
Athématique, presque atonal (4), écrit entièrement en triolets de croches, à deux voix à l'octave, pianissimo, sans soupirs et sans accords, ce mystérieux et effrayant Presto final accumule les caractéristiques qui pourraient faire penser à une provocation gratuite. Il n'en est rien car cette page représente en fait l'aboutissement logique de la démarche initiée dans le premier mouvement. A la structure vigoureusement architecturée de l'allegro initial correspond l'absence apparente de forme, le néant du finale. A l'interrogation mystérieuse et tonalement indécise du début du premier mouvement, répond l'accord parfait fortissimo de si bémol mineur de la conclusion qui scelle ainsi cette extraordinaire sonate (5).

Cette sonate, les 24 Préludes opus 28, contemporains, les 4 ballades et les quatre Scherzos sont mes oeuvres de Chopin préférées.
  1. http://imslp.org/wiki/Piano_Sonata_No.2,_Op.35_(Chopin,_Frédéric) Cette partition est parcourue de commentaires très intéressants et de conseils d'exécution précieux d'Alfred Cortot.
  2. Certains passages contiennent des séries de onze notes différentes prises parmi les douze demi-tons de la gamme chromatique (mesures 51 à 55).
  3. Des commentateurs ont noté la parenté existant entre le mouvement final de la sonate n° 2 et le Prélude n° 14 en mi bémol mineur opus 28 d'une part et le dernier mouvement de la sonate en fa mineur D 625 de Franz Schubert composée en 1818.
  4. Mon interprétation préférée est celle de Maurizio Pollini: https://www.youtube.com/watch?v=Kc9sc542mdk

jeudi 8 janvier 2015

Le Cantatrici villane

La sciantosa, personnage incontournable du café-chantant napolitain


Une génération sacrifiée.
Valentino Fioravanti (1764-1837), Francesco Gnecco (1769-1810), Giovanni Simone Mayr (1763-1845), Luigi Mosca (1775-1824), Gaspare Spontini (1774-1851),..... appartiennent à une génération intermédiaire entre celle de Domenico Cimarosa (1748-1801) et Joseph Haydn (1732-1809) d'une part, illustrant le classicisme à son apogée et celle de Gioachino Rossini (1792-1868), Gaetano Donizetti (1797-1848) ou Vincenzo Bellini (1801-1835) d'autre part, représentants incontournables du bel canto romantique. Cette position explique en partie pourquoi ces compositeurs, en dépit de leur grand talent, sont quasiment oubliés de nos jours.

Le Cantatrici Villane (Les cantatrices villageoises), texte de G.Palomba, librettiste attitré de Paisiello et de Cimarosa et musique de Valentino Fioravanti a été donné pour la première fois à Naples en 1798 au Teatro dei Fiorentini. Le sujet, un impresario aux prises avec sa troupe, a été traité de nombreuses fois au cours du 18ème siècle dans les opéras suivants: La Dirindina (Domenico Scarlatti, 1715), La Canterina (Giuseppe Haydn, 1766); L'Impresa d'Opera (Pietro Alessandro Guglielmi, 1769); L'Impresario in Angustie et Il Maestro di Capella (Cimarosa, 1786 et 1790 respectivement); Prima la Musica e poi le Parole (Salieri, 1786), Der Schauspieldirektor (Mozart, 1786) ainsi qu'au début du 19ème siècle: La Prova d'un'Opera seria (Francesco Gneco, 1803); I Virtuosi Ambulanti (Fioravanti, 1807); Le Convenienze e inconvenienze Teatrali (Donizetti, 1827).
Le Cantatrice Villane est peut-être le chef-d'oeuvre du genre. Le tempérament comique de celui que Cimarosa traitait de clown s'y exerce pleinement dans une satire désopilante mais aussi clairvoyante du milieu théatral(1,2).

Synopsis. Don Bucefalo, musicien médiocre, est subjugué par le chant de quatre villageoises (Rosa, Agata, Nunziella, Giannetta) et leur propose d'être leur impresario. Flattées, elles posent comme condition de recevoir un enseignement musical. Don Bucefalo qui s'est épris de Rosa, demande à Don Marco, son élève, chanteur raté, secrètement amoureux de Rosa, de prêter un clavecin indispensable pour les leçons de chant. Don Marco consent de le prêter à condition de faire partie de la troupe comme chanteur. Alors que les chanteuses se disputent le rôle envié de "prima donna", Carlino, mari de Rosa, que l'on croyait mort, débarque déguisé en officier espagnol et assiste furieux aux assauts galants de Don Bucefalo et Don Marco. Pour couronner le tout Don Marco qui n'a peur de rien, veut adapter l'Ezio de Metastase pour monter un opera seria. Lorsque la confusion est à son comble, Carlino révèle son identité et d'un coup de baguette magique, ainsi qu'avec l'aide des gens d'armes, tout rentre dans l'ordre, Rosa retrouve son époux et la pièce pourra être préparée dans une (relative) sérénité.

Le Style. On a là un livret typiquement bouffe et non dépourvu d'ironie que Fioravanti avec son sens inné de l'invention mélodique, de l'effet comique et de la caractérisation poussée des personnages va traiter magistralement en évitant les effets faciles et la vulgarité. Cette trame est constamment spirituelle et amusante mais est dépourvue de la critique sociale mordante de la Dirindina par exemple composée au début du siècle par Domenico Scarlatti sur un sujet voisin. Les temps avaient changé et la censure veillait à Naples avec le retour des Bourbons en 1800. L'oeuvre est également intégrée dans la vie de la capitale du royaume car Don Marco et Bucefalo, personnages locaux, s'expriment dans un dialecte napolitain enchanteur. On remarque aussi un effort inhabituel, dans ce répertoire, d'élaboration musicale ainsi que le rôle de premier plan de l'orchestre, partenaire à parts égales des acteurs. La comparaison avec l'oeuvre de Gioachino Rossini s'impose immédiatement mais la musique de Fioravanti se passe des effets un peu faciles du compositeur de Pesaro, notamment son utilisation abusive de toute une quincaillerie sonore : trombones sonnant à toute volée, cymbales et grosse caisse intempérantes (3).

Les sommets
-Dans le quintette introductif, le très beau thème principal est d'abord chanté par les aspirantes cantatrices, ce sujet est ensuite repris par l'orchestre tandis que les jeunes femmes soutenues par Don Bucefalo (basso buffo) chantent une mélodie toute différente, l'effet est d'une harmonie merveilleuse. On remarque aussi un passage très poétique : Amore, amore, tu m'hai da consolare...sur une musique populaire napolitaine utilisée auparavant par Cimarosa (L'Italiana in Londra) et Paisiello (Pulcinella vendicato).
-Le sommet de l'oeuvre est sans doute le génial trio du premier acte: Io diro se nel gestire..., dans lequel les chanteuses, aspirant devenir la prima donna, rivalisent d'audace dans leurs vocalises. La sonorité magnifique de ce terzetto, obtenue avec un petit orchestre de chambre évoque Rossini à son meilleur.
-Dans l'air de Carlino Dov'è la fé giurata..., le brillant solo de clarinette rappelle le rôle de cet instrument dans la Clémence de Titus de Mozart.
-La leçon de chant Apri la bocca et fa' come fo io...est un épisode désopilant associant toute cette joyeuse bande. Par ses vastes dimensions ce septuor pourrait être un vrai finale d'acte. Pour aider les apprenties chanteuses, Don Bucefalo chante la partie de contrebasse en onomatopées.
-L'étourdissant finale du premier acte est un feu d'artifice d'invention mélodique mis en valeur par un tissu orchestral brillant et incisif.
Dans le deuxième acte, on remarque :
-L'irresistible duetto Carlino-Don Bucefalo, A noi coraggio... autre morceau très Rossinien.
-Le grand air de Rosa  Misera dove son.... La chanteuse se moque d'abord de l'opera seria avec ses lourdeurs et ses conventions de manière désopilante puis prend son rôle au sérieux dans de belles vocalises napolitaines accompagnées par un orchestre très entreprenant.
-Le brillant quartetto voi da me cosa bramate ?, associant avec beaucoup d'art les bois et les voix humaines.



Discographie. Il existe un enregistrement du label Bongiovanni datant de 1992. Il s'agit d'une reconstruction réalisée par Roberto Tigani. L'interprétation est à la hauteur de l'oeuvre. Le rôle de Don Bucefalo est magistralement chanté par Giorgio Gatti (basso buffo) qui domine la distribution. Les autres rôles sont également bien joués, en particulier Rosa (Maria Angeles Peters) et Carlino (Ernesto Palacio). On peut reprocher à l'excellente chanteuse qu'est Maria Angeles Peters son utilisation abusive du vibrato et du portamento, procédés sans doute à but comique ou parodique, mais lassants à la longue. Le recitatif secco est très soigné et les dialogues entre Don Bucefalo et Don Marco en dialecte napolitain particulièrement savoureux. Cet enregistrement est disponible.
Un enregistrement beaucoup plus ancien (1951) est aussi disponible. Vocalement supérieur au précédent du fait de la présence des meilleurs chanteurs de ce répertoire (Sesto Bruscantini, Alda Noni, Franco Calabrese, Agostino Lazzari, Direction musicale : Mario Rossi), il est handicapé par de larges coupures qui rendent son contenu incohérent.
Enfin en 1998, Roberto de Simone, musicologue spécialiste du chant traditionnel napolitain a réalisé une version folklorisante de cet opéra en y intégrant le célèbre chanteur populaire Gianni Lamagna. Je ne connais malheureusement pas cette version introuvable.

(2) Roberto Tigani, Alessandra Doria, Le Cantatrice Villane, Incisione Bongiovanni, 1992.
(3) http://www.ilcorrieredellagrisi.eu/2011/12/opera-napoletana-iv-le-cantatrici-villane-di-v-fioravanti/


mardi 16 décembre 2014

La Geste des Princes Démons




Avec La Terre Mourante, La Geste des Princes Démons est, à mon avis, l'oeuvre la plus aboutie de Jack Vance.
Il est de bon ton de dénigrer les genres littéraires un peu marginaux que sont la Science Fiction ou l'Heroic fantasy. Pourtant cette littérature de l'imaginaire peut se révêler particulièrement inventive et créative. C'est exactement le cas de la Geste des Princes Démons.

Le Cadre. L'action se situe dans un avenir très lointain. Une invention capitale, l'interscission de Jarnell, a permis de se mouvoir d'un point A à un point B de la galaxie presqu'instantanément. L'élaboration de vaisseaux spatiaux appropriés a entrainé la conquête progressive d'un ensemble de planètes formant l'Oecumène. Ces dernières ont évolué séparément en fonction de leurs caractéristiques physiques et les populations se sont différenciées. Deux liens importants les maintiennent ensemble : la CCPI (compagnie de Coordination de Police Intragalactique) chargée du maintien de l'ordre et l'Institut, organisme dont la fonction sera précisée plus loin. En plus des mondes policés et civilisés de l'Oecumène, il y a les mondes sauvages, sans état de droit où toutes sortes de transgressions sont possibles, c'est l'Au Delà.

Les personnages.
Les Princes Démons. Au nombre de cinq, ils ont comme point commun d'être au départ des artistes frustrés ; devenus criminels, ils défient les lois et règnent à la manière de chefs de maffia, voir de dictateurs dans les terres qu'ils contrôlent....Ils opérent dans l'Oecumène mais leur domaine de prédilection est l'Au Delà où ils peuvent en toute impunité exercer leurs méfaits : extorsion de fonds, esclavage,....ou bien réaliser leurs fantasmes.....Ils rivalisent de folie et d'excentricité et grâce à une entente tacite, se sont, sans doute à regret, partagé l'univers. Chacun d'eux a fait l'objet d'un roman dont il est le personnage principal.
Attel Malagate (Le Prince des Etoiles, The Star King, 1964), brillant universitaire, cherche à s'emparer d'une planète idyllique que l'homme n'a jamais profanée pour y établir ses casinos, ses boites de nuit...Il est le seul à ne pas être humain...
Kokkor Hekkus (La Machine à tuer, The killing machine, 1965), a transformé la planète Thamber en terrain de recherches médiévales expérimentales. Ses troupes sont équipées d'armures et combattent avec boucliers, lances et épées et la ville où il est retranché est entourée de murailles. Auteur d'un ouvrage théorique intitulé Théorie et pratique de la terreur, il cherche à produire la terreur la plus extrême chez les êtres qu'il a soumis, pour ce faire il a analysé toutes les composantes de la terreur chez ses cobayes humains. En agissant sur certaines d'entr'elles, il peut déclencher à volonté une peur panique chez ses victimes.
Viole Falushe (Le Palais de l'Amour, The Palace of Love, 1967), est un psychopathe et délinquant sexuel, il a réduit une planète en esclavage, et a institutionnalisé la prostitution pour asseoir ses revenus. Il a construit un palais : Le Palais de l'Amour où il se nourrit des sensations érotiques et des émotions de  ses invités.
Lens Larque (Le Visage du Démon, The Face, 1984), est le plus énigmatique, nul ne connait son visage et ses motivations restent mystérieuses au yeux de tous.
Howard Alan Treesong (Le livre des Rêves, The book of Dreams, 1984), adepte du chaos, est le plus ambitieux des cinq, il s'est infiltré dans l'Institut et projette de s'emparer de cette organisation qui le rendra maître de l'Oecumène. Deux personnages cohabitent en lui, l'un doté d'une énergie dévorante, est ancré au réel, l'autre se projette dans un monde imaginaire où il est le suzerain d'un groupe de paladins, dont les hauts faits sont consignés dans un livre (Le livre des rêves) qu'il écrit au jour le jour..Ces deux destins parallèles se rejoignent au moment de la mort du dernier des Princes Démons.

Kirth Gersen. Lors d'une razzia effectuée sur la planète Providence, les Princes Démons, exceptionnellement associés, ont massacré la population et emmené en esclavage, femmes et enfants. Kirth Gersen, échappé du massacre, a consacré toute sa vie à la vengeance. C'est le personnage central de toute l'épopée. Dans Les cinq volumes de la saga, il parviendra, grâce à son astuce, son courage et ses erreurs, à éliminer ses adversaires l'un après l'autre. Chaque roman fonctionne comme un roman policier, usant de déguisements, stratagèmes divers, chaque Prince Démon finira par être démasqué par Gersen puis éliminé.
L'intrigue policière ne constitue pas l'essentiel du propos mais donne l'occasion à Vance de déployer ses talents de conteur, de décrire des planètes fascinantes, des peuples étonnants, des coutumes cruelles ou pittoresques, des systèmes politiques variés....

Les Princes Démons, personnages bariolés, baroques, barbares, rivalisent d'excentricité par leur ramage et leur plumage (sauf Lens Larque qu'on ne voit jamais), on sent bien que leur créateur est fasciné par eux. Le justicier Kirth Gersen qui occupe tout le terrain, est gris, terne mais en fin du compte c'est lui qui vaincra. Une fois les Princes Démons éliminés, l'Oecumène sera plus ennuyeux qu'auparavant et Gersen, privé de ses ennemis, sombrera dans la dépression.

Les Institutions de l'Oecumène
L'Institut. En théorie, cet organisme vise à promouvoir la science au service de l'humanité et de réglementer son usage.
L'humanité n'a rien appris de ses erreurs passées, des divinités nouvelles sont apparues ainsi que leurs fanatiques zélateurs. Des guerres de religions féroces ont ravagé le système de Véga (1). En face des religions et leur obscurantisme, l'Institut mise sur la connaissance et la raison, il s'appuie sur la croyance que le bonheur de l'homme est basé sur l'effort et le dépassement de soi. C'est dans l'adversité et la lutte contre un environnement hostile que s'affirme la grandeur de l'homme. l'Institut exalte ainsi l'homme naturel des premiers âges et fustige l'homme socialisé qu'une société trop organisée, a déresponsabilisé....
L'admission à l'Institut se fait sur concours ouvert à des hommes et des femmes de toutes conditions. Ensuite les adeptes peuvent grimper dans la hiérarchie, d'abord assez facilement puis beaucoup plus difficilement, en franchissant des degrés au nombre d'une centaine. En bas de la pyramide, les adeptes sont très nombreux, à partir du dégré 70, leur nombre diminue drastiquement. En haut de la hiérarchie se trouve la dixade, c'est-à-dire les dix adeptes ayant franchi le degré 90. Au sommet se trouve la triade, trois adeptes garants de l'institution possédant les numéros 100, 101 et 102. L'avancement se fait par les capacités intellectuelles et certaines épreuves non précisées. Ce système est accusé par ses détracteurs de fréner le progrès social, il est toutefois clair que l'Institut dont les idées apparaissent globalement réactionnaires, a la faveur de l'écrivain.
Interéchanges. L'astronef permettant aux criminels une fuite facile vers l'Au Delà, les enlèvements destinés à soutirer de l'argent se multiplient. Pour éviter les situations dramatiques et tout particulièrement les assassinats d'otages, les autorités tolèrent l'existence d'un établissement : Interéchanges, destiné à faciliter le payment en toute sécurité d'une rançon en échange de la libération d'un otage (2).

Le style. L'action ne devant pas être noyée par un flot de détails., la prose de Vance est concise, directe et mise sur l'efficacité. Un humour discret est toujours présent en filigrane. Curieusement les contrées que nous décrit Vance ressemblent plus aux pays de l'ancienne Terre qu'aux mondes futurs bourrés de technologie auxquels la science fiction nous a habitué. Les cabines téléphoniques avec lesquelles Gersen s'entretient avec ses connaissances, font sourire. Comme toujours ce sont les comportements humains modelés par l'environnement qui intéressent Vance.
Chaque chapitre des cinq romans est précédé d'un texte assimilable à une didascalie, expliquant et précisant les points abordés dans le chapitre. On n'y trouvera aucune explication technique : l'interscission de Jarnell reste un concept poétique et son fonctionnement n'intéresse pas l'auteur (3-5). Par contre les systèmes sociaux divers, les civilisations baroques, les villes remontant au passé le plus lointain des mondes visités sont minutieusement décrits. A la suite de cette notice explicative, courent deux ou trois histoires fantastiques basées sur des légendes, des contines ainsi que des extraits du Livre des rêves. La traduction en langue française est excellente.


  1. Le livre des rêves. Plus encore que dans ses autres romans, Vance manifeste ici sa méfiance vis à vis des religions, accusées d'être des instruments de pouvoir.
  2. Le fonctionnement d'Interéchanges est détaillé dans la Machine à Tuer, opéra galactique en trois actes. Le payment de la rançon de 10 milliards d'UVS (Unités de Valeur Standard) par Gersen pour libérer Alusz Ifigenia Eperje Tokay qui s'est enlevée elle-même et a rejoint Interéchanges afin d'échapper à Kokkor Hekkus, termine de façon rocambolesque l'acte II du roman.
  3. Dans le Palais de l'Amour, l'action se passe en partie sur Terre dans un port Flamand (Anvers?) et il y règne une ambiance vieillote que Georges Simenon aurait sans doute appréciée.
  4. L'univers décrit par Vance ne repose sur aucune donnée scientifique comme cela a été noté dans :http://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Prince_des_étoiles
  5. On lira avec intérêt une étude critique de ce cycle : http://www.noosfere.com/Icarus/livres/serie.asp?numserie=1990